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Les livres à lire au moins une fois dans sa vie : L’Ombre du vent, Carlos Ruiz Zafón {#LivreCulte}

À l’instar de Daniel Sempere, le héros de Carlos Ruiz Zafón : « J’ai grandi entre les livres, en me faisant des amis invisibles dans les pages qui tombaient en poussière et dont je porte encore l’odeur sur les mains. » Dans ma vie de lectrice, certains livres et personnages ont eu un rôle fondateur : Au Bonheur des Dames de Zola, Les trois mousquetaires de Dumas, plus jeune l’héroïne Sally Lockhart de Pullman, le cycle romanesque À la croisée des mondes et ses dæmons, le personnage de lectrice compulsive qu’est Matilda, la saga magique Harry Potter, en particulier Hermione et son insatiable curiosité… Puis, alors que je devais avoir une quinzaine d’années, un libraire m’a conseillé L’Ombre du vent, dévoré en une poignée d’heures. Et là, j’ai compris ce qu’était un page turner, un grand roman populaire doué de qualités littéraires. Ce livre qui en quelques pages plante le décor et vous plonge tête la première dans une intrigue romanesque tellement addictive que les pages défilent, que vous vibrez au rythme des rebondissements et des retournements de situation, que vous passez par une palette infinie d’émotions, que chaque page rend si palpable l’amour de l’auteur pour les mots que vous vous dites qu’il écrit avant tout pour ceux qui comme vous passent le monde au tamis de la littérature, qui complètement captivés par leur lecture, voient les heures défiler, en ayant la sensation d’évoluer dans une bulle hors du temps, un espace protégé chaleureux et merveilleux. Ce pouvoir immersif des mots, le fait que la vie et la littérature soient si intrinsèquement liées, Carlos Ruiz Zafón le rend magnifiquement. « Chaque livre, chaque volume que tu vois, a une âme. L’âme de celui qui l’a écrit, et l’âme de ceux qui l’ont lu, ont vécu et rêvé avec lui. »/« Bientôt, l’idée s’empara de moi qu’un univers infini à explorer s’ouvrait derrière chaque couverture tandis qu’au-delà de ces murs le monde laissait s’écouler la vie […] satisfait de n’avoir pas à regarder beaucoup plus loin que son nombril. »


Écrivain espagnol le plus traduit après Cervantès, Carlos Ruiz Zafón tisse un roman initiatique fabuleux à mi-chemin entre le polar littéraire, le drame historique aux influences gothiques et fantastiques avec pour toile de fond l’Espagne franquiste. Un jour d’été 1945, alors que Daniel Sempere s’apprête à fêter ses onze ans, son père, avec qui il vit seul depuis le décès de sa mère au-dessus d’un « bazar enchanté » – une boutique de livres rares et d’occasion – le réveille pour le conduire vers un lieu mystérieux. Père et fils se glissent à l’aube dans les ruelles sombres d’une Barcelone hantée par les fantômes de la Guerre Civile. Le Cimetière des Livres oubliés est une bibliothèque labyrinthique, où sont gardés les livres abandonnés en attente de toucher un nouvel esprit. À l’issue de ce rite initiatique, Daniel Sempere est invité à adopter un des volumes ayant sombré dans l’oubli, destiné à l’accompagner toute sa vie. Un serment important pour l’adolescent qui, guidé par la main du destin, tombe sur L’Ombre du vent, dont l’auteur, Julian Carax, semble s’être envolé en fumée, comme les pages de son œuvre sous la main d’un homme au visage brûlé. Une âme perdue mue par un humour diabolique empruntant le nom du diable dans le roman de l’écrivain catalan. Brûlant de découvrir la vérité, notre héros accompagné de son fidèle acolyte – un ancien espion traqué par la police franquiste à l’esprit malicieux et au cœur généreux – enquêtent sans imaginer faire ressurgir du passé une histoire d’amours maudîtes, de vies volées et de destins brisés. Une énigme jamais élucidée qu’aucun indice ne laisse présager. À l’image de leur ville, les personnages de Carlos Ruiz Zafón sont tissés de brumes et de secrets, de mensonges et de crimes dissimulés dans les replis du temps. Distillant le suspense à la manière des feuilletonistes du 19e, Carlos Ruiz Zafón éblouit par sa maîtrise de l’art romanesque s’exprimant dans une narration lente et envoûtante, à la construction faite de chausse-trappes et de déclarations à double-fond, jusqu’à l’ultime révélation. Du grand art !


Mon appréciation : 5/5

Date de parution : 2001. Éditions Actes Sud, poche dans la collection Babel, traduit de l’espagnol par François Maspero, 624 pages.

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Mort aux geais. Capitale du Nord (t.2), Claire Duvivier : vengeance & clandestinité sous l’influence d’un diadème maléfique

« Nous avions donné naissance à une troisième entité : la Machine, qui n’attendait que d’être remontée pour accomplir sa vengeance. » Après un premier tome introductif à l’univers de Dehaven se clôturant sur un massacre sanglant et un cliffhanger étourdissant, Claire Duvivier poursuit sa saga de fantasy en nous faisant quitter les quartiers huppés de Dehaven pour ses faubourgs mal famés. Principaux suspects dans la tuerie qui a décimé la famille De Wautier, Amalia et Yonas entrent dans la clandestinité, allant de cache en cache, de tavernes poisseuses en chambres d’hôtes crasseuses. En campant une héroïne à l’image de sa ville : rationnelle, froide et tempérée, Claire Duvivier casse les codes de la fantasy et nous offre un personnage féminin davantage dans la réflexion que dans la réaction. Traits de caractères nécessaires pour qui doit garder la tête froide et infiltrer les tables de jeux, cercles littéraires et clubs politiques révolutionnaires, à l’instar de la Popine du Baudet, en vue de mener à bien une vengeance soigneusement préparée. Trahisons, manipulation, intrigues politiques, les deux fugitifs tirent les ficelles en coulisses. Lancés dans une quête vengeresse dont l’enjeu n’est pas tant de blanchir leur nom, que de renverser un gouvernement oligarchique décadent. En tant que noble déchue ayant tout perdu et de transfuge de classe cachant un profond ressentiment, Amalia et son compagnon d’infortune sont de véritables bombes à retardement. Né dans les Faubourgs, éduqué à la Citadelle, Yonas est à cheval entre deux mondes. Le procès lapidaire de son père, soupçonné de les avoir aidés à s’évader, ne fait que renforcer sa colère à l’égard d’un système inégalitaire. Fins stratèges rompus au jeu de la Tour de Garde, les deux amis placent leur pion, aidés d’un des objets ensorcelés par Hirion. Un mystérieux diadème forgé à partir de deux cercles d’argent libérant un charme envoûtant. Emberlificotés dans des liens invisibles puissants, Amalia et Yonas apprendront à leur dépens que la magie qui a causé leur ruine et précipité leur meilleur ami dans la folie, est un outil à double tranchant.

Lu dans le cadre d'une rencontre organisée par Babelio avec Claire Duvivier

Mon appréciation : 3,5/5

Date de parution : 2022. Aux Éditions Aux Forges de Vulcain, 432 pages.


