Justine Augier s’est lancĂ©e dans un projet hasardeux en dĂ©cidant de dresser le portrait de Razan Zaitouneh, dissidente syrienne et militante des droits de l’homme enlevĂ©e dans la nuit du 9 au 10 dĂ©cembre 2013. Le sujet choisi offre peu de prises Ă l’auteure, Razan Zaitouneh, qui a disparu sans laisser de traces, Ă©tait d’une discrĂ©tion absolue. Le mystĂšre entourant son enlĂšvement n’a jamais Ă©tĂ© levĂ©, quant Ă savoir si elle a survĂ©cu Ă sa captivitĂ©, cela relĂšve de la pure spĂ©culation. Justine Augier pour donner corps Ă son sujet a dĂ» s’appuyer sur les quelques tĂ©moignages des survivants de la guerre civile l’ayant cĂŽtoyĂ© ainsi que ceux de sa famille. Elle a rĂ©alisĂ© un vĂ©ritable travail de fourmi pour retracer le parcours et ne pas laisser sombrer dans l’oubli cette figure emblĂ©matique de la rĂ©volution syrienne. Celle qui se prĂ©sente de maniĂšre succincte dans une vidĂ©o : « My name is Razan Zaitouneh, human rights activist from Damascus.« , cache en rĂ©alitĂ© une femme de tempĂ©rament au caractĂšre indocile. Razan Zaitouneh incarne une image de la femme syrienne aux antipodes de celle fantasmĂ©e par l’Occident. Elle fait preuve d’une grande intransigeance dans ses dĂ©cisions, que l’on peut justifier par le regard lucide qu’elle porte sur son pays. Peu d’Ă©lĂ©ments filtrent sur cette personnalitĂ© Ă©nigmatique qui a toujours refusĂ© de quitter son pays. Son action a consistĂ© Ă collecter les preuves des exactions commises des deux cĂŽtĂ©s – par les troupes de Bachar el-Assad ainsi que par l’insurrection islamiste – avec une minutie qui confine Ă l’obsession. On ne peut que comprendre ce besoin maniaque de faire lumiĂšre sur chaque Ă©vĂ©nement, dans un pays oĂč le spectre de l’oubli rode en permanence et oĂč chacun peut disparaĂźtre Ă tout moment dans le silence le plus complet. Justine Augier rend palpable une rĂ©alitĂ© obscure et parvient avec justesse Ă incarner Razan Zaitouneh, Ă nourrir son portrait d’Ă©lĂ©ments tangibles, permettant au lecteur de comprendre le feu qui anime cette femme si singuliĂšre. Ironie macabre, celle qui fit preuve de clairvoyance toute sa vie, a fait preuve d’un aveuglement Ă©tonnant dans les derniers moments et n’a pas su voir les changements de dynamique des forces en prĂ©sence. Elle fut enlevĂ©e par ceux-lĂ mĂȘme qu’elle avait soutenus.
Un projet périlleux mais ambitieux
En me lançant dans la lecture de ce document dans le cadre du Grand Prix des Lectrices de ELLE 2018, j’avais quelques apprĂ©hensions. Tout d’abord, ce n’est pas le premier rĂ©cit que je lis sur la guerre en Syrie (Les Passeurs de livres de Daraya), puis ma deuxiĂšme rĂ©ticence portait sur le sujet lui-mĂȘme. Il est fort probable que Razan Zaitouneh ne ressorte jamais des geĂŽles syriennes, et par consĂ©quent qu’elle ne puisse attester de la vĂ©racitĂ© de l’information collectĂ©e sur elle par l’auteure. NĂ©anmoins, cette derniĂšre met en garde le lecteur contre cet Ă©cueil, qu’elle a tout fait pour Ă©viter en analysant sous toutes les coutures les Ă©lĂ©ments qui lui ont Ă©tĂ© fournis. Le projet de Justine Augier est noble, exhumer toutes traces de Razan Zaitouneh, mettre en lumiĂšre son combat contre l’obscurantisme et ainsi lui rendre hommage. Mon scepticisme n’a pas tenu face Ă la justesse des propos de l’auteure. Au fil des pages, l’histoire de cette rĂ©sistante prend corps et l’on s’imprĂšgne de son environnement, de ses pensĂ©es. Justine Augier a su recueillir de la matiĂšre brute pour alimenter son projet et ne cherche Ă aucun moment Ă sublimer la vie de son hĂ©roĂŻne. Elle s’attache aux faits et se refuse Ă les triturer, Ă en extrapoler certains aspects afin de les rendre mallĂ©ables, plus cohĂ©rents avec sa vision de Razan Zaitouneh. Elle ne tire aucune conclusion hĂątive et confronte les tĂ©moignages pour ĂȘtre au plus prĂšs de la vĂ©ritĂ©. Le ton est juste, l’Ă©criture parfois complexe au vu du sujet. De l’ardeur se lit d’une traite. On est happĂ©e par le destin cette femme sĂšche et sĂ©vĂšre, animĂ©e par une conscience politique aiguĂ«.
