« Pour la première fois, elle se prit à penser que, cette révolution étant l’œuvre d’êtres humains, elle subissait le poids de leurs travers. » Témoignage douloureux d’une famille chinoise prise dans les tourments de la révolution culturelle, Les cygnes sauvages est un document d’une valeur historique exceptionnelle. La narratrice, dissidente politique exilée en Angleterre, retrace dans les mémoires de sa famille l’ascension sociale et la chute brutale de ses parents, un couple de hauts fonctionnaires dévoués corps et âme au parti avant d’être répudiés, torturés et internés en camps de rééducation. Ironie d’une vie vaine passée au service d’une idéologie réclamant « un immense sacrifice personnel et une subordination absolue » pour finir taxés de « véhicules du capitalisme » et être victimes des purges révolutionnaires. À travers le destin de trois générations de femmes de sa famille, Jung Chang retrace l’histoire de la Chine au 20e siècle : du régime féodal des Seigneurs de guerre avec ses administrations inefficaces et corrompues, à l’invasion japonaise, en passant par la guerre civile opposant le Kuo-min-tang aux communistes, jusqu’à la dictature de Mao. Malgré une restitution didactique, la force de ce document autobiographique réside dans l’abondance de détails parsemés au fil du récit qui, mis bout à bout, tisse une tapisserie faite de la vie de millions d’inconnus brisées au nom du culte de la personnalité, de l’hubris d’un homme tout-puissant aux commandes d’un pays. Fresque historique édifiante, cette autobiographie est aussi une formidable saga familiale embrassant un siècle d’émancipation féminine. Marchandée par son père, un petit fonctionnaire ambitieux, Yu Fang devient à 15 ans la concubine d’un Seigneur de guerre. Agent communiste, éveillée intellectuellement, engagée politiquement et indépendante financièrement, Wia Dehong épouse l’homme qu’elle aime et privilégie sa carrière à son rôle de mère. Quant à Jung Chang, devenue paysanne dans les rizières, elle ouvrira les yeux et rédigera la chronique désillusionnée de sa famille. Une histoire tragique illustrant l’échec cuisant d’une idéologie.
📖 5 (bonnes) raisons de lire ce roman !
Parce que Les cygnes sauvages est…
1️⃣ Un récit autobiographique immersif, personnel et engagé
Écrit en 1991, ce best-seller qui a conquis le cœur de millions de lecteurs (dont le mien ❤️) est un témoignage de l’intérieur d’un régime despotique unique. Les mémoires de cette famille illustrent à la perfection l’influence de la grande histoire sur la petite, du collectif sur les trajectoires individuelles.
Ma mère n’avait pas encore pris conscience de l’existence d’une loi inviolable et tacite qui interdisait formellement à tout individu de sortir du système. Mais elle perçut l’urgence dans sa voix et comprit qu’une fois engagé dans le processus révolutionnaire il n’y avait plus moyen de s’y soustraire.
Ma grand-mère était un personnage hors du commun – très vive, talentueuse, incroyablement habile. Tant de dons gaspillés ! Fille d’un policier ambitieux mais sans envergure, concubine d’un seigneur de la guerre, marâtre au sein d’une famille profondément divisée, mère et belle-mère de cadres du parti, à aucune des étapes de son existence elle n’avait connu le bonheur ! Elle avait vécu presque toute sa vie dans la peur. […] Tout cela à cause de la Révolution culturelle. Comment cette révolution pouvait-elle être bénéfique si elle provoquait la destruction des hommes, pour rien ?
2️⃣ Une magnifique histoire d’émancipation féminine
À travers trois générations de femmes, on assiste à l’évolution de leur statut au cours du XXe siècle : une grand-mère aux pieds bandés concubine d’un Seigneur de guerre ; une mère engagée politiquement œuvrant dans la clandestinité avant d’occuper un poste à haute responsabilité ; et la narratrice/autrice, victime de la révolution culturelle, qui a fait le choix de s’exiler pour nous livrer un témoignage clé.
Ses confidences incitèrent cette dernière [sa mère] à se poser des questions sur la morne existence des femmes de sa propre famille et à réfléchir sur le sort tragique de tant de mères, filles, épouses et concubines. L’impuissance des femmes et la barbarie des coutumes ancestrales, sous couvert de « tradition », voire de « moralité », la mettaient hors d’elle. Même si les choses avaient changé, cette évolution demeurait ensevelie sous une masse de préjugés toujours aussi insurmontables. Aussi attendait-elle avec impatience qu’il se produisît un changement radical.
À l’école, elle entendit parler d’une force politique qui promettait ouvertement cette transformation drastique : le parti communiste.
3️⃣ Une fresque historique édifiante
Ce texte de première main fourmille d’anecdotes personnelles et de détails inédits, embrassant un siècle d’histoire Chinoise : du renversement de la dynastie des Qing, qui a régné pendant 268 ans (1644-1912), à la révolution chinoise marquée par des luttes intestines, la perte de pouvoir des Seigneurs de guerre, l’affrontement entre nationalistes et communistes, à la dictature de Mao Zedong.
À l’âge de quinze ans, la grand-mère devint la concubine d’un général, auquel le fragile gouvernement chinois avait confié la responsabilité de la police nationale. C’était en 1924 et la Chine sombrait dans le chaos. La majeure partie du pays, y compris la Mandchourie où demeurait mon aïeule, se trouvait sous la tutelle des seigneurs de la guerre. Ce « mariage » avait été monté de toutes pièces par son père.