Le cycle de La Tour de garde


Découvrez le premier tome de Capitale du Nord

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{Article thématique} : Où trouver des idées de lecture ? #1 Babelio

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Les conseils de libraires, les applis, les blogs, les réseaux sociaux, la presse, une amie qui vous a dit que lire Krishnamurti changera votre vie… bref, les sources d’inspiration où puiser des idées de lecture ne manquent pas. Mais parfois, c’est l’effet inverse qui se produit et sous le flux d’infos, on finit par se noyer. J’ai conscience aussi – à force de discussions avec des lecteur.ice.s de toutes horizons/générations – que tout le monde n’est pas forcément à l’aise à l’idée de franchir la porte d’une librairie ou n’a pas été bien conseillé par le passé. Taper dans la barre de recherche : livres à lire sous un plaid en automne, livre ambiance hivernale ou chef-d’œuvre à lire absolument dans sa vie, à moins d’être en veine ce jour-là, ne vous aiguillera probablement pas vers  Les forestiers de Thomas Hardy, Encabanée de Gabrielle Filteau-Chiba ou La huitième vie de Nino Haratischwili. En revanche, le site Babelio est un outil formidable dans ce cas-là. Depuis sa création en 2007, des centaines de listes ont été éditées par les lecteurs, autour de thèmes aussi généralistes que : “150 livres à lire avant de mourir”, “Le roman américain la bibliothèque idéale”, ou de niche tels que : “Quand la science-fiction se fait poésie”, “Le froid”, “Les livres dans les livres”, “La science-fiction pour ceux qui ne croient pas aimer ça”, “Sauvages, libres et éternels”… En ce qui me concerne, j’ai passé un nombre d’heures incalculables à fouiner pour prolonger une expérience de lecture agréable et trouver une atmosphère similaire, m’aidant des critiques, du nuage de mots-clés ou des listes thématiques. Par exemple, Là où chantent les écrevisses de Delia Owens est mentionné dans “L’univers des bois dans la littérature” où il y a des merveilles, telles que justement : Les forestiers de Thomas Hardy, mais aussi Kafka sur le rivage de Murakami ou L’amant de Lady Chatterley de D. H. Lawrence, lais également dans “Les romans les mieux notés”, et là faites votre choix !


Mon expérience de lectrice

Lorsque je regarde mes applis les plus consultées, sans surprise Babelio ressort en premier. C’est devenu un réflexe avec le temps. Dès que l’on me parle d’un livre qui attise ma curiosité, je le cherche dans l’appli et l’ajoute dans mes « à lire ». Au moment où j’écris cet article, ma bibliothèque virtuelle en recense plus de 400… Cette fonctionnalité me permet de ne pas oublier les titres que l’on m’a conseillés ou que j’ai repérés, sans pour autant passer le pas de l’acheter (même si c’est probablement ce qu’il va se passer 😉 ).


Un système de notation pertinent à double tranchant

Comme tout système d’évaluation, celui mise à la disposition des lecteurs – les invitant à attribuer une note de 0 à 5 – a ses atouts et ses inconvénients. De mon côté, je m’y réfère instinctivement pour avoir une idée de l’accueil du public, au risque de passer complétement à côté d’un roman encensé. Ce fut le cas pour Betty de Tiffany McDaniel, noté 4,3/5 et présenté comme un chef-d’œuvre de la littérature américaine, mettant en scène une héroïne au destin tragique née d’une mère blanche et d’un père cherokee. Une très bonne note donc que je trouve usurpée, ayant trouvé la narration lourde et le propos douteux. Quand Où es-tu monde admirable de Sally Rooney affiche un modeste 3,6/5, alors que ce texte au style ciselé nous offre une radioscopie virtuose du malaise générationnel que traversent les trentenaires dans la société aujourd’hui. Vous me direz qu’il s’agit d’une affaire de goût. Peut-être est-ce le cas. D’ailleurs, À l’est d’Éden du Prix Nobel de littérature John Steinbeck, qui écrit comme nul autre sur le péché, la rédemption, le pardon, le mal, le bien, le mensonge, la jalousie, avec son 4,48/5 apparaît dans les ouvrages les mieux notés. De quoi me réconforter en imaginant le plaisir pris par les lecteurs n’ayant pas encore eu la chance de rencontrer Samuel Hamilton et de dévorer ce monument de la littérature américaine. Enthousiasme toutefois douché face au 4/5 de la série de new romance After. De manière générale, l’expérience m’a montré que les livres dont la note passe sous la barre des 3/5 se révélaient assez mauvais, tandis que ceux au-dessus de 4,2/5 méritaient une lecture attentive des recensions de lecteurs pour éviter une potentielle déconvenue. But don’t judge a book by it’s cover et il se peut que vous ne partagiez pas l’avis de la majorité. En ça, rien de grave. Vous pourrez toujours le prêter et un.e autre que vous saura l’apprécier. Une astuce pour s’assurer de la validité ou plutôt du bon sens d’une note attribuée – qu’elle soit bonne ou mauvaise – consiste à regarder le nombre d’internautes ayant évalué et critiqué le livre. Plus ce chiffre est élevé, plus la note associée est fiable (sauf exception, le cas de livres de romance ou feel-good me laisse perplexe, mais c’est un autre sujet). Prenons Dune de Frank Herbert, qui est un des plus grands romans de science-fiction. Le premier tome est noté 4,3/5. 15057 lecteurs l’ont lu, 4774 lui ont attribué une note et 413 critiques ont été déposées. Il y a de grandes chances pour que l’enthousiasme affiché soit justifié ! Je vous laisse en juger.


Une classification par nuages de mots-clés

Mon premier réflexe quand j’entends parler d’un livre, est donc d’aller jeter un œil à sa fiche, de checker sa note et quelques critiques. Sur le côté droit de la fiche du titre, un encart présente les livres associés. Si j’en ai lu et apprécié certains, cela me conforte dans l’idée que mon alerte livre à garder dans un coin de ma tête” ne s’est pas enclenchée pour rien. Le nuage de mots-clés sous la couverture de l’ouvrage met en avant les thèmes abordés : science-fiction, nature, récit de voyage, nature writing, mythologie, féminisme, oiseaux, marche… Ce sont des étiquettes permettant d’orienter les lecteurs et de classer les livres. Celles-ci sont cliquables et permettent d’avoir accès à des listes de livres partageant des thèmes communs. Quelques exemples autour de la marche” : Wild de Cheryl Strayed,  Sur les chemins noirs de Sylvain Tesson, le roman graphique Americana de Luke Healy… Une de mes étiquettes préférées est celle de  nature writing”, vous invitant à vous plonger dans les œuvres de : Pete Fromm, Jean Hegland, Jamey Bradbury, Peter Heller, Delia Owens, Glendon Swarthout et une infinité d’autres. Pour un même livre, des dizaines de portes d’entrée permettent d’y accéder et c’est toute la richesse de cette communauté de passionnés.


Les événements : des moments de convivialité & d’échange entre passionnés

C’est justement après avoir assisté à une rencontre autour de l’hexalogie écrite à quatre mains par Claire Duvivier et Guillaume Chamanadjian, que m’est venue l’idée de partager mon expérience de Babelionaute ici. Le plaisir pris lors de la rencontre, le professionnalisme des équipes, les échanges avec les auteurs et lecteurs, le pot qui a suivi arrosé de vin rouge (évidemment 😉 ), m’ont convaincu d’encourager d’autres lecteurs à tenter l’expérience. Babelio est un réseau de geeks bienveillants, de fous de littérature, de personnes prenant un plaisir indicible toute une soirée à se conseiller des ouvrages par destination, à défricher des pans de la littérature où l’on n’aurait pas oser s’aventurer, à exhumer un livre culte tombé dans l’oubli ou à saluer le travail des petites maisons d’édition qui tentent de gagner en visibilité et à mettre en lumière un catalogue qui mériterait qu’on y regarde de plus près. Pendant la soirée, j’ai eu la joie d’assister à une heure d’échange avec les auteurs. C’était passionnant. Puis d’évoquer le rôle-clé de l’éditeur avec David Meulemans, le directeur des Éditions Aux Forges de Vulcain. De discuter avec les équipes, de prendre un, deux verres. De me faire dédicacer les livres, tout en m’en faisant conseiller d’autres par Claire Duvivier. Notamment Kra de John Crowley, que j’ai dans ma pal (il n’y a plus qu’à l’en sortir). Les deux mots d’ordre de la soirée étaient : convivialité & passion. On aurait tort de s’en priver, non ?


