Le 21 février 1942, Stefan Zweig envoie le manuscrit du Monde d’hier à son éditeur. Le lendemain il se donne la mort. Ce document, qui fait figure de testament légué à la postérité, est le témoignage précieux d’un écrivain persécuté. Stefan Zweig y livre une lecture éclairée de l’Histoire. L’écrivain juif autrichien, contraint de vivre en exil au Brésil, rédige un ouvrage qui échappe à toute tentative de définition. À la fois document historique, récit autobiographique et analyse sociologique, l’œuvre est protéiforme. Malgré l’aura légitimement acquise dont il jouissait, il ne put se soustraire aux lois édictées par l’Allemagne nazie. Ses origines juives le contraignirent à quitter son pays natal, à s’arracher à ses racines européennes et à assister en qualité de témoin muet à la destruction méthodique de toute son œuvre littéraire. En tant qu’écrivain il fut proscrit. Ses ouvrages furent brûlés en place publique. Fervent défenseur d’une Europe unifiée et pacifiste convaincu, il se saisit de l’occasion que lui offre la forme narrative autobiographique pour dresser le portrait de sa génération. Il défend des idées humanistes, antimilitaristes et s’exprime en faveur d’une entente entre les peuples. À travers son histoire personnelle, il nous donne un aperçu de ce que fut cette époque révolue. Un temps béni où circulaient librement les idées. Les échanges étaient facilités, la culture à son apogée. La valeur intrinsèque d’un homme se mesurait à son degré de curiosité. La société n’était pas encore contaminée par les élans nationalistes et les excès patriotiques. Stefan Zweig laisse librement s’exprimer cette nostalgie du temps passé, ainsi que ses doutes vis-à-vis de l’avenir. Cet esprit visionnaire sut mieux que ses contemporains décoder son époque. Le monde d’hier est le constat amer de cet échec à bâtir une identité européenne solide à même de résister aux assauts du totalitarisme et aux chants des sirènes du nationalisme. La force de ce document réside dans l’acuité du regard que l’auteur porte sur son époque et ses contemporains. Un regard pure, cristallin, exempt de velléités réactionnaires.
La nostalgie du temps d’avant : l’âge d’or européen
Pour appréhender correctement le désarroi de l’auteur, encore faut-il avoir une idée précise de la société dans laquelle il évoluait. Dans Le monde d’hier, Stefan Zweig ressuscite l’Autriche qui l’a vu naître. Celle où les arts étaient glorifiés, les mœurs codifiés et l’atmosphère ouatée propice à la paix de l’esprit. À Vienne, la bonne société menait une vie paisible épargnée de tous les désagréments. Chacun vaquait à ses occupations, le plus souvent d’ordre culturel. Car il est bien connu que le degré de développement d’une société se mesure à l’aune de la place qu’elle octroie à la culture. La société viennoise était découpée en strates, allant de la famille impériale au prolétariat. Malgré les différences de classes sociales, chacun échangeait avec son prochain sans souci d’étiquette. Un découpage codifié n’étant pas nécessairement synonyme de rigidité. L’on vivait en bonne entente dans une société préservée. Les idées socialistes n’avaient pas encore trouvé le chemin qui leur ferait péricliter cet écosystème protégé. Issu d’une famille bourgeoise, Stefan Zweig disposait d’un accès illimité à la culture. Il deviendra en quelques années un membre éminent de l’intelligentsia viennoise. Mais avant cela, il prît soin de parfaire son éducation en se confrontant au monde. Il sillonna l’Europe. Ce goût des voyages, il ne s’en départira pas. En citoyen du monde, Stefan Zweig n’entendait pas se restreindre à une identité nationale mais se faisait le défenseur d’une curiosité cosmopolite. Cette insatiable soif de connaissance le guida à travers toutes les grandes capitales européennes où il chercha à s’imprégner de la culture locale. Il y noua des amitiés qui pour certaines surent résister tant bien que mal aux