À l’aube des années soixante, une terrible vague de famine s’étendit sur l’ensemble de la Chine. […] En 1989, un cadre du parti qui travailla jadis pour la campagne d’assistance contre la famine m’affirma qu’il estimait le nombre total des victimes à sept millions pour la seule province du Setchouan, soit environ 10% de la population globale de cette région, riche au demeurant. Pour l’ensemble du pays, le chiffre se situait aux alentours de 30 millions.
Pendant deux mille ans, la Chine avait été dominée par des empereurs cumulant le pouvoir et l’autorité spirituelle et morale. Les sentiments religieux qui, dans le reste du monde, s’appliquaient à un dieu, se sont toujours exprimés en Chine vis-à-vis d’un souverain. Mes parents, comme des centaines de millions de Chinois, ne pouvaient manquer d’être influencés par cette tradition.
Mao l’empereur cadrait avec l’un des schémas traditionnels de l’histoire chinoise : il avait présidé au soulèvement national de la paysannerie, grâce auquel une dynastie corrompue avait été balayée pour toujours, et il était ainsi devenu un souverain empreint de sagesse exerçant une autorité absolue sur son peuple. En un sens, on pouvait dire qu’il avait bien mérité ce statut d’empereur divin.
4️⃣ Une saga familiale passionnante
À travers le portrait d’une famille : deux parents hauts fonctionnaires au sein du parti et 5 enfants (2 filles, 3 garçons) très différents, on assiste à une tragédie non seulement collective mais également intime. Ou comment la sphère politique empiète sur la vie privée par le biais des non-dits et des secrets.
Mes parents ne me parlèrent jamais de tout cela, pas plus qu’à mes frères et sœurs. Les craintes qui les avaient déjà incités si souvent à garder le silence en matière de politique les empêchaient de nous ouvrir leur cœur.
Les communistes avaient engagé une restructuration radicale des institutions, mais aussi de la vie des citoyens, des « révolutionnaires » en particulier. L’idée étant que toute part de l’existence individuelle prenait une dimension politique, l’intimité, le « privé » cessèrent d’exister.
Cette intrusion systématique du parti dans la vie privée des gens était l’un des piliers d’un processus qualifié de « réforme de la pensée ». Mao n’exigeait pas seulement une discipline rigoureuse, mais une soumissions absolue de tous les esprits, grands et petits. Toutes les semaines, les « révolutionnaires » devaient impérativement prendre part à une réunion dites « d’analyse de la pensée ».
Mao avait réussi à faire du peuple l’arme suprême de sa dictature. Voilà pourquoi sous son règne la Chine n’avait pas eu besoin d’un équivalent du KGB. En faisant valoir les pires travers de chacun, en les nourrissant de surcroît, il avait créé un véritable désert moral et une nation de haine. Quelle responsabilité incombait à chaque citoyen chinois dans cette sinistre affaire ? Je n’arrivais pas à le déterminer.
5️⃣ Un document fouillé questionnant la nature profonde de l’engagement politique
Endoctrinement, déification des dirigeants, culte de la personnalité, manipulation des masses, embrigadement de la jeunesse, fanatisme, mais aussi incorruptibilité, honnêteté intellectuelle, aveuglement, déchéance, folie… À travers l’histoire tragique d’une désillusion politique, c’est tout l’échec d’une idéologie qui a animé tant de pays qui est ici retranscrit.
Ce fût par l’intermédiaire des camarades de cette troupe que mon père entra pour la première fois en contact avec les communistes clandestins. Leur attitude de fermeté vis-à-vis des Japonais et leur volonté de se battre pour une société équitable embrasèrent son imagination et dès 1938, à l’âge de dix-sept ans, il ralliait le parti.
Au-delà du fait de considérer le dur traitement qu’il avait subi comme justifié, il y voyait une expérience noble, une sorte de purification de l’âme en vue de la mission de sauvegarde de la Chine dont il s’estimait investi. Seules des mesures de disciplines strictes, draconiennes même, passant par un immense sacrifice personnel et une subordination absolue, pouvaient permettre d’arriver à ses fins.
Il n’y avait pas de place pour lui [son père] dans la Chine de Mao, pour la bonne raison qu’il avait essayé d’être un homme honnête. Il avait été trahi par la cause même à laquelle il avait voué toute son existence, et cette trahison l’avait tué.
Ce système puisait toute sa force dans le sentiment de culpabilité des classes intellectuelles, conscientes d’avoir connu des conditions de vie préférentielles.
La nécessité d’obtenir une autorisation pour « tout » sans spécification allait devenir un des instruments fondamentaux du pouvoir communiste chinois. Cela signifiait aussi que les gens apprendraient à ne plus prendre la moindre initiative.
En fait, la meilleure manière de comprendre le régime de Mao est de le comparer à une cour médiévale, au sein de laquelle le souverain exercerait un pouvoir quasi ensorcelant sur ses courtisans comme sur ses sujets.
Mon appréciation : 4,5/5
Date de parution : 1991. Poche aux Éditions Pocket, traduit de l’anglais par Sabine Boulongne, 640 pages.
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