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Poussière dans le vent, Leonardo Padura : la diaspora cubaine

« Chaque action provoque une réaction. Nous sommes le résultat d’un grand désordre. Nous vivons sur un manège qui ne s’arrête pas et qui, avec sa force centrifuge, essaie toujours de nous expulser vers l’espace. Tu as beau courir, ton passé peut toujours te rattraper. » Fuir. C’est ce qu’ont fait, les uns après les autres, Horacio, Dario, Irving, Joel, Fabio, Liuba, Elisa. Leurs amis, Cuba, leur famille, la vérité aussi. Tentant d’échapper à un passé qui, ironie du sort, hasard ou conséquence inéluctable d’une série de mauvais choix, aura par des chemins de traverse finit par les rattraper. Dans les années 90, alors que l’URSS est démantelée et l’île maintenue artificiellement sous perfusion soviétique s’enfonce dans l’extrême pauvreté, le Clan se réunit pour célébrer les trente ans de Clara. Un groupe soudé de huit amis, que la maison de Fontanar accueille pour la dernière fois. Dans les jours qui suivent, Walter meurt dans des circonstances troubles et une Elisa enceinte plus confuse et révoltée que jamais s’évapore avec ses secrets, maintenant le flou sur la paternité. Sous l’impulsion de la jeune génération tombée sur une photo prise ce soir-là, la vérité commence à émerger. Et avec elle les souvenirs enfouis. La plupart sont partis, quand d’autres, comme Clara et Bernado, font le choix de rester. Par inertie ou peut-être parce que des liens puissants les rattachent à leur pays. Devenant le centre de gravité d’une diaspora cubaine charriant son lot de regrets et de nostalgie. Piliers d’une mémoire affective commune à tous les exilés. Suivant une boucle temporelle se refermant sur l’élucidation d’une affaire sordide à l’origine de la dispersion d’un groupe d’amis, Leonardo Padura sonde avec émotions l’ambivalence des sentiments ressentis par tout exilé ayant rêvé un jour de faire table rase du passé, et avec lui de ce qu’il a été. Peut-on couper avec ses racines si facilement ? Ou notre identité, composée de différentes strates du temps et de demi-vérité, nous échappe-t-elle inexorablement ? Une fresque politique et une quête identitaire brillamment orchestrée autour de cette interrogation : « Qu’est-ce qui nous est arrivé ? »

La même vieille chanson
Rien qu’une goutte d’eau dans une mer sans fin.
Tout de ce que nous faisons se désagrège,
Même si nous refusons de le voir.
Poussière dans le vent,
Nous ne sommes que de la poussière dans le vent.

Kansas, 1977

L’amour, le hasard : certaines personnes sont-elles destinées à se rencontrer ?

Point de jonction entre deux boucles temporelles : les souvenirs nostalgiques de Cuba dans les années 90 et la vie d’Adela aux États-Unis, la relation amoureuse entre la fille de Loreta et Marquitos – fils de Clara, semble le fruit d’un hasard miraculeux. Comment ces deux êtres précédés par une histoire intime si puissante, faite de fantômes, de mystères et de secrets, ont-ils pu se retrouver dans un pays étranger ? Se reconnaître inconsciemment et s’aimer instantanément ? D’autant que Loreta et Clara étaient proches à l’époque, qu’une attirance réciproque avait existé scellée par un unique baiser, à tel point que la frontière entre amour et amitié s’était brouillée et n’avait jamais pu être creusée. Les laissant étourdies, incapables de mettre des mots sur ce qu’elles avaient ressenti. À travers cette histoire d’amour, Leonardo Padura illustre magnifiquement le concept de « mémoire affective », comment une décision entraîne une multitude de répercussions et que fuir son passé ne permet en aucun cas d’y échapper. Les agissements du trio Loretta, Clara et Darío se répercutant sur les générations d’après. Le hasard n’existe pas. Malgré les réticences de sa mère à évoquer sa vie à Cuba, Adela éprouve une fascination pour le pays de ses origines. Fascination qui vire à l’obsession la poussant à étudier son sujet à fond, à entreprendre un voyage à La Havane, à fréquenter des communautés cubaines, gravitant autour de ce point d’attraction avec la sensation que quelque chose lui échappe. Le mutisme de Loreta poussera Adela à creuser son histoire familiale. Une histoire qui recoupe tragiquement celle de Cuba, du communisme, de la police secrète, d’un groupe d’amis dispersé, de morts accidentelles… L’amour étant peut-être la plus belle manière de boucler la boucle et de se réconcilier avec le passé. D’aller de l’avant.