aléas des événements. Les voyages entrepris aiguisèrent son esprit. Au contact d’écrivains, compositeurs, sculpteurs, il forgea son idée maîtresse, clé de voute de son œuvre, qui veut que l’homme s’affranchisse de ce qui entrave sa liberté de pensée pour s’ouvrir à une humanité globale, pas seulement restreinte à son identité nationale. Zweig évoque dans Le monde d’hier, l’absurdité qu’il y a à se carapater chez soi, à brandir l’étendard du patriotisme et à déclarer la guerre à des peuples amis la veille encore. Le temps de paix, que connurent les pays européens entre la Guerre franco-allemande de 1870 et la Première Guerre mondiale, apparaît comme une parenthèse enchantée au regard de ce que dut endurer le peuple européen au cours du 20e siècle. Ces quarante années de relative stabilité géo-politique auraient pu servir de socle à la constitution d’un espace européen unifié. Les tensions nationalistes, tout comme les velléités expansionnistes, se seraient apaisées. Mais n’ayant pas trouvé d’exutoire, les tensions se sont cristallisées autour de la perspective d’un conflit armé. Puis, la guerre s’est enlisée. L’Autriche est sortie exsangue du conflit. L’Allemagne, doublement humiliée par sa défaite et par l’appauvrissement consécutif au flottement de sa monnaie, n’a eu de cesse les années qui ont suivies de chercher à regagner son prestige. Ces bouleversements sur le plan géo-politique se sont accompagnés de la rupture du pacte tacite entre l’État et ses citoyens. Ce pacte de confiance est dorénavant brisé. L’État n’est plus apte à protéger ses citoyens. Chacun éprouve la désagréable impression d’avoir été mystifié, sacrifié sur l’autel de l’orgueil des dirigeants. Stefan Zweig situe là le point d’orgue sur lequel s’est appuyé le grand basculement opéré dans l’entre-deux-guerres. La jeunesse tentera de se décharger du poids de la guerre en faisant table rase du passé. Lorsque l’ordre sera rétabli, il le sera sous une toute autre forme…
Un constat amer face à la victoire du totalitarisme
Stefan Zweig, en sa qualité d’écrivain cosmopolite, fut mieux que quiconque à même de déceler les infimes variations dans la société qui laissaient deviner la dureté des temps à venir. Il perçut rapidement le caractère dangereux que représentaient ses hordes rutilantes de jeunes hommes armés par le régime. Il ne s’agissait pas de simples bandes, mais d’une organisation bien rodée à même de saper une stabilité déjà bien entamée. La situation chaotique des Balkans ne lui échappa pas non plus. Véritable poudrière à ciel ouvert, la région représentait une manne pour Hitler. De même, il fut l’un des premiers à prendre la lourde décision de s’exiler en Angleterre au début des années trente. Doté d’une sensibilité aiguë, l’écrivain autrichien anticipait chaque avancée qu’Hitler effectuait. Tout comme il augura de la faiblesse des puissances européennes à offrir aux troupes hitlériennes une résistance digne de ce nom. Dès lors, on est en mesure de comprendre le geste de cet homme traqué, qui dut quitter sa patrie, ses amis. Son travail d’écrivain fut réduit à néant, son œuvre littéraire partie en fumée. Tout ce qui autrefois nourrissait son esprit fertile disparaissait peu à peu pour laisser place à l’obscurantisme. Stefan Zweig entamera une lente descente aux enfers qui se soldera par une fin tragique. Le 22 février 1942, à Petrópolis, les corps de l’auteur ainsi que de son épouse sont retrouvés inanimés.
Conclusion
Le monde d’hier est le testament laissé à la postérité par un homme d’exception, un écrivain surdoué et un esprit visionnaire. Il fait partie de ces livres à côté desquels il est tout simplement impossible de passer. De l’âge d’or de la civilisation européenne à son anéantissement, Stefan Zweig dissèque les rouages de cette destruction. Le monde d’hier est un témoignage bouleversant et saisissant de perspicacité.
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