Ă la lecture du second roman de Gilles Marchand, Un funambule sur le sable, j’avais Ă©tĂ© immĂ©diatement conquise par le style de l’auteur. Sa plume dĂ©licate nous entraĂźne Ă travers les mĂ©andres de son imagination dans une histoire ou la fiction et le rĂ©el semblent indissociables. En lisant son premier roman Une bouche sans personne, j’ai retrouvĂ© les thĂšmes de prĂ©dilection de l’auteur, l’isolement social du Ă une infirmitĂ©, le regard que la sociĂ©tĂ© porte sur les « ĂȘtres diffĂ©rents » qui ne rentrent dans aucune case, la nĂ©cessitĂ© dĂšs lors de s’extraire d’un monde dans lequel l’on ne trouve pas sa place. Gilles Marchand est l’Ă©crivain de la diffĂ©rence, de la marginalitĂ©. Il aborde avec tact et finesse la notion d’intĂ©gration sociale sous une plume dĂ©nuĂ©e de pathos et d’agressivitĂ©. On retrouve le souffle si singulier de l’auteur qui parvient Ă imposer au rĂ©cit une alternance savamment dosĂ©e entre le sublime et le tragique. Gilles Marchand est aux antipodes du rĂ©alisme, ses personnages s’affranchissent d’une rĂ©alitĂ© sans saveur et lui substituent la libertĂ©, l’extravagance et l’originalitĂ© d’un monde rĂȘvĂ©. Ă l’instar de Jean-Baptiste Andrea et d’Olivier Bourdeaut, qui signent Ă©galement des premiers romans portant sur l’expĂ©rience de la diffĂ©rence, Gilles Marchand tente de masquer la rĂ©alitĂ©, d’attĂ©nuer sa duretĂ© en cherchant Ă la sublimer. Gilles Marchand est un conteur hors pair, pour apprĂ©cier ce roman encore faut-il accepter de se laisser porter, ne rien chercher Ă contrĂŽler ou Ă rationaliser, ici l’imagination prend le pas sur la raison.
Le retour gagnant d’une littĂ©rature qui laisse place Ă l’imagination Â
Si vous suivez l’actualitĂ© littĂ©raire, depuis quelques annĂ©es la tendance est Ă l’exofiction, le biopic, les biographies voire l’autobiographie ou encore l’autofiction (D’aprĂšs une histoire vraie, Delphine de Vigan), mais de moins en moins de place est laissĂ©e Ă l’imaginaire pur en littĂ©rature. Ces rĂ©cits entretiennent des liens Ă©troits avec le rĂ©el. Les auteurs s’emparent de faits rĂ©els, d’Ă©vĂ©nements historiques pour en faire des romans. Ces fictions biographiques sont trĂšs nombreuses. La rentrĂ©e littĂ©raire 2017 fait la part belle Ă ce phĂ©nomĂšne, en voici une liste non exhaustive : Olivier Guez avec La disparition de Josef Mengele, Kaouther Adimi avec Nos richesses, GaĂ«lle Nohant qui vient de publier un roman hommage Ă Robert Desnos intitulĂ© LĂ©gende d’un dormeur Ă©veillé ou encore Ces rĂȘves qu’on piĂ©tine de SĂ©bastien Spitzer… La tendance est Ă©galement Ă l’autofiction, on ne compte plus les Ă©crivains qui trouvent dans leur expĂ©rience personnelle la matiĂšre de leurs ouvrages. Mais c’Ă©tait sans compter l’arrivĂ©e de nouveaux Ă©crivains qui font fi du rĂ©alisme, qui ne cherchent pas Ă en dĂ©coudre avec le rĂ©el, bien au contraire. Le rĂ©el est dĂ©jĂ suffisamment palpable pour en plus en faire le centre de leurs romans. Non, ces auteurs s’Ă©mancipent de cette tendance et proposent de revĂȘtir le quotidien d’habits de lumiĂšre, de le rendre merveilleux et sublime. Pour cela, quoi de mieux que de laisser filer l’imagination, de laisser la rĂ©alitĂ© s’imprĂ©gner de l’imaginaire. Gilles Marchand porte un regard lucide sur le monde et la sociĂ©tĂ© contemporaine. Il dĂ©cĂšle la cruautĂ© en chacun de nous. La maniĂšre qu’on les gens dans le mĂ©tro de dĂ©tourner le regard, la peur de l’autre qui nous maintient Ă distance avec l’espoir que le malheur n’est pas contagieux. Le ton n’est jamais dĂ©clamatoire, Gilles Marchand ne porte aucun jugement de valeur, il souligne avec justesse des comportements dont chacun de nous a dĂ©jĂ Ă©tĂ© tĂ©moin. Ces auteurs Ă l’imagination dĂ©bordante, parviennent Ă crĂ©er des atmosphĂšres de toutes piĂšces, ainsi que des personnages dont l’Ă©paisseur n’a rien Ă envier Ă celle des personnages rĂ©els. Ils font figure d’exception dans le paysage littĂ©raire, d’oĂč la nĂ©cessitĂ© de souligner leur talent.
Gilles Marchand, un conteur exceptionnel
L’histoire que nous conte l’auteur dans Une bouche sans personne est peu banale. C’est celle d’un homme de quarante-sept ans, dont le nom n’est jamais mentionnĂ©, qui la journĂ©e occupe une place de comptable dans une entreprise tout ce qu’il y a de plus ordinaire et le soir s’en va rejoindre ses amis dans un bar peu frĂ©quentĂ©. Jusque lĂ rien de particuliĂšrement original, sauf qu’il s’avĂšre que cet homme ne se dĂ©fait jamais de son Ă©charpe qui lui cache la moitiĂ© basse du visage. Ces amis, Lisa, Sam et Thomas, dĂ©cident un jour de crever l’abcĂšs en le questionnant sur son passĂ©. Cela fait bientĂŽt dix ans qu’ils se connaissent, se frĂ©quentent rĂ©guliĂšrement sans que jamais il ne se dĂ©voile. Ils en savent autant sur lui que le jour de leur rencontre. DĂšs lors, un lent processus s’initie, celui d’une confession longtemps repoussĂ©e. Il va falloir mettre des mots sur l’indicible, sur ce qui a Ă©tĂ© gardĂ© secret pour ne plus y penser. Gilles Marchand nous entraĂźne dans un univers loufoque qui devient de plus en plus dĂ©jantĂ© Ă mesure que le personnage avance dans son tĂ©moignage, comme une maniĂšre de compenser la gravitĂ© de ce qui est dit. Jusqu’Ă la rĂ©vĂ©lation finale, Ă la fois douloureuse mais salvatrice.
Conclusion
Une bouche sans personne est un roman envoĂ»tant que l’on referme avec une pointe de tristesse Ă l’idĂ©e de quitter des personnages si attachants et leur univers bigarrĂ©. Les romans de Gilles Marchand nous enveloppe d’une atmosphĂšre cotonneuse qu’il est difficile de quitter. Le talent de l’auteur est indĂ©niable, je vous conseille Ă©galement Un funambule sur le sable que je trouve encore plus abouti, la composante onirique dans le rĂ©cit est moins prĂ©sente mais la narration mieux maĂźtrisĂ©e.
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