D’autres fonctionnalités : masse critique, articles, interviews, quiz, vide-bibliothèque…

Chaque fin d’année, Babelio fait le tri et propose à 300 lecteurs inscrits et sélectionnés de participer à un vide-bibliothèque dans leur locaux et de repartir avec des livres gratuits ! Ce moment festif est aussi l’occasion d’établir le traditionnel Sapin de rêve des lecteurs ayant été présents à l’événement. Un sapin est dessiné au mur et chacun est invité à coller un post-it sur lequel il a inscrit son coup de cœur de l’année écoulée. Les listes recensant les ouvrages des années précédentes sont à retrouver en ligne. Vous avez également la possibilité de participer à des quiz, des animations ludiques en ligne. Un rendez-vous annuel est l’organisation du Prix Babelio. Les Babelionautes sont encouragés à voter pour leur livre préféré par catégorie. À l’issue de ce vote, une soirée de remise de prix (avec fontaine de chocolat et autres festivités) a lieu chez eux. À une fréquence mensuelle, Babelio propose des masse critique. Le principe ? C’est très simple : vous postulez et recevez un livre en échange d’une critique publiée sur le site.


Mes plus belles découvertes grâce à Babelio


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Citadins de demain. Capitale du Nord (t.1), Claire Duvivier : une saga de fantasy où la magie noire fait basculer la vie de trois amis

« Ils ont transformé le plomb en or, puis ils l’ont fondu pour en faire de bêtes figurines de tour de garde. » Produits d’une expérience éducative, Amalia et Hirion ont été façonnés par leurs parents pour devenir les « citadins de demain » : des âmes neuves dociles, érudites et sophistiquées au destin tout tracé. Amalia van Esqwill héritera d’une place dans la Compagnie du Levant, ainsi que d’une charge de délégué du haut conseil au Palais. Hirion de Wautier d’un puissant patrimoine immobilier. Yonas, leur ami élevé avec eux dans l’aristocratie, sera éclusier comme son père avant lui. Cette obsession de la pureté du sang va jusqu’à structurer la cité de Dehaven, inspirée de l’Amsterdam du siècle d’or, dont les quartiers : la Citadelle, le Port, les Faubourgs, la Prise et la Grille, reflètent les inégalités scindant la société. le mariage arrangé entre Amalia et Hirion s’inscrit dans cette dynamique de reproduction des élites. Au risque que le sang vicié par ces croisements n’affecte les descendants de troubles de la personnalité. À l’instar d’Hirion qui après avoir manipulé des objets ensorcelés affiche un comportement inquiétant. La rumeur enfle quand ce dernier est vu en transe, les yeux vitreux et les pieds nus, arpentant les ruelles un miroir à la main, sous l’emprise d’une musique que lui seul entend. Héritage familial ou folie due à l’usage de la sorcellerie ? le trio d’amis mène l’enquête et fait la découverte de l’existence d’un monde parallèle. Une vision sombre du futur, augurant de ce qu’il se passerait si la guerre civile éclatait ? Alors que les Faubourgs se soulèvent et les colonies revendiquent leur autonomie, le retour de forces occultes depuis longtemps disparues fait basculer la vie des trois amis dans la tragédie. Second volet du cycle de fantasy : La tour de garde, écrit à quatre mains, Capitale du Nord est le pendant de Capitale du Sud de Guillaume Chamanadjian. Claire Duvivier pose dans ce premier tome les jalons d’un univers romanesque mystérieux, mêlant épopée fantastique, magie noire et amitié autour d’une héroïne badass et attachante que l’avenir assombri contraint à lutter pour sa survie.

Lu dans le cadre d'une rencontre organisée par Babelio avec Claire Duvivier


Mon appréciation : 3,5/5

PRIX BABELIO 2022 : MEILLEUR ROMAN IMAGINAIRE

Date de parution : 2021. Aux Éditions Aux Forges de Vulcain, 384 pages.


Le cycle de La Tour de garde


Découvrez le second tome de Capitale du Nord

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Wild, Cheryl Strayed : marcher jusqu’à soi-même sur le Pacific Crest Trail

« Une digue s’est rompue en moi. Comme si j’ignorais que je pouvais respirer et que je venais de prendre ma première bouffée d’air. Je pleurais parce que je me sentais riche. Je me sentais féroce, humble et concentrée sur moi-même, en sécurité dans ce monde. » À l’été 95, Cheryl Strayed a vingt-six ans et s’apprête à entamer un voyage qui va changer sa vie. Quatre ans plus tôt, sa mère a été emportée par un cancer foudroyant ; depuis, sa famille a périclité, à l’instar de son mariage, dont ses infidélités à répétition ont eu raison. Seule au monde, avec la sensation d’être « une vraie vagabonde », Cheryl trouve dans la drogue une porte de sortie et se choisit un patronyme « Strayed » qui lui va comme un gant : « s’écarter du droit chemin, dévier de sa course, être sans père, ni mère, ne pas avoir de maison, errer inlassablement en quête de quelque chose ». Un jour, hasard de la vie ou intuition, elle tombe au détour d’un rayon sur un guide du PCT. L’idée de marcher jusqu’à elle-même sur le Pacific Crest Trail ; un sentier de randonnée de l’ouest des États-Unis de 4 200 km de long, reliant les frontières mexicaine et canadienne ; se met à germer. Sans préparation et mal équipée, poussée par « le chagrin, la confusion, la peur et l’espoir », Cheryl Strayed entame un voyage cathartique vers une éventuelle reconstruction. La douleur physique étouffe ses pensées, qui se diluent au gré des kilomètres parcourus. Toute son énergie est tournée vers un seul objectif : continuer à avancer. Retrouver sa place dans une nature sauvage, des paysages époustouflants, où les rencontres font « la magie du chemin », contribuant à apaiser son chagrin. Et peu importe si certaines questions demeurent en suspens et si le sens de sa vie lui échappe par moments. Elle l’a fait. La leçon à en tirer ne s’imposera que des années après, quand en pèlerinage sur les lieux avec son mari et ses deux enfants, elle formulera l’intention de faire de son aventure un récit initiatique bouleversant : « C’était tellement bon de lâcher prise ».

Il me faudrait des années pour retrouver ma place au milieu des dix mille choses. Pour devenir la femme que ma mère avait élevée. […] J’allais souffrir. Terriblement souffrir. J’allais vouloir que les choses soient différentes. Ce désir deviendrait une jungle dans laquelle je devrais trouver ma route. Il me faudrait quatre ans, sept mois et trois jours pour y parvenir. Sans savoir où j’allais jusqu’à ce que j’aie atteint mon but. Un but qui s’appelait le pont des Dieux.


Tout perdre

Entre l’annonce du cancer et le décès de sa mère, un mois seulement s’est écoulé – laps de temps que les médecins avaient initialement estimé à un an. Alors, dévastée par le chagrin et par la culpabilité d’avoir échoué à maintenir sa famille soudée, Cheryl Strayed avance pendant quatre ans sur le fil du rasoir : entre sexe avec des inconnus et shoot d’héroïne. Une descente aux enfers entamée pour combler le vide laissé par celle avec qui elle avait entamé des études de lettres à l’université, qui un beau jour avait filé au volant de sa voiture pour préserver ses enfants d’un mari violent et leur demandait combien tu m’aimes les bras écartés mimant un espace toujours plus grand. L’effroi provoqué par le vertige d’une vie sans épicentre, sans un noyau qui malgré la pauvreté contribuait à lui procurer un sentiment d’appartenance et de sécurité, la jeune femme de vingt-deux ans chavire, partagée entre la douleur de ce qu’on lui a arraché et la colère d’avoir été abandonnée. Elle enchaîne les petits boulots et les relations d’une nuit, alimentant une spirale autodestructrice jusqu’à se dissoudre complètement. S’inspirant dégoût et répulsion. Tomber sur un guide du PCT est un signe. Le destin lui offre une chance de conjurer ses démons et de faire rédemption.