Ce fut là qu’il commencèrent à soupçonner que, s’ils avaient parcouru dans leurs vies les chemins les plus tortueux et les plus rocambolesques, c’était seulement dans le but de se croiser, car l’histoire et le destin avaient voulu, qu’ils se rencontrent, qu’ils s’aiment et que, sans qu’ils le sachent encore, ils referment une boucle du destin le plus improbable qu’ils auraient jamais pu imaginer.

Loreta avait vécu avec ces craintes depuis qu’elle avait appris comment une boucle alambiquée du karma s’était immiscée dans un ensemble de décisions et de solutions apparemment dues au hasard pour faire en sorte que sa fille rencontre à Miami Marcos Martínez Chaple, justement Marquitos, et tombe presque immédiatement amoureuse de lui.

L’exil, la nostalgie

Est-il vrai que personne n’abandonne le lieu où il a été heureux, comme le répétait toujours un Horacio philosophe, lesté de lectures inquiétantes ? Et le lieu où il ne l’a pas été, mais qui est le sien et dont il n’aurait jamais pensé ni souhaité s’éloigner ? Est-il possible de marquer le moment précis où une existence se tord, cette rupture funeste qui pousse une ou plusieurs vies sur des chemins inattendus ? Combien dure, combien pèse ce moment où tout se décide, ce moment précis ou imprécis, visible ou indiscernable à l’instant où il éclôt, ainsi que Clara l’aurait formulé avec ces mots ou avec d’autres ? Et le bonheur : combien dure le bonheur ? Et après les échecs, est-il encore possible qu’existe une victoire finale, comme Bernado le disait souvent ? Mais, surtout, ainsi que s’était plaint une fois Darío : faut-il vivre avec ce genre de questions, sans réponses convaincantes, ni même au moins consolatrices ?

Il croisait d’autres gens qui lui semblaient bizarres, abîmés, des créatures surgies de l’exubérante précarité alentour, des mauvaises caricatures des personnes au milieu desquelles il avait vécu, dont il avait fait partie durant les trente-six premières années de son existence sans les avoir vues à travers ce prisme sombre, modelé par la distance, l’absence, les découvertes, les souvenirs, les oublis et l’abandon . Quel était son monde ? Où était-il ? Que lui était-il arrivé ?

Irving avait, avant, fait l’expérience des départs de Darío, Horacio, Fabio Et Louna, tous dans des circonstances différentes, avec des adieux bruyants ou furtifs. Tous avaient souffert de la disparition traumatisante d’Elisa et du suicide de Walter, toujours vécus comme des arrachements, comme des derniers chapitres venant gonfler le long épilogue d’une historie collective.

Neurochirurgien réputé à Cuba, Darío profite d’une opportunité professionnelle en Espagne pour s’expatrier à Barcelone. Sans même informer sa famille de son projet. Là-bas, il tentera coûte que coûte d’endosser une nouvelle identité : catalan militant pour l’indépendance de sa région, propriétaire d’une maison luxueuse, esthète raffiné, avec en tête de ne jamais regarder en arrière. Le regard fixé vers l’horizon s’interdisant de repenser au passé, à ses origines. Sa naissance dans un immeuble miteux de La Havane, une enfance entre les feux croisés de la pauvreté et une mère alcoolique lui infligeant des corrections d’une extrême violence. Si chacun des membres du Clan tentera à sa manière de se réinventer, Darío est celui qui ira le plus loin dans l’effacement de soi, de ce qui le rattache à Cuba, n’hésitant pas à couper net avec sa femme et ses enfants. À la lumière de sa vie, une aversion aussi extrême pour son pays s’entend. Et qui peut lui reprocher d’avoir saisi la première occasion pour le quitter ?