Qui est Razan Zaitouneh ?
Razan Zaitouneh est une avocate des droits de l’homme qui s’est battue toute sa vie pour une reconnaissance par les organisations internationales des crimes commis par le rĂ©gime de Bachar el-Assad, puis par ceux commis par les soldats de l’Ătat islamique. Elle a fondĂ© un centre de documentation des droits de l’homme, qu’elle alimentait quotidiennement en donnĂ©es. Razan Zaitouneh s’est fondue avec son combat, son destin et celui de la Syrie sont indissociables. Razan Zaitouneh anticipe avec une luciditĂ© inouĂŻe les consĂ©quences de la politique de Bachar el-Assad, la montĂ©e en puissance du fondamentalisme religieux orchestrĂ© par le rĂ©gime lui-mĂȘme. Elle souligne Ă©galement avec doigtĂ© que le rĂ©gime syrien incapable d’endiguer une rĂ©volte pacifiste, s’est Ă©vertuĂ© Ă la rendre violente pour justifier son action rĂ©pressive. Tous ces jeux de manipulation, de dĂ©construction puis de reconstruction du paysage gĂ©opolitique syrien est parfaitement analysĂ© dans De l’ardeur.
Les autoritĂ©s ne semblent pas conscientes que les campagnes ininterrompues de rĂ©pression dans ces cercles contribuent Ă la propagation du fondamentalisme et au renforcement de l’opposition. Pour chaque personne arrĂȘtĂ©e, il y a une famille entiĂšre transformĂ©e en opposants au rĂ©gime.
Razan Zaitouneh connaĂźt comme personne les subtilitĂ©s de l’underworld syrien, ce monde souterrain dont personne ne revient ou Ă jamais marquĂ© par les atrocitĂ©s subies. La Syrie est la championne toute catĂ©gorie des nations Ă mĂȘme de faire disparaĂźtre ses habitants sans laisser le moindre Ă©lĂ©ment tangible auquel se rattacher. Justine Augier Ă©voque cette nĂ©cessitĂ© pour les syriens de partir du postulat que tout peut arriver, chacun se trouve dans une situation de vulnĂ©rabilitĂ© absolue face Ă la mĂ©canique implacable du rĂ©gime de Bachar el-Assad et de l’opposition armĂ©e. Rien n’illustre mieux cet Ă©tat de rĂ©signation totale qui accompagne l’enlĂšvement de Razan Zaitouneh et de ses proches que cet extrait :
On mesure ici Ă quel point on se trouve dans une situation hors norme, une situation dans laquelle il n’est pas question d’appeler au secours Ă la moindre alarme, dans laquelle chacun a appris Ă vivre avec l’inquiĂ©tude. Quand je demande Ă l’ami de Darayya pourquoi le frĂšre de Nazem n’a contactĂ© personne il me rĂ©pond : Contacter qui ?
Razan Zaitouneh n’apparaĂźt pas comme particuliĂšrement avenante, elle est sĂšche, dure, sĂ©vĂšre, nĂ©anmoins cette radicalitĂ© renforce son aura. Une femme de cette trempe-lĂ , l’histoire s’en souviendra. On comprend, dĂšs lors, les raisons qui ont poussĂ©es Justine Augier Ă lui consacrer cet ouvrage.
Conclusion
De l’ardeur est un ouvrage sur l’importance de la mĂ©moire. Razan Zaitouneh a consacrĂ© sa vie Ă collecter la moindre information permettant d’Ă©tayer l’histoire syrienne. Ă la lecture de ce destin de femme, le lecteur se sent concernĂ© par le caractĂšre indispensable de cette tĂąche. L’ultime moyen de lutter contre un rĂ©gime despotique, Razan Zaitouneh l’a trouvĂ©, c’est d’alimenter la mĂ©moire collective. De l’ardeur rend un trĂšs bel hommage Ă cette dissidente syrienne qui ne sombrera pas dans l’oubli.
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