« La lunette de la tragédie grecque nous apprend, entre autres, que la véritable tragédie n’est jamais une confrontation directe entre le Bien et le Mal, mais plutôt, de façon plus exquise et plus douloureuse à la fois, un conflit entre deux conceptions du monde irréconciliables. » Petit-fils d’émigrants, descendant d’une famille de Juifs austro-hongrois ayant vécu pendant trois siècles et demi (1612-1941) dans un shtetl polonais où 99,2% des Juifs ont péri, l’helléniste Daniel Mendelsohn a été bercé toute son enfance d’histoires épiques et de destins tragiques : la traversée vers les Amériques, le mariage arrangé d’une de ses tantes, son décès prématuré, la sœur qui prend le relai, le silence intense de son grand-père – par ailleurs si loquace – concernant la disparition de son frère, de sa belle-sœur et de leurs quatre filles adolescentes. Ceux dont l’histoire aurait dû être racontée. Six Juifs « tués par les nazis », dont la trace se résume à une mention lapidaire au dos d’une photo. Obsédé par la généalogie de sa famille depuis ses treize ans, Daniel Mendelsohn entame un voyage au long cours sur cinq ans, reliant New York, l’Ukraine, l’Australie, Israël, Stockholm, Copenhague, Prague, Vienne, Vilnius, Riga, Minsk…pour récolter auprès des douze derniers survivants de Bolechow, le moindre indice, la plus petite piste lui permettant de reconstituer le déroulé des événements. Comment dans cette province de Galicie de l’empire royal et impérial de la double monarchie d’Autriche-Hongrie, les Ukrainiens ont massacré leurs voisins, piétinant les enfants, les jetant par les fenêtres, déversant une rage qui avait dû s’accumuler depuis des années pour ainsi exploser dans un déchaînement de haine, de folie meurtrière. Quel fut le déclic ? Des 6 000 Juifs de Bolechow, seuls 48 ont survécu. Dénoncés par les voisins, une bonne, cachés par une enseignante dans une trappe creusée dans le sol, défendu par un Polonais fou amoureux de Frydka – qui dans un geste tragico-romantique hurle aux allemands de le fusiller aussi, la fuite de Lorka (l’aînée) dans les montagnes partie rejoindre un groupe de résistants, les versions diffèrent et se contredisent. C’est en se rendant sur place, rencontrant les derniers survivants et les témoins des « Aktions » menées par les Allemands que Daniel Mendelsohn démêlent les fils compliqués du destin de 6 juifs d’Europe de l’Est exterminés. D’une communauté ayant vécu en harmonie avec les Allemands, les Russes, les Polonais et les Ukrainiens. Confronté à l’impossibilité – frustrante – de livrer une histoire cohérente et linéaire – un début, un milieu et une fin – l’auteur soulève la question de la juste place du narrateur en tant qu’observateur extérieur. De la distance physique, temporelle et psychologique. Du conflit inhérent entre raconter « ce qu’il s’est passé » et « le récit de ce qu’il s’est passé ». La tentation de colmater les béances, de broder quand la matière vient à manquer. De privilégier une cohérence d’ensemble, s’éloignant inévitablement de la vérité. À défaut d’embrasser la totalité de leurs vies et le destin des Juifs de Galicie, Daniel Mendelsohn réussit pleinement sa mission en individualisant, distinguant, extrayant d’une masse de 6 millions d’inconnus, 6 individus. Les silhouettes floues, au début, se précisent. La Shoah, vertigineuse dans sa destruction systématique de tout un peuple, son ampleur industrielle, s’incarne dans des trajectoires individuelles ; et, par ce geste même visant à ajuster sa focale sur des destins particuliers, Daniel Mendelsohn ressuscite les membres de sa famille, leur restitue une partie de leur vie, fondue de manière indifférenciée dans celle d’un groupe décimé. Les disparus est une enquête familiale minutieuse d’une ampleur colossale, un travail de fourmi. Fascinante par ses enchevêtrements de fausses pistes, errances, hasards, coïncidences incroyables et découvertes vertigineuses. Un récit érudit, intelligent, puissant et bouleversant, entrecoupé de commentaires de la Torah. Les réflexions rabbiniques sur les textes bibliques éclairant les forces à l’œuvre sous-tendant les comportements : jalousie, rivalités, promiscuité, violence, orgueil… Dans une certaine mesure, le conflit fratricide d’Abel et Caïn offre une clé de lecture de l’Holocauste et, de manière générale, des épurations ethniques et crispations identitaires dans une région. La grande catastrophe n’est-elle pas annoncée entre les lignes du grand déluge et du sauvetage de l’humanité par Noé ? Daniel Mendelsohn prouve une fois pour toutes que la tragédie avant de s’inscrire dans une perspective historique est humaine. Que le sens de l’Histoire est à trouver dans la nature de l’Homme qui la fait, dans des motifs inchangés depuis les débuts de l’humanité et tellement d’actualité. Qu’il n’y a pas de « bons » ou de « mauvais », mais des gens qui dans un moment critique « choisissent de faire le mal et d’autres de faire le bien, même lorsque, dans les deux cas, ils savent que leur choix va entraîner de terribles sacrifices ». Que le courage et la lâcheté sont le fruit d’un basculement éthique infime, si rapide qu’aucun indice ne permet de l’anticiper. Nos actions étant intrinsèquement liées au lieu, à l’époque, aux circonstances, à l’histoire qui nous a précédés et dont nous incarnons le dernier maillon. Au-delà du devoir de mémoire, Les disparus est un très grand texte qui sonde l’âme humaine et illustre de manière concrète l’échec du slogan « plus jamais ».
Mon appréciation : 5/5
Date de parution : 2006. Grand format aux Éditions Flammarion, poche chez J’ai Lu, traduit de l’anglais (États-Unis) par Pierre Guglielmina, 940 pages.
PRIX MÉDICIS ÉTRANGER 2007
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