« On accepte parfois des places qui nous contraignent plus qu’on ne le croit, des places trop étroites, parce que nous sommes persuadés qu’elles nous sont destinées. Pour quelles raisons, selon quelles logiques, finit-on par se convaincre qu’une place visiblement trop petite nous conviendra malgré tout ? »
Notre premier ancrage au monde est corporel. L’enveloppe charnelle circonscrit notre espace autant qu’elle nous singularise. La couleur de peau, le sexe, notre métabolisme, les gènes, le sang qui coule dans nos veines, sont autant d’éléments différenciants, souvent discriminants. Le premier déterminisme est physique, auquel s’ajoute le déterminisme immatériel : le paradigme généalogique, notre bagage socio-culturel. La place que l’on occupe dans le monde serait ainsi largement prédéterminée. Notre libre-arbitre ne pourrait se déployer que dans un espace limité et notre liberté serait annihilée par l’hérédité. Dans Lilas rouge, le virtuose romancier autrichien Reinhard Kaiser-Mühlecker interroge le poids de la filiation, des fautes commises par les aïeuls infléchissant les trajectoires des descendants. Culpabilité lancinante qui fixe à un endroit, fige une image de soi. Notre rôle, se limiterait-il à s’inscrire dans une lignée, à succéder à, à endosser la place qui nous est assignée ou encore à répondre aux projections de ceux qui nous ont précédé ? Aux injections d’une société genrée, âgiste, grossophobe, à des normes dont la publicité ne cesse de nous matraquer. Pour ne pas sortir du cadre, déborder, traquer le bourrelet symptomatique d’un manque de contrôle ou de volonté. Brouiller les pistes, revêtir d’autres identités, revendiquer le droit de se tromper, de se déplacer, dérange. Pourquoi ? Peut-être parce que ceux prompts à porter un tel jugement ne serait in fine pas si sûr du bien-fondé de la leur. Que nos élans les renverraient à ceux qu’ils ont étouffés. « Si certains tiennent tant à nous reconduire définitivement à notre ancienne place, si notre départ leur apparaît comme une trahison, c’est sans doute parce qu’ils le vivent comme un désaveu, comme la remise en question de leur vie qui, elle, reste à la même place. »
Se déplacer pour se réinventer
Qu’en est-il quand la place qui a cristallisé tous nos espoirs échoue à nous combler ? Faut-il insister au risque d’étouffer et de voir son élan vital s’essouffler ou prendre les voiles ? Privilégier le risque à la sécurité ? Le voyage permet ce déplacement ontologique. Se réinventer au contact de l’altérité. Gagner en empathie en prenant la place d’autres, en observant le monde sous un angle différent et en s’émancipant de nos schémas durement ancrés. « Le déplacement est dégagement. Il s’agit de se libérer de nos gages, des entraves, matérielles tout autant que psychologiques. Se défaire d’une place, qui nous a longtemps définis, revendiquer une autre identité, avec parfois le sentiment de trahir celui que l’on a été, ou que les autres voulaient que l’on soit. Il y a toujours une forme de violence et d’arrachement, ne serait-ce que symbolique, dans ces changements de place, dont on décide ou qui s’imposent à nous. Mais il y a aussi, sans doute, une excitation de la libération, une joie dans la bousculade que cela provoque, un enthousiasme dans l’expérimentation d’autres emplacements. »
Prisonniers de notre passé ?
La carte postale d’Anne Berest, Sorj Chalandon, Tanguy de Michel del Castillo, Voyou d’Itamar Orlev, Lignes de faille de Nancy Huston, L’Ombre d’un père de Christoph Hein… la littérature regorge de récits et de romans traitant du poids de la filiation. De la difficulté de s’émanciper d’un schéma, comme si nous étions condamnés à reproduire inlassablement les mêmes erreurs que nos parents. Fouiller le passé permettrait d’éclairer l’avenir. Le présent se retrouvant compressé sur l’échelle du temps. Ne serait-il pas préférable de : « regarder au large plutôt que fouiller les placards empoussiérés, interroger la place de l’altérité dans notre histoire au lieu de se définir dans la familiarité et la répétition »?
L’art en général, et la littérature en particulier, sont des moyens de vivre d’autres vies que la mienne, d’habiter des mondes imaginaires, de mettre le doigt sur ce qui m’émeut et dit par là quelque chose de moi. Une vérité enfouie qui surgit au détour d’une situation romanesque, d’un dialogue, ou d’un personnage qui résonnent en moi. Un nouveau chemin à suivre se dessine. Une opportunité que l’on aurait manquée en restant à sa place.
