« Vous avez des enfants ? Non. J’ai deux filles. » Qu’est-ce qu’être fille ? Ne pas être un garçon. Ça, Laurence Barraqué l’a bien assimilé. Rien qu’à voir le visage défait de son père à la maternité, le doute est levé. Camille Laurens interroge la définition du genre dans un roman féroce et d’une incroyable justesse. Tant dans le ton sec, avec lequel elle brosse le portrait d’une famille bourgeoise française des années 60 – un père, une mère, deux filles « seulement », que dans la profondeur de son propos. Camille Laurens creuse le sujet de la féminité vs la masculinité et souligne la complexité des relations mère-fille. Comment se construit-on dans le « pas être », dans ce qu’en tant que fille nous n’avons pas, mais que possède un garçon. Dans ce qui nous fait naturellement défaut, ce fardeau que l’on porte sur le dos. Sans pleinement conscientiser le poids qu’ont les attentes des parents sur nos vies. Les fantasmes que l’on ne réalise pas. La honte et la culpabilité de n’être pas « assez », mais seulement soit. Laurence Barraqué attend un fils. C’est inespéré. Un garçon, c’est une bénédiction. Elle a réussi là où les femmes de sa famille ont échoué. C’est son père qui va être comblé. Lui, qui après avoir eu deux filles, semblait s’être résigné. Ce bébé, c’est sa manière à elle de se racheter. De compenser un défaut de fabrication. Celui de n’être pas née garçon. D’avoir déçu dès ses premiers instants. Alors, son fils, elle va l’afficher fièrement. Mais un enfant peut-il se construire correctement en cristallisant avant même d’être né les attentes démesurées de ses parents ? Quelle est la part de libre arbitre laissée aux enfants face à l’emprise qu’exercent les parents ? Les femmes sont-elles libres ou portent-elles d’emblée le poids des attentes de la société ? Camille Laurens interroge brillamment l’articulation entre liberté, féminité et maternité dans nos sociétés. D’un déterminisme à l’autre, Camille Laurens montre comment l’idée germe et prend racine, qu’une fille, c’est bien, un garçon, c’est mieux. D’ailleurs, ne nous l’a-t-on pas maintes fois répété ? Le masculin l’emporte toujours sur le féminin.
À propos de filles, il y a une chose bizarre. Tu es une fille, c’est entendu. Mais tu es aussi la fille de ton père. Et la fille de ta mère. Ton sexe et ton lien de parenté ne sont pas distincts. Tu n’as et n’auras jamais que ce mot pour dire ton être et ton ascendance, ta dépendance et ton identité. La fille est l’éternelle affiliée, la fille ne sort jamais de la famille. Le Dr Galiot, au contraire, a eu un garçon et il a eu un fils. Tu n’as qu’une entrée dans le dictionnaire, lui en a deux. Le phénomène se répète avec le temps : quand tu grandis, tu deviens « une femme » et, le cas échéant, « la femme de ». L’unique mot qui te désigne ne cesse jamais de souligner ton joug, il te rapporte toujours à quelqu’un – tes parents, ton époux, alors qu’un homme existe en lui-même, c’est la langue qui le dit, comme la grammaire t’expliquera plus tard, dans ta petite école de filles jouxtant celle des garçons, que « le masculin l’emporte sur le féminin ».
Le mot « fille » n’a aucun sens pour toi, pas plus que le mot « garçon » qui circule par moments dans la conversation de ta mère. Tu vas percevoir peu à peu, au gré des mots, son importance inaugurale. Tu vas comprendre qu’il ne s’agit pas seulement, comme pourrait le laisser croire le présentatif « c’est », d’une observation neutre, d’un constat, mais aussi et plutôt d’un rapport au monde, d’un destin en creux, si l’on peut dire. « C’est une fille » signifie d’abord « Ce n’est pas un garçon ».
« Ce que tu viens de me dire, surtout ne le répète jamais. Tu m’entends ? Jamais. »
On dirait que c’est arrivé à la famille, que c’est un truc embêtant pour la famille, pas à elle, pas pour elle.
Et toi, Lolo, pas un mot, tu as compris ? Le linge sale se lave en famille. Tu oublies, d’accord ? Motus et bouche cousue, tout le monde. Si ma belle-sœur l’apprenait, ce serait terrible pour elle, la pauvre… Elle n’a pas mérité ça.
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