[…] en fait, il voulait seulement devenir autre chose, un autre Darío, catalan ou martien, c’était pareil, mais toujours plus loin du Darío original. Enterrer le passé, compter les gains, jamais les pertes. Écraser tout soupçon de nostalgie. Quel était donc ce mot, nostalgie ? À quoi sert la nostalgie ?

Ramsés et Darío, deux personnes qui avaient fait de la distance un bouclier plus qu’une cause de lamentations et de regrets, qui avaient réorienté leurs vies de façon satisfaisante, et radicale par bien des aspects, durent se rendre aussi à l’évidence que le passé peut être une tâche indélébile.

Partir ou rester ?

Pourquoi tous ces gens qui avaient vécu de façon naturelle dans une proximité affective, attachés à leur monde et à ce qui leur appartenait, s’efforçant durant des années d’améliorer la vie personnelle et professionnelle à laquelle ils avaient eu accès dans leur pays, décidaient ensuite de poursuivre leur vie en exil, un exil dans lequel, supposait-elle, et c’était ainsi que Fabio l’avait ressenti, ils ne retrouveraient jamais ce qu’ils avaient été et n’arriveraient jamais à être autre chose que des transplantés avec de nombreuses racines apparentes ? Ou parviendraient-ils à être autre chose, n’importe quoi d’autre que des étrangers, des réfugiés, des clandestins, des exilés, des apatrides ?


Mon appréciation : 4/5


Date de parution : 2020. Grand format aux Éditions Métailié, poche aux Éditions Points, traduit de l’espagnol (Cuba) par René Solis, 744
 pages.


Idées de lecture…

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Pal de tour du monde : Canada, États-Unis et Amérique latine 🌎 #4

Qui dit nouveau continent, dit nouvelle pile de livres à lire ! Voici quelques-unes des lectures qui m’accompagneront au Canada, aux États-Unis et en Amérique latine, avant un nouvel et dernier approvisionnement en Argentine 😎


🇨🇺 Poussière dans le vent de Leonardo Padura

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Fuir. C’est ce qu’ont fait, les uns après les autres, Horacio, Dario, Irving, Joel, Fabio, Liuba, Elisa. Leurs amis, Cuba, leur famille, la vérité aussi. Tentant d’échapper à un passé qui, ironie du sort, hasard ou conséquence inéluctable d’une série de mauvais choix, aura par des chemins de traverse finit par les rattraper. Un secret qui ne sera levé qu’à la toute fin, une brillante réflexion sur l’exil, l’identité, un passé que l’on cherche à fuir, mais qui ne cesse de nous hanter… L’écrivain cubain nous offre un beau pavé, en outre parfait pour l’été 🌞 [Lire la chronique]


🕍 La promesse de Chaïm Potok

Suite du magnifique roman d’amitié L’élu, se déroulant dans les milieux hassidiques new-yorkais, La promesse du rabbin Chaïm Potok suit l’évolution des deux adolescents devenus étudiants. Leur amitié survivra-t-elle aux chemins divergents que prennent leurs vies ?


🇺🇸 Harlem Quartet de James Baldwin

Résumé éditeur : Dans le Harlem des années cinquante, se nouent les destins de quatre adolescents : Julia l’enfant évangéliste qui enflamme les foules, Jimmy son jeune frère, Arthur le talentueux chanteur de gospel et Hall son frère aîné.

Trente ans plus tard, Hall tente de faire le deuil d’Arthur et revient sur leur jeunesse pour comprendre la folle logique qui a guidé leur vie. Pourquoi Julia a-t-elle subitement cessé de prêcher ? Pourquoi le quartet s’est-il dispersé ? Pourquoi Arthur n’a-t-il jamais trouvé le bonheur ?