J’aurais voulu parler à Karen, Leif ou Eddie. J’aurais voulu avoir à nouveau une famille, faire partie d’un tout indestructible. Pourtant, ils avaient beau me manquer terriblement, j’éprouvais aussi pour chacun d’eux un sentiment brûlant proche de la haine. J’imaginais qu’un gros engin, du genre de celui qui avait ravagé la forêt, retournait nos seize hectares dans le Minnesota. Je souhaitais de tout mon cœur que cela arrive. Alors, je serais enfin libre. Puisque la mort de ma mère avait prouvé que nous n’étions plus indestructibles, la destruction totale serait un soulagement. La perte de ma famille, de mon foyer, c’était ma zone déboisée personnelle. Il ne restait que les ruines affreuses d’une chose qui n’existait plus.


Partir pour se reconstruire

Mon ancienne vie s’attardait sur ma peau comme un bleu. Mais dessous, la vraie moi se rebellait contre tout ce que j’avais cru acquis.

J’avais conscience de me trouver à un carrefour. Je ne me supportais plus. Il fallait que je me résolve à prononcer les mots qui allaient réduire ma vie en morceaux. Dire à Paul, non pas que je ne l’aimais plus, mais que j’avais besoin d’être seule, sans même savoir pourquoi.

Un mois après l’officialisation de son divorce, sur 1 700 kilomètres : du désert de Mojave à l’État de Washington, Cheryl Strayed entame une marche cathartique. Chaque pas effectué sur le PCT l’éloignant un peu plus de la petite fille qu’elle a été, tout en la rapprochant davantage de la femme apaisée, forte de son exploit. Sanglé sur ses épaules, son sac – malicieusement rebaptisé Monster – symbolise le fardeau qu’elle porte sur son dos. La première fois qu’elle le soulève dans sa chambre du White’s Motel, où elle passe la nuit la veille du jour J, donne d’ailleurs lieu à une scène que l’on se figure le sourire aux lèvres. Prenant une profonde inspiration, après maintes contorsions, Cheryl passera de la position accroupie à verticale arrachant au passage une grille de climatisation. Ce n’est que sur la route, encouragée par un randonneur averti – ancien chef scout, qu’elle accepte d’écarter les objets dénués d’utilité. Ainsi délestée de ces poids morts, elle avance plus légère. À l’image des pensées ressassées depuis des années vaincues par les exigences du chemin caillouteux. Sur le PCT, le vrai danger éclipse les nœuds que le cerveau se fait. Seul compte la satisfaction des besoins primaires : marcher (jusqu’à que ce que six de ces ongles de pieds ne finissent par tomber), boire (à l’occasion de l’eau croupie), manger (de la bouillie en rêvant de fast food), dormir (en évitant de se faire croquer par un ours attiré par les sachets d’aliments déshydratés). Ici les priorités évoluent. Le sentiment d’être vulnérable accru. La répétition des tâches quotidiennes : monter/démonter la tente, rassembler le matériel de bivouac…et la contemplation de paysages naturels à l’état sauvage : les étendues désertiques de la Californie du Sud, les sommets escarpés de la High Sierra, le sol volcanique de la Californie du Nord, les étendues boisées de l’Oregon – « cette forêt avait quelque chose de magique – elle était presque gothique dans sa somptuosité verte, à la fois lumineuse et sombre, si luxuriante qu’elle semblait surnaturelle et tout droit sortie d’un conte de fées », participent à détacher Cheryl de son passé. À l’ancrer dans le moment présent en mettant son corps en mouvement. D’aucuns y verront une fuite ; mais comme le souligne l’autrice américaine, si dans la drogue elle a cherché une porte de sortie, le PCT a lui été une porte d’entrée. Un sentier alternatif lui permettant de s’extraire d’une situation désespérée pour in fine se trouver. Les grincheux trouveront donc matière à réviser leur jugement concernant la « fuite », souvent connoté péjorativement et associé à une forme de lâcheté. Comme si un contrat nous liait à ne surtout rien changer d’un quotidien déprimant.

C’était lié à la sensation qu’on éprouve quand on est en pleine nature. Quand on marche pendant des kilomètres sans autre raison que de contempler l’accumulation d’arbres, de prairies, de montagnes, de déserts, de ruisseaux, de rochers, de fleuves, d’herbes, de levers et de couchers de soleil. C’était une expérience puissante et fondamentale. J’avais la conviction qu’il en avait toujours été ainsi depuis les débuts de l’humanité, et que tant que la nature existerait à l’état sauvage, cela ne changerait pas.


Trouver sa place

C’était occupé. Par moi. J’étais là. Je n’avais pas ressenti ça depuis des lustres : l’impression d’être en moi, d’occuper ma place dans l’insondable Voie lactée.

À travers ce récit autobiographique, Cheryl Strayed pose la question de la place que l’on occupe au sein de sa famille, de la société, de son couple, de sa vie. Comment un drame dans une famille redistribue les rôles de chacun. En tant qu’aînée, Cheryl Strayed a occupé la place laissée vacante par son père, qui a disparu suite au décès de sa mère. Position inappropriée faisant peser sur les épaules de l’adolescente de lourdes responsabilités. Une des tâches de Cheryl Strayed au cours de son itinérance consistera à cesser de mettre sur un piédestal la mère-courage qu’elle admirait et à la voir telle qu’elle était. Une femme comme les autres avec ses défaillances et ses égarements. Ce passage d’un regard d’enfant à un regard d’adulte porté sur les parents s’avère d’autant plus délicat dans son cas que la colère qu’elle aurait dû plus jeune diriger vers sa mère n’a pas d’objet où se poser et finit donc par lui être retournée de plein fouet. Par simple ricochet, l’explosion de la cellule familiale entraîne celle maritale. Et ce n’est pas faute d’aimer son mari. Preuve en est : quelques jours avant de se lancer sur le PCT les ex-époux se tatouent le même symbole sur le bras. Mais pour être disposé à aimer, encore faut-il savoir qui l’on est. Ne pas mettre en doute son identité et être en mesure d’identifier ses désirs. C’est tout le travail intérieur que Cheryl Strayed a effectué avant de retrouver une certaine forme de stabilité.


Mon appréciation : 4,5/5

Date de parution : 2012. Poche chez 1018, traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Guitton, 504 pages.


Plus d’héroïnes « wild »

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🎃 {Sélection spéciale} : #Halloween 2022 

L’automne est ma saison préférée, les couleurs chaudes orangées, les camaïeux de brun, une atmosphère cocooning qui donne envie de se lover dans un fauteuil en cuir un plaid écossais sur les genoux au coin d’un feu de cheminée avec une tasse de thé 🍵 🍁 Alors dans ma PAL d’Halloween j’en ai profité pour glisser des livres mêlant fantastique, horreur ou merveilleux : une enquête policière dans un manoir anglais, une maison hantée et des classiques de la littérature gothique et vampirique… 🕯


🧛🏻‍♂️ Dracula de Bram Stoker

Dans ce roman fantastique, monument de la culture populaire et classique de la littérature gothique, l’écrivain irlandais Bram Stoker met en scène le personnage du comte Dracula, un vampire aristocratique, entre l’Angleterre et la Transylvanie au 19e siècle, dans un château retiré des Carpates.


