« Il crut entrevoir un instant, comme au milieu d’un éclair, l’avenir des Rougon-Macquart, une meute d’appétits lâchés et assouvis, dans un flamboiement d’or et de sang. » Fresque sociale d’une précision chirurgicale et formidable saga familiale, les Rougon-Macquart est un cycle romanesque écrit par Zola entre 1870 et 1893, embrassant le destin sous le Second Empire d’une famille sur cinq générations. La fortune des Rougon initie la série et pose les bases de ce que les dix-neuf autres volumes développeront. Et c’est ce qui rend ce premier volet si savoureux : assister à la genèse d’une lignée, soupeser le poids du déterminisme génétique (intérieur) – les lois de l’hérédité et du sang comme explication à la transmission des tares entre les générations, et la déliquescence d’une race sur le temps – et social (extérieur) – l’influence du milieu. Adélaïde Fouque, l’aïeule de la famille, qui a hérité de son père un détraquement des nerfs, a un premier fils Pierre Rougon, né de son mariage avec un paysan frustre, puis deux autres enfants illégitimes, avec Macquart, son amant. Un contrebandier et braconnier qu’il est mal vu de fréquenter. Hystérie, lourdeur et tempérament colérique, serviront d’engrais aux héritiers. Telles des mauvaises herbes, les ramifications qui partent de ce tronc pourri se déploieront et s’illustreront dans ce qu’il y a de plus mesquins : ambition, avarice, jalousie, meurtres, combines politiques… Leur médiocrité n’aura d’égale que leur opportunisme dans cette lente élévation sociale à laquelle nous assistons médusés par tant de fausseté. Dénués des qualités innées qui leur permettraient de se distinguer, les Rougon manœuvrent habilement, entrevoyant dans les événements de quoi servir leurs intérêts. Le coup d’État de 1851 les propulsera, leur offrant enfin l’opportunité de briller. Chef de file du naturalisme, Zola fait s’enchâsser une histoire d’amour fauchée dans ses balbutiements avec l’ascension des Rougon, tout en peignant une société dont les traits : versatilité des foules, démagogie, opportunisme politique et médiocrité humaine…sont plus que jamais d’actualité.
Les Rougon et les Macquart : deux branches, une même famille, les mystères des lois de l’hérédité
Inspiré de La Comédie humaine de Balzac, le cycle des Rougon-Macquart a pour ambition de suivre l’évolution d’une famille sur plusieurs générations, observant ainsi comment une tare initiale se transmet entre les différents membres d’une fratrie. La branche des Rougon : « ces paysans épais et arides » est issue du mariage entre Adélaïde Fouque, fille d’une famille aisée de maraîchers du Sud de la France et d’un paysan « mal dégrossi », Marius Rougon. Union qui n’est pas sans étonner les habitants de Plassans, y voyant déjà là l’œuvre insidieuse d’une folie latente qui finira par emporter la vieille femme placée en asile à la fin de sa vie. Pierre Rougon est leur unique enfant, né un an après les noces, alors que son père meurt prématurément d’un coup de soleil dans les champs. Après avoir longuement étudié en amont de la rédaction de la série les travaux scientifiques sur l’hérédité du Dr Lucas, Traité philosophique et physiologique de l’hérédité naturelle, Zola fait de Pierre une illustration de la « combinaison ». Un mélange parfaitement équilibré entre les tempéraments de ses deux parents.
En face des deux bâtards, Pierre semblait un étranger, il différait d’eux profondément, pour quiconque ne pénétrait pas les racines même de son être. Jamais enfant ne fut à pareil point la moyenne équilibrée des deux créatures qui l’avaient engendré. Il était un juste milieu entre le paysan Rougon et la fille nerveuse Adélaïde. Sa mère avait en lui dégrossi le père. Ce sourd travail des tempéraments qui détermine à la longue l’amélioration ou la déchéance d’une race, paraissait obtenir chez Pierre un premier résultat. Il n’était toujours qu’un paysan, mais un paysan à la peau moins rude, au masque moins épais, à l’intelligence plus large et plus souple. Même son père et sa mère s’étaient chez lui corrigés l’un par l’autre. Si la nature d’Adélaïde, que la rébellion des nerfs affinait d’une façon exquise, avait combattu et amoindri les lourdeurs sanguines de Rougon, la masse pesante de celui-ci s’était opposée à ce que l’enfant reçût le contrecoup des détraquements de la jeune femme.