🇩🇪 Les enfants Oppermann de Lion Feuchtwanger

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Membre de l’intelligentsia allemande exilé en France, Lion Feuchtwanger publie en 1933 la chronique d’une famille juive bourgeoise berlinoise installée en Allemagne depuis des générations, qui assiste incrédule à l’anéantissement de l’esprit allemand. Ce témoignage édifiant est un texte exceptionnel à portée universelle. Un matériau de première main pour qui veut comprendre comment une civilisation éclairée – patrie de Freud et de Goethe, par inertie, sentimentalisme national, intérêts particuliers, se retrouve gagnée par la cécité.[Lire la chronique]


🚌 De beaux lendemains de Russell Banks

Résumé éditeur : L’existence d’une bourgade au nord de l’état de New York a été bouleversée par l’accident d’un bus de ramassage scolaire, dans lequel ont péri de nombreux enfants du lieu.

Les réactions de la petite communauté sont rapportées par les récits de quatre acteurs principaux. Il y a d’abord Dolorès Driscoll, la conductrice du bus scolaire accidenté, femme solide et généreuse, sûre de ses compétences et de sa prudence, choquée par cette catastrophe qui ne pouvait pas lui arriver, à elle. Vient Billy Ansel, le père inconsolable de deux des enfants morts. Ensuite, Mitchell Stephens, un avocat new-yorkais qui se venge des douleurs de la vie en poursuivant avec une hargne passionnée les éventuels responsables de l’accident. Et enfin Nicole Burnell, la plus jolie (et la plus gentille) fille de la bourgade, adolescente promise à tous les succès, qui a perdu l’usage de ses jambes et découvre ses parents grâce à une lucidité chèrement payée.

Ces quatre voix font connaître les habitants du village, leur douleur, et ressassent la question lancinante — qui est responsable ? — avec cette étonnante capacité qu’a Russell Banks de se mettre intimement dans la peau de ses personnages.


🗽 Ombres sur l’Hudson d’Isaac Bashevis Singer

Résumé éditeur : Rien ne sera plus comme avant pour ces survivants venus de Pologne qui se retrouvent à New York en 1947. Alors ils sont saisis d’une folle envie d’agir, d’aimer, d’entreprendre, de réussir. D’aimer, surtout. Au centre du roman, Grein, pris entre trois femmes : la sienne, sa maîtresse et Anna, fantasque et irrésistible. Pour pouvoir vivre ensemble, Grein et Anna défient leur entourage, au risque de briser des vies et de se détruire mutuellement.C’est au plus profond du coeur humain que nous entraîne Ombres sur l’Hudson, au coeur de l’amour, de la passion, de l’angoisse, du désespoir et parfois de la folie. De la lecture de cet immense roman, nul ne sortira indemne.


🇵🇱 La famille Moskat d’Isaac Bashevis Singer

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Prix Nobel de littérature 1978, immense auteur du yiddish, Isaac Bashevis Singer dépeint avec un formidable talent de conteur, réalisme, humour et générosité le rejet d’un modèle archaïque par les jeunes générations d’une famille orthodoxe juive à Varsovie, la recherche du grand amour, de la passion, l’exercice du libre-arbitre, l’affrontement constant entre individualisme et communautarisme. Quelle place occupe l’individu au sein de la communauté juive et cette même communauté au sein de la société ? De ces êtres fourmillant de vie, Singer tire l’essence même de ce qui fait l’être humain, ses névroses, ses doutes, ses tiraillements moraux, la peur de passer à côté de son destin en subordonnant sa liberté au jugement d’autrui, aux règles strictes de la vie en circuit fermé, dont la transgression mène le plus souvent à l’exclusion.[Lire la chronique]


🕎 Celui qui va vers elle ne revient pas de Shulem Deen

Résumé éditeur : Shulem Deen a été élevé dans l’idée qu’il est dangereux de poser des questions. Membre des skver, l’une des communautés hassidiques les plus extrêmes et les plus isolées des États-Unis, il ne connaissait rien du monde extérieur. Si ce n’est qu’il fallait à tout prix l’éviter.

