La petite fille sur la banquise, c’est elle, évoluant sur un sol friable, des sables mouvants prêts à l’engloutir à tout instant. Adélaïde Bon a 9 ans. Le poids des mots, à cet âge-là, n’a pas d’importance. Pourtant, des années plus tard c’est là que tout se jouera. Le choix des mots est décisif, l’approximation dévastatrice. Quel est cet « évènement », ce « mauvais souvenir » dont l’évocation à demi-mot suffit pour la plonger dans des crises violentes, des séances d’automutilation qu’elle s’inflige régulièrement ? Adélaïde a 9 ans, lorsqu’un homme décide de lui voler son enfance. Elle est victime d’un viol. Elle mettra des années à poser les mots justes sur ce qu’il s’est passé. Le mutisme de l’extérieur renforce son isolement intérieur. C’est une enfant, elle n’a pas les clés pour comprendre ce qu’il s’est passé, il lui manque des mots pour le formuler. Le choc est trop fort, l’esprit refoule. Elle tente de le cadenasser. C’est trop tard, le mal s’est introduit en elle. Impossible à déloger. Tel un poison, il se répand insidieusement. Un voile obscurcit sa vie. La violence sourde qui l’anime rode. Parfois explose. Adélaïde en ressort secouée, sans pour autant diagnostiquer l’origine du mal qui la ronge. Sans prendre conscience que son éradication implique sa propre destruction. À défaut d’avoir une direction vers laquelle l’orienter, sa colère se retourne contre elle-même. La vérité émerge sous la forme de fragments confus, de vagues réminiscences. Son corps joue le rôle de bouclier, un rempart contre les agressions extérieures qu’elle s’inflige de l’intérieur. Le temps agira comme un catalyseur, intensifiant les séquelles du trauma psychique. Inconsciemment, elle vit dans un état permanent de stress post-traumatique. C’est une bombe à retardement. La confrontation sera la clé de sa guérison. Adélaïde Bon fait le choix des mots pour évoquer ce qu’elle a subi et le processus de reconstruction qui a suivi. Elle nous offre un témoignage à la fois terrifiant et édifiant. À lire absolument !
La descente aux enfers
Méticuleusement, année après année, le temps a fait son affaire. Les souvenirs se sont floutés, les contours de cette journée sont devenus peu à peu indistincts. Pourtant, en cette journée de mai Adélaïde a subi un viol. Ses parents l’ont accompagnée au commissariat où une plainte a été déposée. Les mots choisis sont-ils les bons ? Rendent-ils suffisamment compte de l’horreur de la situation ? Car on parle plus facilement « d’agressions sexuelles sur mineur » que de viol. Ce n’est pas une nuance mais une atténuation. Les mots exacts tarderont à venir. L’homme n’est pas un pédophile mais un pédocriminel. Si cette différence semble infime ainsi formulée, elle ne l’est pas dans les faits. Il n’est pas inutile de rappeler que le terme de « pédophilie » provient du grec. Son étymologie – « paîs » enfant et « philia » amitié – signifie « avoir de l’amitié pour les enfants ». Or, nul besoin de vous faire un dessin, le viol d’un enfant est un crime, point barre. Cette parenthèse refermée, nous pouvons continuer. Adélaïde grandit sans avoir conscientisé ce qui lui était arrivé. Les faits elle les connaît, mais nullement leur portée. Les souvenirs refoulés viennent la hanter. Lentement, les « méduses » – terme qu’elle emploie pour évoquer les réminiscences qui ne la laissent jamais en paix – peuplent ses journées. Elle se sent salie, souillée. Tout ce qui à trait au corps la répugne. Le sexe est synonyme de péché. Le plaisir hors de portée. Elle se sent comme emprisonnée. Son corps devient une carapace, qu’elle alimente de façon boulimique. Adélaïde Bon expérimentera toutes les facettes de la haine de soi. Des troubles alimentaires, à l’autoflagellation, elle travaillera à se saper de l’intérieur. Cela n’empêche pas les visions de venir l’assaillir. Elles apparaissent comme des images subliminales pour aussitôt disparaître entraînant avec elle le peu d’estime qu’elle a d’elle-même. Tous les jours, elle tente de reconstruire ce qu’elle a détruit la veille. Pareil à Sisyphe qui pousse inlassablement son rocher, son cauchemar semble ne jamais devoir se terminer. Les hommes qu’elle rencontre sont chargés de colmater les plaies, de réparer ce qui a été brisé, de combler un vide béant. Il faudra du temps pour qu’elle apprenne à aimer, à se donner sans avoir honte ou être révulsée par son propre plaisir. Elle avance péniblement dans cette confusion qui obscurcit sa vie, jusqu’à un coup de fil qui vient faire basculer sa vie.
Une lente reconstruction
Il aura fallu plus de vingt ans pour qu’un inspecteur rouvre cette affaire non résolue. Un « cold case » comme on dit dans le métier. Le coup de fil tant attendu, mais également tant redouté a enfin lieu. Dorénavant, Adélaïde Bon n’est plus seule. Elle a un fils et un mari présents auprès d’elle. Elle va faire face à son agresseur. À son violeur. Et elle n’est pas la seule, puisque ce ne sont pas moins de soixante-douze victimes qui ont été recensées. Toutes des fillettes du même âge qu’elle. Les crimes s’étendent sur plus de vingt ans. L’homme a agi en toute impunité. Pendant toutes ces années, il a arpenté tranquillement les rues des quartiers cossus de la capitale sans être inquiété. Si la peur est présente, la colère gronde en elle. Adélaïde Bon a attendu ce moment depuis trop longtemps. Elle va enfin mettre un visage sur son agresseur, entendre ce qu’il a à dire. Seule la confrontation lui permettra de laisser partir la petite fille seule sur la banquise. Cette petite fille, qui d’ailleurs n’est plus vraiment seule. Les autres victimes l’ont rejointe sur cette banquise. Elles font front.
Un témoignage déchirant mais ô combien nécessaire
Les chiffres sont là pour nous rappeler qu’on estime à « 90% le nombre de victimes de viol qui ne portent pas plainte et ce chiffre est encore plus important pour les enfants ». Le constant est effarant. Récemment, les langues ont commencé à se délier. Le témoignage d’Adélaïde Bon est une contribution précieuse à tous ces éléments, qui, mis bout à bout, permettent d’exprimer l’indicible et de prendre les mesures adéquates. Il faut abolir la loi du silence, le viol ne doit plus être un sujet tabou que certains tentent outrageusement de minimiser. L’auteure nous rappelle les conséquences terribles d’une mauvaise prise en charge des victimes. Que le plus gros du travail consiste à écouter sans formuler de jugements hâtifs, qui pourraient amener la victime à se braquer et à se carapater dans sa coquille pour n’en plus sortir. Adélaïde Bon livre un récit bouleversant où elle laisse s’exprimer une souffrance palpable au fil des pages.
Conclusion
Je salue le courage qu’il a fallu à Adélaïde Bon pour mettre des mots sur le traumatisme qu’elle a vécu. Elle a eu la force de ne rien occulter. Elle se met à nu, ne cache au lecteur aucune de ses douleurs. Ce témoignage est à mettre entre toutes les mains afin qu’enfin l’on prenne conscience du chemin qu’il reste à parcourir.
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