La passion entre auto-destruction et libération
Qu’est-ce qu’être à sa place ? Être à l’écoute de ses sensations, laisser le désir guider nos pas en prêtant attention à nos intuitions. Le cerveau est conservateur. Son rôle consiste à nous informer et nous protéger du danger. Certainement pas à nous encourager à sauter dans le vide, puis voir ce qu’il adviendra. S’y référer pour répondre à cette question reviendrait à faire du surplace et attendre que la cocotte bouillonne. Avaler des couleuvres en attendant que ça passe ou comme dans Vingt-quatre heures de la vie d’une femme de Stefan Zweig, se transformer en statue de sel. Devenir étrangère à sa propre vie pour finir terrassée, emportée par une passion dévastatrice. Comme si par son consentement à une existence vécue à moitié, en sourdine, l’héroïne avait inconsciemment préparé les conditions psychologiques de son propre ravissement.
« L’image de l’explosion illustre bien la brusque libération de tout ce qui a été contenu dans la vie antérieure. Comme si cet effort pour précisément continuer à contenir cette énergie intime, ces forces refoulées, cédait brutalement au contact d’une rencontre, d’une tentation. »
Même constat dans Feu, l’incandescent roman, de Maria Pourchet. « Si l’on se laisse prendre par la passion, c’est parce qu’elle nous délivre d’une identité dans laquelle on s’est laissé enfermer, par contrainte, habitude ou résignation, ainsi que de la frustration de n’être pas vraiment soi-même. » Étymologiquement, la passion implique la souffrance, l’embrasement des sens. Plaisir sensuel. Mais aussi tentative de sabotage, d’auto-destruction comme le souligne justement Claire Marin : « une mise à mort de son personnage social ». « Il s’agit alors moins d’être désiré que d’être annulé par ce désir, de disparaître. »
Le désir « déterrioralise ». Le déplacement qu’il sous-tend ne réside pas tant dans la recherche d’une confrontation avec l’être désiré, que dans l’expérience de sortir de soi. D’échapper à un quotidien assommant, à un mariage plombant. De se désengager complètement pour ressentir la brûlure cuisante d’être vivant. De vivre à 100%. « Céder à ce désir est alors une manière de se défaire de soi ou de se découvrir autre. Ce désir de l’autre est tout autant désir d’être autre, d’être neuf, de se vivre de manière inédite. » La neurasthénique Emma Bovary n’en est-il pas l’exemple littéraire le plus flagrant ? La littérature regorge d’héroïnes effacées en proie à un dilemme moral, finissant invariablement par basculer vers la prise de risque, le plaisir défendu. L’espoir de ressentir à nouveau, de se réapproprier un corps que les hommes ou les enfants ont annexé. Colonisé.
Le genre, une assignation à domicile
D’ailleurs, le genre n’est-il pas une assignation à domicile ? Connaissez-vous beaucoup de héros masculins qui, à l’instar de Pénélope l’épouse d’Ulysse, auraient accepté de passer vingt ans à attendre fidèlement en filant la laine le retour de l’époux prodige parti à la guerre ? N’utilise-t-on pas la terminologie « écrivains-voyageurs », associée dans notre imaginaire formaté à des hommes aux yeux vifs et visages burinés voyageant et cheval dans les steppes de Mongolie ou se confinant dans une cabane en Sibérie ? Les noms qui me viennent immédiatement à l’esprit étant : Nicolas Bouvier (L’usage du monde), Sylvain Tesson (Dans les forêts de Sibérie, Sur les chemins noirs…), Joseph Kessel (Les cavaliers), Jack Kerouac (Sur la route), Joseph Conrad (Lord Jim), Jack London (Croc-Blanc), quand les femmes n’arrivent qu’après. À l’instar de l’exploratrice Alexandra David-Néel. La première femme européenne à s’être rendue dans la cité interdite de Lhassa, au Tibet. Frontière qu’elle franchit clandestinement travestie en mendiante. Martha Gellhorn, quant à elle, a été éclipsée par son mari Ernest Hemingway. Pourtant, l’autrice de Mes saisons en enfer, Cinq voyages cauchemardesques, a eu une brillante carrière de journaliste et correspondante de guerre.