À ce fils légitime, porteur de la lourdeur du père, atténuant les détraquements des nerfs de sa mère, s’ajoutent deux autres enfants : Antoine et Ursule Macquart, fruits des amours illégitimes d’Adélaïde avec le contrebandier et braconnier Macquart, homme méprisé par la société et qu’il est mal vu de fréquenter. Cette liaison achevant de convaincre Plassans du dérangement psychologique d’une femme guidée par ses instincts. Toujours suivant la classification établie par le Dr Lucas : « Antoine et Ursule répondent aux deux types de « mélange » examinées par le médecin, la « fusion » et la « soudure ».
À seize ans, Antoine était un grand galopin, dans lequel les défauts de Macquart et d’Adélaïde se montraient déjà comme fondus. Macquart dominait cependant, avec son amour du vagabondage, sa tendance à l’ivrognerie, ses emportements de brute. Mais sous l’influence nerveuse d’Adélaïde, ces vices qui, chez le père, avaient une sorte de franchise sanguine, prenaient chez le fils, une sournoiserie pleine d’hypocrisie et de lâcheté. Antoine appartenait à sa mère par un manque absolu de volonté digne, par un égoïsme de femme voluptueuse qui lui faisait accepter n’importe quel lit d’infamie, pourvu qu’il s’y vautrât à l’aise et qu’il y dormît chaudement.
Chez Ursule, au contraire, la ressemblance physique et morale de la jeune femme l’emportait ; c’était toujours un mélange intime ; seulement la pauvre petite, née la seconde à l’heure où les tendresses d’Adélaïde dominaient l’amour déjà plus calme de Macquart, semblait avoir reçu avec son sexe l’empreinte plus profonde du tempérament de sa mère. D’ailleurs, il n’y avait plus ici une fusion des deux natures, mais plutôt une juxtaposition, une soudure singulièrement étroite. Ursule, fantasque, montrait par moments des sauvageries, des tristesses, des emportements d paria ; puis, le plus souvent, elle riait par éclats nerveux, elle rêvait avec mollesse, en femme folle du cœur et de la tête. Ses yeux, où passaient les regards effarés d’Adélaïde, étaient d’une limpidité de cristal, comme ceux des jeunes chats qui doivent mourir d’étisie.
La race des Rougon devait s’épurer par les femmes. Adélaïde avait fait de Pierre un esprit moyen, apte aux ambitions basses ; Félicité venait de donner à ses fils des intelligences plus hautes, capables de grands vices et de grandes vertus.
Seul Pascal, le fils cadet de Félicité et Pierre Rougon, semble avoir échappé à la folie qui guette les membres de sa famille. Alors que le cycle des Rougon-Macquart se clôt avec lui (Le Docteur Pascal), celui-ci se distingue par son humanisme et un œil scientifique averti, une démarche naturaliste, suggérant que l’auteur se soit identifié et projeté dans ce personnage, plus que dans aucun autre.
L’autre fils Rougon, Pascal, celui qui était né entre Eugène et Aristide, ne paraissait pas appartenir à la famille. C’était un de ces cas fréquents qui font mentir les lois de l’hérédité. La nature donne souvent ainsi naissance, au milieu d’une race, à un être dont elle puise tous les éléments dans ses forces créatrices. Rien au moral, ni au physique ne rappelait les Rougon chez Pascal. […] Depuis deux ou trois ans, il s’occupait du grand problème de l’hérédité, comparant les races animales à la race humaine, il s’absorbait dans les curieux résultats qu’il obtenait. Les observations qu’il avait faites sur lui et sur sa famille avaient été comme le point de départ de ses études.
