Œuvre colossale de 1090 pages, monument littéraire excessif et éblouissant, La fabrique des salauds est une plongée vertigineuse dans l’histoire violente du 20e siècle. À partir du destin de deux frères nazis nés à Riga et de la relation amoureuse tumultueuse qu’ils entretiennent avec leur sœur adoptive d’origine juive, Chris Kraus imagine une fresque historique de grande ampleur. Au crépuscule de sa vie, Koja Solm – une balle logée dans la tête – se confie au hippie qui partage sa chambre d’hôpital. Il revient sur son implication – malgré lui – dans les crimes nazis, sa carrière d’espion qui, faute de reposer sur un talent particulier, est plus le résultat d’une absence de considérations morales et d’une capacité hors norme à épouser les vicissitudes de la vie et à faire preuve de rouerie. Le triangle amoureux incestueux sert de fil rouge au récit. Une poudrière familiale qui attise la rivalité fratricide, nourrie au fil des années par une accumulation d’omissions personnelles et professionnelles. Le frère honni, rendu coupable d’adultère, évolue sur une pente raide, trébuchant régulièrement. Tour à tour, il endosse les habits SS, assiste à la naissance du KGB, entre au service de la CIA, avant d’être recruté par les services secrets israéliens. Démasqué, trahi par son frère et fait prisonnier au sortir de la guerre, il pourrit dans les geôles soviétiques, où il est torturé par le NKVD, avant de servir les renseignements balbutiants de la toute jeune RFA. Trahissant à tour de bras. Se perdant dans des abîmes de mensonge. Enfoui sous les couches de sa double, triple, quadruple identité. Dans cet enchevêtrement compliqué, on peine à distinguer le vrai du faux, on se perd pour mieux savourer ce roman-fleuve où tout semble exagéré, et pourtant – chose effrayante – peut-être pas si éloigné de la réalité. Comparé aux Bienveillantes de Jonathan Littell, La fabrique des salauds est une réécriture homérique du mythe d’Abel et Caïn transporté en Allemagne nazie. Un chef-d’œuvre de duplicité qui se savoure avec un plaisir infini.
– Ce sont les juifs qui vivent en Israël !
– Mais je suis juive.
– Tu n’est pas juive, Ev. Tu as travaillé dans un camp de concentration.
[…]
– Ne tente pas le diable. Tu n’es pas juive !
– Mes parents étaient juifs.
– Tes parents étaient des juifs convertis au christianisme ! Ils étaient chrétiens ! Chrétiens juifs ! Tes parents adoptifs étaient chrétiens ! Tes frères étaient chrétiens, chrétiens et nazis ! Chrétiens nazis ! Tu es d’origine nazéo-chrétienne et judéo-chrétienne, ton pays, ton nom, toute ta culture est nazéo-judéo-chrétienne ! Même tes papiers le sont, c’est moi qui les ai falsifiés ! Toute ton histoire est une histoire nazéo-judéo-chrétienne !
Le traitement des criminels nazis
La fabrique des salauds soulève la question essentielle du traitement des criminels nazis. Puisque si certains ont été arrêtés puis jugés, d’autres sont passés entre les mailles du filet, n’ont jamais été inculpés pour leurs crimes passés, et ont participé au processus de construction de la République fédérale d’Allemagne. Soit, à l’établissement d’un régime démocratique. Cette impunité remet en cause le bien-fondé des instances démocratiques du pays, dont plus de la moitié des fonctionnaires, dans les années 60, étaient d’anciens nazis. Par l’entremise de son grand frère, Koja rejoint à la fin de la Seconde Guerre mondiale L’Org – l’organisme chargé du renseignement militaire à l’Est, dirigée par le « troisième chef des services secrets nazis ». Ce vivier d’anciens SS, berceau des services secrets allemands, œuvre sous la tutelle de la CIA, soit des Américains. Chris Krauss rend compte admirablement dans son roman des imbroglios diplomatiques et géopolitiques qui conduisent à des situations sidérantes. Soit, à une démocratie protégée par des nazis, agissant sous la férule de la CIA, avec en son sein un agent double opérant pour les Soviétiques… Complexe, vous avez dit ? Heureusement que l’indolence de notre antihéros et ses réflexions non dénuées d’ironie allègent le propos, faute de quoi on frôlerait l’écœurement.
Chose intéressante, je ne considérais pas que fouiller son bureau en cachette, photographier ses dossiers, recopier ses listes d’agents et faire le compte rendu de nos discussions était tromper mon frère. Pas plus que d’envoyer ces informations fraîchement recueillies au camarade Nikitin, et donc à Moscou : à mes yeux, c’était simplement le prix à payer par Hub pour sauver la vie de Maja qui avait été détruite par sa faute. […] Pour moi, ce n’était pas de la tromperie, c’était un châtiment.
Un triangle amoureux incestueux
La relation d’amour-haine qui lie les deux frères – Hub et Solm – prend du relief à mesure que leur relation avec Ev – leur sœur adoptive, s’intensifie. À l’image du chaos politique dans lequel ils évoluent, leur vie intime est faite de ruptures, de mensonges, de souffrance et d’amertume. Un cocktail explosif, où jalousie et instinct de protection, amour et haine, se mélangent pour former un tout inextricable. La folie destructrice qui les anime s’éteindra que si réparations il y a.
Quelque chose pensait aux enfants que nous avions un jour été. À la balle de pistolet de mon père désespéré, dont mon frère m’avait sauvé à l’âge de douze ans. Et à cette autre balle jusqu’à laquelle, un quart de siècle plus tard, il tenait à me faire porter, à Berlin par-delà les mers, protégeant mes moignons de jambes au lieu de me protéger moi. Il était mon bouclier et ma fin, et la raison pour laquelle j’étais ce que j’étais et je devenais ce que je devenais.
L’éternelle tutelle que je subissais et tolérais de la part de Hub depuis l’enfance n’avait-elle pas été exemplifiée par ma condamnation à mort ? Et ne m’étais-je pas soustrait à l’arrêt prononcé par ses soins comme au reste ? Lui donner mon dessert ? Être né un mauvais mois ? Porter ses vieux vêtements ? Ou penser à ce qu’il m’avait dit ?
Encore et toujours, il veillait sur moi, il régissait ma vie.
Mon évaluation : 5/5
Date de parution : 2019. Grand format aux Éditions Belfond, poche aux Éditions 10/18, traduit de l’allemand par Rose Labourie, 1 104 pages.
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