🏰 Les sept morts d’Evelyn Hardcastle de Stuart Turton

« Mixez Agatha Christie, Downton Abbey et Un jour sans fin… » d’après les Éditions 1018, ça promet ! Une enquête policière qui mêle surnaturel, boucle temporelle et luxueuse demeure anglaise à la manière d’un cluedo géant…


🏚 La maison hantée de Shirley Jackson

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Se dressant à flanc de colline et cerclée par la masse sombre de la forêt, Hill House est un chef-d’œuvre d’architecture gothique, construit en trompe-l’œil par un homme à l’esprit dérangé. Peu à peu, la maison s’anime, contribuant à l’atmosphère envoûtante et saturée, conduisant les habitants à la lisière de la folie. (Lire la suite)


🪞 Le portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde

Jeune dandy anglais, Dorian Gray scelle un pacte avec le diable : la promesse d’une jeunesse éternelle, tandis que le portrait de son âme, lui, vieillit, reflétant au fil du temps la noirceur de son âme. Narcissisme et culte de la beauté, ce classique de la littérature anglaise n’a rien perdu de son actualité.


👻 Le Fantôme de Canterville d’Oscar Wilde

Ce recueil de nouvelles joue avec les codes du conte gothique : assassinats, fantômes, demeures lugubres avec un charme et un humour typiquement anglais.


{Sélection spéciale} : Halloween & #PalAutomnale 2020

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BELLES LECTURES À TOUS !

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Un psaume pour les recyclés sauvages (T.1), Becky Chambers : Planet opera & SF positive, une méditation merveilleuse entre un moine et un robot sur le sens de la vie

« Pourquoi, toi, tu aurais besoin d’avoir un but pour te sentir en paix avec toi-même ? […] Rien n’a de but. Le monde existe point final. […] exister dans le monde et l’admirer, ça suffit. Tu n’as pas besoin de justifier ni de mépriser ton existence. Tu as le droit de te laisser vivre. » Envoyé par les robots réfugiés au cœur de la forêt depuis la Transition pour répondre à la question : « De quoi les humains ont-ils besoin ? », Omphale assiste démuni au désarroi de Dex, son ami. « Je suis quoi, si je ne suis pas moine ? »/ »Ça ne te gêne pas ? L’idée qu’en fin de compte ta vie n’aurait aucun sens ? »/ »Qu’est-ce qui cloche en moi ? »/ »Je ne me comprends pas moi-même ! ». Autant de questionnements existentiels que Froeur Dex a fui en sillonnant les routes sur son chariot-vélo en qualité de moine de thé. Jusqu’au jour où écrasé par l’inertie, il réalise que sa vocation ne suffit plus à combler le vide qui s’est insinué en lui. Face à la perte de sens de son existence, le moine de vingt-neuf ans plaque tout pour emprunter une route inconnue. C’est là, en pleine nature sauvage, autour d’un feu de camp, qu’Omphale apparaît. Un robot aux composants recyclés, la tête métallique carrée qu’illuminent des yeux d’un bleu chaleureux. Par le biais des conversations entre les deux êtres non genrés engagés dans une quête de vérité, Becky Chambers utilise le procédé de la maïeutique pour développer une réflexion philosophique et ontologique magnifique. Étranger aux doutes des humains, Omphale accompagne son ami dans son cheminement spirituel intérieur avec simplicité et bienveillance. En lui suggérant que la vérité n’est pas à rechercher ailleurs que dans l’observation de ce qui est, peut-être ce dernier trouvera-t-il enfin la paix. « À mon avis tu prends un concept acquis pour un besoin instinctif » ; celui de donner un sens à tout prix à sa vie. Chef de file de la SF positive, Becky Chambers nous convie à un voyage initiatique poétique loin des canons habituels de la science-fiction. D’une profondeur et d’un charme inouïs, ce planet opera guidera ceux qui se sont égarés, oubliant qu’habiter le monde et s’en émerveiller suffit.

Dédicace

Pour vous qui avez besoin de souffler


Becky Chambers, SF positive & inclusive

LA SCIENCE-FICTION : QUE DES MECS, OÙ SONT LES FEMMES ?!

À la recherche d’un livre feel-good, sans être mièvre pour autant, j’ai fait un saut à la Librairie Fantastique, située dans le 12e arrondissement de Paris. Cette librairie est spécialisée dans les littératures de l’imaginaire, un domaine très vaste, où les abréviations et sous-genres pleuvent : SF, SF positive, SFFF, fantastique, fantasy, fantasy épique, space opera, planet opera, cyber punk, post-apocalyptique, dark fantasy, uchronie, dystopie, et j’en passe ! Difficile de s’y repérer. Si j’avais une vague idée de la plupart de ces catégories, en revanche je n’avais encore jamais entendu parler de SF positive, encore moins de l’autrice américaine Becky Chambers, saluée par la critique et auréolée du très prestigieux Prix Hugo – prix littéraire américain crée en 1953 récompensant chaque année une œuvre de science-fiction ou de fantasy publiée l’année écoulée – pour L’espace d’un an – premier volet de sa trilogie : Les Voyageurs. La SF pure et dure et les grands classiques du genre tels que : Fondation d’Isaac Asimov, Dune de Frank Herbert, La Horde du Contrevent d’Alain Damasio, Le problème à trois corps de Liu Cixin, Ravage de René Barjavel, Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, La Guerre des mondes de H.G. Wells, 1984 de George Orwell ont TOUS été écrits par des hommes, racontent des histoires d’hommes dans un monde exclusivement (sauf rares exceptions) d’hommes. Une vision pour le moins réductrice de l’humanité. Rien que l’exemple du Seigneur des Anneaux est édifiant : quatre femmes trouvent leur place dans cette œuvre culte. Leur rôle étant largement secondaire. Découvrir la plume engagée de Becky Chambers a donc été une vraie claque ! Une bouffée d’air frais. D’autant que si l’atmosphère qui se dégage de cette novella est douce et cotonneuse, le style de l’autrice est précis, touche juste. Il n’y a pas un mot en trop. Tout est pesé et parfaitement dosé. Chaque réflexion subtilement amenée découle des échanges entre Frœur Dex et Omphale suivant un procédé didactique fluide et maîtrisé. Ici, pas de vaisseaux à torpiller ou d’ego à flatter, mais une réflexion ontologique sur le sens de l’être, de la vie, ce qui contribue à donner un sens à notre existence. Face à sa crise de foi, Frœur Dex se met à douter. C’est le doute qui va le pousser à voyager, à partir sur les routes de Panga, en quête de vérité. En cela, Un psaume pour les recyclés sauvages est un récit initiatique futuriste. L’emploi de l’écriture inclusive contribue au message d’amour et d’humanité véhiculé par Becky Chambers. D’ailleurs, le fait que les héros soient non genrés n’empêchent pas de s’identifier à eux. Au contraire, leurs interrogations en deviennent universelles. Les rapports entre tous les personnages – notamment entre Frœur Dex et Frœur Baskin qui ont été amant.e.s au début du roman – sont respectueux et n’entravent jamais leur intimité. La violence n’a pas sa place, tandis que l’apprentissage dans de nombreux romans de SF/Fantasy passe par une épreuve douloureuse : les héros sont orphelins, ont été abandonnés, violentés, ont vécu une enfance compliquée ou vivent dans un monde en guerre. Dépasser les épreuves imposées par la vie les forge et leur permet de s’endurcir et donc de grandir. Le postulat est donc que grandir implique de souffrir. Sympa ! Comme si l’émancipation ne pouvait s’effectuer par le biais de réflexions et de conversations, de contacts avec autrui nous proposant des parcours de vie que nous n’aurions pas envisagés. Peut-être qu’il serait temps d’observer le monde autrement. Qu’une vision manichéenne du monde ne permet pas d’épouser toute sa complexité.