Être différent, s’émanciper du jugement extérieur
Il semble que certaines places soient assignées. Tandis qu’il y en a d’autres que nous nous efforçons d’occuper. Charriant leur lot de fantasmes, de projections. Et bien souvent, c’est davantage dans les yeux d’autrui que l’on se définit, y cherchant à légitimer notre personnalité, nos choix de vie. La dissonance étant motif d’exclusion. Que ce soit en enfreignant les règles explicites d’une communauté (Celui qui va vers elle ne revient pas de Shulem Deen) ou les règles tacites du milieu dans lequel on a été élevé. Alors, pour briser l’image de soi limitante dans laquelle on s’est laissé enfermé, rendant insupportables les petits gestes du quotidien, les habitudes maintes fois répétées qui à la lumière de cette prise de conscience souvent violente, nous apparaissent dans toute leur absurdité, on file, on plaque tout. On largue les amarres sans se retourner. Plus qu’un geste lâche ou audacieux, il s’agit d’une question de survie. Pour de nouveau respirer.
« On fuit pour se sauver ou pour retrouver la dynamique d’un déploiement de soi. » « Ce départ rejoue le geste même d’exister, au sens étymologique : sortir de. »
Le déplacement radical ou temporaire – comme la décision d’entamer un tour du monde répond à ce « sentiment d’empêchement », cette sensation désagréable d’être à l’étroit. Le geste revêt une dimension salutaire, l’occasion de prendre un grand bol d’air et de se défaire des barrières visibles ou invisibles intériorisées au fil du temps et des expériences. Bien que le geste ne soit pas exempt de regrets, comme l’expérimente le héros du roman Les poissons n’ont pas de pieds de Jón Kalman Stefánsson, qui un matin envoie valser la table du petit-déjeuner et vingt-cinq ans de mariage. Une impulsion qu’il regrettera amèrement. Aurait-t-il pu anticiper ce coup de sang ? Ce sentiment terrible d’être privé de liberté, auquel s’ajoute, concession après concession, la culpabilité d’avoir consenti – faute d’avoir dit non – à la construction de ses propres cloisons.
La recherche du « vrai lieu »
Être attentif à préserver nos espaces intimes, intérieurs, rechercher à tâtons, à coup d’erreurs commises et d’opportunités saisies, notre « vrai-lieu » selon l’expression d’Annie Ernaux, que l’on approcherait par gravitation ; qu’il soit physique, incarné, ou imaginaire ; s’éprouvant dans l’intensité, dans notre pleine potentialité, serait tout l’enjeu. Là, se situerait peut-être notre « vraie place ».
« La lecture, c’était le lieu de l’imaginaire, là où je vivais de manière intense, en même temps, c’était ce qui me séparait du monde réel de mon enfance en m’offrant des modèles sociaux très souvent aux antipodes des miens. Je m’irréalisais à fond dans chaque livre, mais cette irréalisation a joué un rôle formidable dans mon acquisition de connaissances. […] Le livre était l’ouverture sur le monde. » (Le vrai lieu, Annie Ernaux)
Lire me procure ce sentiment grisant d’être en vie. Une excitation intellectuelle se matérialisant très concrètement par une agitation corporelle, un réveil. L’impression de disposer des armes pour déchirer le voile du réel et l’habiter pleinement. Si la littérature peut être perçue comme une mise à distance avec la réalité, une cloison, elle est pour moi une clé de lecture et un refuge. Un lieu où je me sens bien et qui a sans doute joué un rôle prépondérant dans la décision d’entamer ce voyage au long cours. Livre après livre, des tropismes se sont révélés bâtissant, non pas une prison de papier, mais bien au contraire, un chemin de traverse. Une possible échappée, qu’avec un peu de courage, j’ai décidé d’emprunter. « Cette dynamique nous portant d’une existence factice jusqu’au vrai lieu n’est donc pas une fuite, mais un cheminement obéissant à un sentiment intime d’appartenance et d’identification. »
Multiplicité des places pour embrasser nos différentes facettes
A-t-on vraiment une place faite pour nous ? Je ne pense pas. Y a-t-il même une réponse arrêtée à ce sujet ? Ce serait ironique, vous en conviendrez. « Peut-être n’y a-t-il pas une, mais plusieurs places possibles qui s’ajustent à notre complexion ».
Croquer la vie à pleines dents
En tant qu’animal territorial, l’être humain a besoin d’espace à lui, de lieux préservés, d’endroits où se réfugier. Lieux de réminiscence d’instants privilégiés. Pour autant, la vie est un mouvement permanent, qui requiert de faire preuve d’adaptabilité, d’épouser des contours flous, d’accepter une part plus ou moins grande d’imprévisibilité. Et donc de risque. L’immobilité étant l’échéance qui attend chacun d’entre nous, alors pendant le court laps de temps qui nous est octroyé, il serait intéressant de croquer la vie à pleines dents. Non ? En attendant, je vous conseille civilement la lecture de ce court essai passionnant de Claire Marin :
Être à sa place,
Habiter sa vie,
Habiter son corps.
Qu'en pensez-vous ?