Ambition et opportunisme : la clé pour transcender sa médiocrité & s’élever socialement en tirant profit des événements
Ils vivaient dans une pensée unique : faire fortune, tout de suite, en quelques heures ; être riches, jouir, ne fût-ce que pendant une année. Tout leur être tendait à cela, brutalement, sans relâche.
Les trente années précédant le coup d’État, est une période de vache maigre pour les Rougon, qui rongent leur frein les yeux brillant de convoitise, les appétits aiguisés, d’autant plus voraces, que quand la chance semble tourner en leur faveur, ce n’est que pour mieux, dans un mouvement de ressac, les enterrer définitivement. Pierre et Félicité, habités par des ambitions dépassant leur condition, mangent leur pain noir, vivent une vie étriquée de petits boutiquiers de province, peinant à joindre les deux bouts et misant tout sur leurs enfants pour les sortir de la pauvreté dont ils n’ont jamais réussi à s’extirper. Même après avoir trimé des années, leurs maigres économies ne leur permettent pas de loger dans la ville neuve, uniquement de s’installer dans un meublé vieillot et défraichi. Rongés par la jalousie, le couple contruit des châteaux en Espagne, attendant désespérément leur heure. Les événements qui éclipseront aux yeux des habitants de Plassans les origines scabreuses d’une lignée au sang vicié.
La révolution de 1848 trouva donc tous les Rougon sur le qui-vive, exaspérés par leur mauvaise chance et disposés à violer la fortune, s’ils la rencontraient jamais au détour d’un sentier. C’était une famille de bandits à l’affût, prêts à détrousser les événements. Eugène surveillait Paris ; Aristide rêvait d’égorger Plassans ; le père et la mère, les plus âpres peut-être, comptaient travailler pour leur compte et profiter en outre de la besogne de leurs fils ; Pascal seul, cet amant discret de la science, menait la belle vie indifférente d’un amoureux, dans sa petite maison claire de la ville neuve.
Ces événements fondèrent la fortune des Rougon. Mêlés aux diverses phases de cette crise, ils grandirent sur les ruines de la liberté. Ce fut la république que volèrent ces bandits à l’affût ; après qu’on l’eut égorgée, ils aidèrent à la détrousser.
Le salon jaune des Rougon, sert de lieu de ralliement aux petits bourgeois de Plassans, dont les opinions politiques épousent les circonstances. La république vacille : À bas la République ! Le 2 décembre 1851, Napoléon – Président depuis le 10 décembre 1848 de la IIe République – dissout l’Assemblée et viole la Constitution : Ovation ! Conspirations, manipulations, distorsions de la réalité…les Rougon travaillent d’arrache-pied à leur réhabilitation. La construction d’une légende familiale requière des sacrifices, auxquels ils sont tout prêts à consentir. Ayant conscience qu’il s’agit de leur dernière carte à jouer.
Silvère et Miette : une histoire d’amour adolescente fauchée & une jeunesse sacrifiée
Petit-fils d’Adélaïde et fils d’Ursule et du chapelier Mouret, Silvère est adolescent au moment des événements. Républicain convaincu, il rejoint les insurgés, avec à ses côtés brandissant le drapeau tricolore, Miette. La fille d’un bagnard qu’il entend épouser. En miroir des arrangements des Rougon et des Macquart, Zola développe une intrigue amoureuse. Un amour d’enfant, qui mue peu à peu. La candeur cédant à une certaine pudeur. Zola décrit merveilleusement les premiers émois, le lent apprivoisement, les jeux d’enfant. Conscients de l’impossibilité de se fréquenter ouvertement, Silvère et Miette inventent des subterfuges : comme se parler par puits interposés. Leur amour, à l’image de leur tempérament, est pur. Ils incarnent un idéal sacrifié sur l’autel de la gloire et de l’argent. Les sentiments nobles se heurtant aux intérêts de leurs parents.
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