La liberté : le chemin vers le bonheur ?

Un beau jour – à vingt-neuf ans, Frœur Dex se réveille et constate à regret que son métier de moine aux Bocages ne le satisfait plus. Que ce qui contribuait à son bonheur : les tâches répétitives qui ponctuaient ses journées ne font plus sens. Le trouble se mue rapidement en malaise, s’étendant en cercles concentriques à l’ensemble des aspects de sa vie. Tout d’abord son cadre de vie. La ville l’étouffe. L’absence de nature est un manque qui, une fois constaté, ne fait qu’empirer : « Iel n’avait jamais vécu dans le voisinage de grillons qui chantaient, mais, une fois, qu’iel eut remarqué l’absence de leur chant dans les sons et la ville, elle était devenue impossible à ignorer. » Même après deux années sur les routes de Panga à conduire son chariot-vélo et à servir du thé en recevant les confessions d’humains en quête d’un moment privilégié, Dex ne peut se défaire d’un sentiment d’inachevé. Une sorte de dissonance cognitive, source de tension. L’écart a continue de se creuser entre ce à quoi il aspire, ce qu’il fait et ce qu’il est. Le choix de quitter le monastère pour aller au contact des autres a eu un effet apaisant dans les premiers temps, puis le doute est revenu. Frœur Dex réunit toutes les conditions pour être heureux, et pourtant il ne l’est pas. La point de friction se situe peut-être dans le schéma de pensée qu’il a intériorisé et qui a participé à édicter les critères de son bonheur, les fameuses cases à cocher. Au lieu de chercher à traiter les symptômes d’un mal-être persistant, Frœur Dex décide de s’atteler à la racine du problème. Il quitte tout. Abandonne son chariot-vélo à l’orée de la forêt pour s’y émerger. C’est là, en retrait de la société, qu’il va se trouver et rencontrer celui qui l’accompagnera avec bienveillance sur le chemin de la connaissance de soi. Qui le repoussera dans ses retranchements et lui montrera que c’est la propension humaine à l’anthropocentrisme, cette idée que l’espèce humaine a une mission, qui nourrit ses frustrations.

Pendant ces nuits blanches, Dex se demandait souvent où iel allait au juste. Iel n’avait jamais vraiment trouvé la réponse. Iel y allait quand même.

Je suis quoi, si je ne suis pas moine ?

[…]

– Vous… » Omphale désigna Dex. « Qui nous avez créés… » Il se planta le doigt sur le torse. « …Nous avez créés dans un but bien précis. Un but qui était gravé en nous. Mais lors de l’Éveil, quand nous avons dit : « Nous avons conscience de notre but et nous n’en voulons pas », vous avez accepté notre décision. Non contents de l’accepter, vous avez tout reconstruit pour vous adapter à notre absence. Vous étiez fiers de nous qui avions transcendé notre but, et fiers de vous qui aviez respecté notre individualité. Mais alors, pourquoi tiens-tu absolument à te fixer un but, pourquoi te rends-tu malade à l’idée de ne pas le connaître, pourquoi cela te désespère-t-il ? Si tu comprends que, pour les robots, l’absence de but – notre refus des buts que vous aviez fixés pour nous – est la preuve suprême de notre maturité intellectuelle, pourquoi t’épuises-tu à chercher le résultat inverse ?

– Tu es ici pour apprendre à connaître les humains.

– Ça, c’est ce que je fais. Ce n’est pas ma raison d’être. Quand j’en aurais terminé avec cette mission, je passerai à autre chose. Je n’ai pas de but, pas davantage qu’une souris, une limace ou une ronce. Pourquoi, toi, tu aurais besoin d’en avoir un pour te sentir en paix avec toi-même ?


« L’Éveil » des robots : une question éthique

Nous n’avons jamais connu d’autre vie que celle conçue par l’humanité, depuis nos corps jusqu’à nos tâches en passant par les bâtiments que nous occupons. Nous vous remercions de ne pas nous contraindre à rester ici, et, même si votre proposition nous touche, nous souhaitons quitter vos vills d’observer ce qui n’est pas une création : la nature sauvage.

Pour une raison inconnue, des centaines d’années avant que ne s’ouvre le roman, les robots crées par les humains dans un but industriel se sont éveillés. Se sont mis à conscientiser leur place dans le monde, à l’interroger. « L’ère des usines » a laissé place à « L’éveil » et un changement de paradigme s’est opéré. Utiliser des machines sans âme à des fins productives est une chose, une autre de maintenir prisonnier un « être » contre sa volonté en le forçant à effectuer des tâches ingrates qu’on rechigne soi-même à réaliser… Face à cette réalité, la culpabilité des humains a fini par l’emporter sur les intérêts financiers et un accord fut scellé. Les robots ont quitté les usines, recouvrés leur liberté et gagner la forêt. Suite au refus catégorique des robots d’intégrer la société des hommes en tant que citoyens libres et leur souhait de fuir la civilisation moderne pour regagner la nature sauvage, le monde s’est scindé en deux. Depuis la « Promesse de séparation », nul contact entre humains et robots n’a été recensé. Quant à savoir quel Dieu régit la conscience des robots, le mystère reste entier. Avec une grande délicatesse, le worldbuilding (= univers fictionnel qui sert de cadre au roman) crée par Becky Chambers aborde une question éthique fondamentale : la différence de traitement entre des « êtres » que l’on estime doués de conscience et ceux qui en seraient dénués. Les robots appartiennent-ils aux hommes qui les ont créés ? Ou, dès que ces derniers se révèlent aptes à éprouver des sentiments et des émotions, leur libre arbitre est engagé ?


Un récit initiatique futuriste aux allures de fable écologique

Le malaise ressenti par Dex né du chant des grillons qui, bien qu’il n’en ait jamais fait l’expérience, lui manque. Ces sons d’avant la Transition appartenant à un écosystème englouti, ont été enregistrés et ne peuvent être écoutés que par le biais de la technologie. L’humain étant un être vivant, son indifférence face à l’extinction des espèces ne peut être que de courte durée, puisque la destruction de l’écosystème finira in fine par l’impacter. En situant ici la prise de conscience de Dex, Becky Chambers invite inévitablement à repenser notre manière d’interagir avec le vivant. 

Dans la vie, parfois, arrive un moment où on a absolument besoin de foutre le camp de la ville. […] Frœur Dex ne la supportait plus. L’envie de partir était née avec l’idée du chant des grillons. […] Assez vite, Dex avait dépassé le stade du simple caprice ou du regret fugace pour un insecte lointain. L’envie gagnait tous les recoins de sa vie. Quand iel regardait les gratte-ciel, iel ne s’émerveillait plus de leur taille, iel déplorait leur densité : une humanité entassée à l’infini, si serrée que les plantes qui grimpaient le long de leurs boîtes de caséine s’enchevêtraient. Cette sensation d’une cité devenue prison se fit intolérable. Dex voulait habiter un lieu qui s’étendait au lieu de s’élever.

C’était la norme depuis la Transition, quand les habitants avaient légiféré sur la répartition territoriale. Cinquante pour cent de l’unique continent pangaïen était dévolus à l’usage humain ; le reste appartenait à la nature, et l’océan serait presque entièrement intouché. Quand on y pensait, c’était hallucinant : la moitié des terres pour une seule espèce, l’autre pour les milliers d’autres. Mais l’humanité avait un don pour bouleverser tout équilibre. Accepter une limite constituait déjà une victoire.


Mon appréciation : 5/5

PRIX HUGO DU MEILLEUR ROMAN COURT 2022

Date de parution : 2021. Aux Éditions de L’Atalante, collection La Dentelle du Cygne, série Histoires de moine et de robot, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie Surgers, 136 pages.


Idées de lecture…

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Watership down, Richard Adams : une odyssée lapine, entre récit d’aventure épique, parabole politique et fable écologique {#RomanCulte}

« Les bêtes ne se comportent pas comme les hommes. S’il faut se battre, elles se battent ; s’il faut tuer, elles tuent. Elles ne passent pas leur temps à inventer des moyens d’empoisonner l’existence des autres créatures ou de leur faire du mal. Elles sont pétries de bestialité et de dignité. » Fervent écologiste, Richard Adams a conquis plus de 50 millions de lecteurs avec Watership Down, best-seller salué dans le monde entier. Comment cette épopée savoureuse, dont les héros principaux sont des lapins, ce roman d’aventures audacieux, chronique d’une guerre menée par le vaillant Hazel, le téméraire Bigwig, le rusé Rubus et l’oracle Fyveer, secondés par la mouette Keehar, est-elle devenue une œuvre culte ? Sans doute, par le message universel véhiculé : la lutte pour la survie qui soude une communauté, la force des liens d’amitié, mais surtout l’affrontement entre les forces du bien et du mal. Duel au cœur des romans d’heroic fantasy qui sous-tend toute société. Menacés dans leur garenne natale, onze lapins émigrent vers les hauteurs de la colline de Watership Down. À la tête du groupe, Hazel va devoir s’affirmer en tant que chef et unir son clan en faisant jouer la complémentarité des individualités face aux Mille : les nuisibles tapis dans la forêt. La magie opère. Le lecteur suit avec passion les aventures rocambolesques d’Hazel et de ses compagnons en mission pour éviter leur extinction. Redoublant d’inventivité face à un tyran et sa troupe de lapins détraqués qui, sous couvert d’assurer la sécurité, imposent de vivre terré. Ces comportements déviants : hubris, despotisme, sont calqués sur ceux des humains, seuls êtres vivants ayant perdu tout lien avec ses instincts. La bravoure des lapins prêts à tout sacrifier par solidarité, à combattre au nom de l’amitié et de la liberté, prend une dimension philosophique. Entre satire caustique, récit d’aventures épique et parabole politique, Watership Down est aussi une grande fable écologique. Un texte engagé soulignant nos élans destructeurs, puisque que de tous les animaux de la création, l’homme se révèle le seul – dénaturé – enclin à altérer consciemment l’écosystème assurant sa pérennité.


Mon appréciation : 4/5

Date de parution : 1972. Éditions Monsieur Toussaint Louverture, collection Les grands animaux, traduit de l’anglais (Angleterre) par Pierre Clinquart, 544 pages.

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L’Odyssée de Sven, Nathaniel Ian Miller : l’épopée humaine et intime d’un ermite en Arctique

« Pour le moment, fais le point sur toi-même. […] Écoute la voix qui parle quand toutes les autres se taisent. Sois seul – sois entièrement seul. Je ne dis pas que tu vas faire une découverte de valeur ici – certainement pas une vérité cosmique – mais peut-être finiras-tu par te sentir aussi dépouillé, efficace et propre qu’un bâton fraîchement taillé. » Personnage attachant s’il en est, en quête de vérité et d’authenticité, Sven s’évade loin de son quotidien étriqué d’ouvrier textile en Suède au XXe siècle en lisant compulsivement les récits d’explorateurs arctiques. À travers ces expéditions au cœur d’une nature sauvage traversées par un puissant souffle de liberté, son imagination se déploie loin du fracas du monde – et de Stockholm en particulier où il est né. Mais au fil des années, l’inertie le gagne. Sven s’englue dans un quotidien avilissant. Avant qu’un accident à la mine ne le convainc d’embarquer pour une vie en solitaire aux confins du cercle polaire. Amer et confronté au dégoût qu’inspire son visage mutilé, Sven le borgne trouve refuge sur l’île de Spitzberg. Un lieu isolé, où le silence, une fois apprivoisé, creuse un chemin introspectif jusqu’au noyau dur de l’être, à l’image des étendues glacées du fjord, où notre ermite s’est s’encabané. Le flot de ses pensées se tarit, englouti par la nuit. Puisque la moitié de l’année la lumière cède la place à l’obscurité et avec elle vient une sensation de détachement, de flottement hors du temps. C’est dans ce désert blanc, uniquement perturbé par la faune sauvage, quelques marins, son chien Eberhard et ses fidèles amis : Tapio, le trappeur finlandais socialiste, Helga, sa nièce ou Charles MacIntyre, un géologue bibliophile écossais, que Sven pourra espérer trouver la paix tant recherchée. Bien que cédant à quelques facilités, L’Odyssée de Sven est un récit de survie en milieu hostile oscillant entre l’ombre et la lumière, au rythme des mouvements de l’âme d’un trappeur amateur : soit une existence sans filet, que l’Histoire finira invariablement par rattraper… Aventure épique en Arctique, roman d’apprentissage inspiré d’une histoire vraie, c’est surtout à un voyage intérieur d’une profonde humanité que Nathaniel Ian Miller nous convie dans ce premier roman touchant et dépaysant.

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L’aventure romancée d’un ermite, inspirée d’une histoire vraie

En 2012, Nathaniel Ian Miller, originaire du Vermont où il élève du bétail, participe à une résidence d’écriture : l’Artic Circle dans le Svalbard. C’est là-bas qu’il tombe sur la cabane de Sven, un ermite qui a vraiment existé, dont le destin solitaire près du cercle polaire, lui inspirera l’écriture de son premier roman.

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Sven, un bibliophile en quête d’une vie « loin de la foule déchaînée »

L’agitation de la ville, le bruit incessant, la promiscuité, la puanteur, le corps meurtri qui ploie sous « les tâches ingrates et monotones », l’esprit étranger aux gestes automatiques effectués, le vide intellectuel et spirituel, le temps qui file, les journées qui glissent avec une régularité de métronome… À l’adolescence, déjà, Sven se révolte contre ce quotidien aliénant qui l’attend et puise dans les romans le souffle qui lui permet de ne pas étouffer.

Je me sentais prisonnier et la Suède était ma cellule.

Je devins quelqu’un dont les journées ne composaient pas une vie, mais plutôt une mort en cours. Le temps était une chose qu’il fallait endurer.

Ses héros s’appellent Fridtjof Nansen – célèbre pour « ses brillantes explorations maritimes et l’histoire de sa survie spectaculaire » – et Salomon August Andrée – « pour ses idées ridicules et sa disparition geignarde dans le vide arctique ». Leurs épopées mythiques lui ouvrent un refuge, mais aussi un espace de liberté, une porte de sortie. Le faisceau d’opportunités considérablement rétréci devant lui s’élargit. L’ouvrier textile coincé à Stockholm se rêve explorateur, trappeur au cœur d’une nature sauvage préservée de la main de l’homme, un désert blanc. Le pays des Samis, peuple gardien de rennes.

En proie aux affres assez banales de l’aversion et de l’éloignement, je me tournai, comme tant de jeunes avant moi, vers les livres.
Personnellement, c’est dans l’exploration polaire que je m’évadais, et dans la myriade de souffrances qu’un individu pouvait endurer quand il mesurait sa volonté contre l’impitoyable mort blanche.

J’avais toujours été un lecteur omnivore, disparaissant dans les livres […] mais à présent je les consommais avec une concentration singulière, fiévreuse, comme un toxicomane retrouvant son vice après une trop longue séparation.

La fascination pour ces récits de survie se mue en obsession. Avant que sa flamme intérieure, déjà vacillante, ne soit entièrement engloutie par l’obscurité, sa sœur lui trouve un poste d’ouvrier dans un institut minier dans le Spitzberg – une île de Norvège située dans le Svalbard riche en charbon. Ce premier pas vers le grand Nord se révèle une déception. Dans l’archipel, les interactions humaines se limitent à l’essentiel : une poignée de mots échangés et des grognements. Après six mois de ce régime, Sven sombre dans la dépression. Da rémission, il la devra à sa rencontre avec Charles MacIntyre, géologue de la Royal Society. Un homme affable et bibliophile. Une espèce rare dans ces contrées hostiles, où il fait bon passer ses soirées dans un baraquement chaleureux, à lire, écouter de la musique classique, boire et fumer. L’éclaircie est de courte durée puisqu’à l’issue d’un accident, sa vie bascule définitivement, réduisant à néant ses espoirs de trouver sa place dans la société. À la mine, un puits s’est effondré. L’avalanche emportant avec elle une partie de son visage et son œil droit. Répugnant à l’idée d’inspirer soit de la pitié, soit du dégout, Sven fait le choix radical de s’isoler. Ce coup du sort est dans doute le signe qu’il attendait pour se décider à entamer le grand voyage auquel, depuis tant d’année, il aspirait.

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D’ouvrier minier à trappeur amateur : une initiation au monde sauvage

Arrivé en 1917 au Camp Morton par l’intercession de son ami Charles MacIntyre, qui a fait jouer ses relations à la Compagnie d’Exploration nordique, Sven poursuit sa « dissolution dans l’anonymat ». Dans ce « trou paumé », il travaille six mois l’été en tant qu’intendant, et les six autres mois de l’année il reste quand tout le monde a déserté la station. Les longs mois d’hiver, alors que la détériorations des conditions météorologiques opposent un frein à l’exploration minière, Sven prend la décision de débuter son initiation à l’art du trappage et du piégeage, en tenant compagnie aux trois trappeurs chargés de surveiller les installations. Si Charles MacIntyre l’a empêché de s’effondrer psychiquement – « durant cette première saison en Arctique, je me réduisis à une enveloppe humaine, vide et désespéré, chassée du pied sous une pierre », c’est Tapio, le trappeur socialiste finlandais qui fait son éducation.

Tu veux apprendre le trappage ? C’est un objectif honorable tant que tu ne deviens pas insensible à la mort. Chaque vie est une vie – tu comprends ? Le trappage en soit est facile à enseigner, facile à apprendre. Ce qui est difficile, c’est de préserver son humanité.

Sa constance émotionnelle – proche de l’encéphalogramme plat et sa rigueur intellectuelle en font un professeur d’exception. Ses enseignements précieux permettront plus tard à Sven de survivre aux longs mois d’hiver qu’il vivra en solitaire. Misanthrope de nature, peu enclin à se lier d’amitié, Charles et Tapio seront des points d’ancrage dans la vie de Sven. Tout comme Hare, dont le décès met fin à la routine que Sven s’était constituée. Dans un geste d’amitié authentique, Tapio lui fait don d’une des concession les plus riches du Spitzberg : le Raudfjord. Un fjiord constitué d’étendues glacées à perte de vue cerclées par des glaciers. Dans ce lieu désolé d’un blanc immaculé, Sven trouve enfin sa place dans le monde. À lui, de prendre son destin en main.

Le destin est vide. N’importe quel explorateur de l’Arctique ou marin ordinaire te le dira. Alors tu dois faire les meilleurs choix que tu peux, en sachant qu’ils peuvent t’égarer, mais poursuivre hardiment de peur que ta vie devienne une longue dérive monotone entre la mort et ton dernier choix intéressant.

Pour calmer véritablement l’esprit, il faut de l’isolement et du silence. Du temps et du vide.

Mais il n’y avait rien à faire. J’étais esclave de la solitude. Elle flottait au-dessus de moi comme une lune malveillante, croissant et décroissant, mais toujours exerçant son attraction, maîtresse au cœur dur de toutes les marées.

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De l’importance de l’amitié & de la solidarité pour (sur)vivre en solitaire dans les grands espaces polaires

Sven a l’humilité de préciser que tout ce qu’il a appris, c’est son ami Tapio qui lui a enseigné. D’ailleurs, à aucun moment, malgré tous les enseignements, les heures à chasser, à traquer le gibier, à poser des pièges, le trappeur amateur ne se revendique expert, bien au contraire. Quand après l’avoir aidé à s’installer, Tapio lui annonce devoir le quitter, Sven masque péniblement son émotion. C’est la gorge nouée qu’il fait ses adieux à son mentor. L’Odyssée de Sven n’est pas le journal de bord d’un homme misanthrope, déçu par la société, rejetant en bloc tout ce que l’humanité a à offrir, mais un beau roman d’amitié. Sans effusion, authentique, aussi rude que le Grand Nord qui lui sert de décor. La solitude permet à Sven de s’ancrer dans le monde, d’y trouver sa place après s’être senti rejeté ou tout du moins en décalage avec la société. L’amitié, quant à elle, joue le rôle inverse, l’empêchant, après un isolement de longue durée, de perdre pied avec la réalité. Elle lui sert d’ancrage.


Mon évaluation : 4/5

Date de parution : 2022. Aux Éditions Buchet-Chastel, traduit de l’anglais (États-Unis) par Mona de Pracontal, 480 pages.


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La grande traversée, Shion Miura : une épopée linguistique

« Cet ouvrage sera un bateau pour traverser l’océan des mots […] Les mots sont indispensables à la création, pensa Kishibé, qui s’imagina soudain la mer qui recouvrait la Terre avant que la vie ne s’y installe, un liquide trouble, épais, visqueux. Cette mer, chaque individu la portait en lui. Et la vie ne naissait qu’après que la foudre avait frappé la Terre. Tout comme l’amour et les sentiments, grâce aux mots qui lui donnaient une forme et la faisaient émerger. » Les cheveux en bataille, l’air d’être tombé du nid, Majimé est un être lunaire, plus à l’aise dans les livres qu’en société. Alors que le lexicographe Araki et le vieux professeur Matsumoto ont vieilli et cherchent un successeur à la hauteur de la tâche qui lui sera confiée, le choix de Majimé s’impose d’emblée. Au sein du département des dictionnaires d’une maison d’édition au Japon, les trois érudits unissent leur énergie pendant quinze longues années pour se dédier tout entier à la conception du plus grand dictionnaire jamais créé. L’œuvre d’une vie. Un travail de fourmis requérant une minutie infinie. Sur l’océan des mots, l’équipe soudée vogue dans une atmosphère chaleureuse et ouatée. Éloge de la lenteur, La grande traversée restitue leur force évocatrice, leur pouvoir de réminiscence : certains mots ouvrant rien qu’à leur évocation tout un chapelet d’émotions. Avec une maladresse attachante et une dévotion jamais entamée, Majimé relève le défi de fixer sans figer, de capter sur le papier toute la richesse sémantique de signes mouvants, « d’êtres vivants », l’impermanence d’un lexique qui s’enrichit continuellement. L’épopée linguistique devient amoureuse lorsque Majimé, qui à beau en connaître toutes les subtilités, réalise que le langage se révèle parfois insuffisant à embrasser toute la palette des sentiments. Il lui faudra dès lors vaincre sa timidité pour se déclarer et écrire noir sur blanc les mots d’amour qui semblent lui échapper. Tout en faisant la part belle à la gastronomie japonaise, Shion Miura nous convie à un voyage doux, humain et généreux sur le flot des mots.


Mon appréciation : 3,5/5

Date de parution : 2019. Éditions Actes Sud, traduit du japonais par Sophie Refle, 288 pages.

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