Marié à l’âge de dix-huit ans, père de cinq enfants, Shulem Deen alluma un jour un poste de radio – une première transgression minime. Mais sa curiosité fut piquée et le mena dans une bibliothèque, puis sur Internet, et ébranla les fondements de son système de croyances. Craignant d’être découvert, il sera finalement exclu pour hérésie par sa communauté et acculé à quitter sa propre famille. Dans ce récit passionnant, il raconte ce long et douloureux processus d’émancipation et nous dévoile un monde clos et mystérieux. Une expérience qui a propulsé l’auteur dans une remarquable carrière littéraire.


🥨 La vengeance de Fanny de Yaniv Iczkovits

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Mêlant l’humour juif au burlesque, l’auteur israélien Yaniv Iczkovits nous immerge dans un univers mystérieux, ponctué de termes hébreux et yiddish qu’un lexique enrichi nous permet d’apprécier. Celui des shtlels, du peuple juif dont le communautarisme s’éclaire à la lumière de l’antisémitisme qui sévissait fin 19e dans les pays de l’Est. Hormis un tunnel narratif au milieu du roman et un côté foutraque un peu lassant, un vent de liberté souffle sur les pages de cette épopée féministe déjantée, entre quête d’émancipation et de liberté.[Lire la chronique]


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Ce qui reste de nos vies, Zeruya Shalev : l’autopsie freudienne d’une famille israélienne

« Pourquoi dans cette famille passait-on son temps assis autour du brasier de l’amour à ne cesser de mesurer la hauteur des flammes, quelle étrange malédiction se transmettait-on de génération en génération ». Fille de pionniers, Hemda a été élevée dans un Kibboutz par deux idéologues. Un père sévère s’efforçant de lui inculquer des valeurs communautaires et une mère en déplacement courant les financements. L’idéal sociétal pour lequel ses parents ont tout sacrifié ayant échoué, Hemda a déménagé à Jérusalem avec son mari et ses deux enfants. Alors qu’elle est malade et vit ses derniers instants, Avner et Dina se relaient à son chevet, rembobinant le fil de leur vie et de leurs regrets. Un désir tardif d’enfant, auquel Dina s’accroche malgré la folie du projet, espérant retrouver l’amour dont sa mère, dans un mimétisme inconscient, l’a privée. Le naufrage de son mariage, qu’Avner, pourtant avocat spécialisé dans la défense des causes perdues, constate avec amertume. Jeune, inexpérimenté, à l’époque il s’était précipité dans le mariage comme on prend la fuite, voyant en Salomé un moyen d’échapper à une relation maternelle trop fusionnelle. Après avoir décortiqué le délitement du couple et l’explosion de la cellule familiale dans Thèra, la passion adultérine dans Vie amoureuse et la résurgence d’un premier amour dans Douleur, l’autrice israélienne poursuit son exploration de la psyché humaine. Dans Ce qui reste de nos vies, Zeruya Shalev ajuste sa focale sur la famille, les motifs sous-jacents de la maternité et les regrets inhérents au passage du temps. Vit-on par procuration à travers ses enfants ? Sont-ils inévitablement une projection maladroite des désirs des parents ? Usant du flux de conscience woolfien pour développer des thèmes freudiens : tels que le poids de l’enfance et la répétition de schémas familiaux, Zeruya Shalev nous plonge dans les pensées tourmentées de personnages complexes et angoissés. Mettant à jour nos peurs et névroses les plus profondes. De l’âme humaine ainsi mise à nu, surgit la seule question qui devrait, au jour le jour, nous guider : à la fin, quand tout aura été dit, que restera-t-il de nos vies ?


Hemda, l’éternelle enfant

[…] mais vie de leur mère n’est-elle pas remplie d’heures divisées en moitiés ou en quarts, de toute façon qui pourrait décrypter l’essence des choses, que s’était-il donc passé pour qu’Hemda, fille de deux grands pionniers, venue au monde dans la première moitié du vingtième siècle, soit si rêveuse, si étrange et étrangère, incapable de s’habituer au kibboutz dans lequel elle était pourtant née et avait grandi, qu’est-ce qui l’avait poussée à épouser leur père, ce garçon solitaire venu d’ailleurs dont l’amour s’était vite transformé en haine et la dépendance en rancœur, mais surtout pourquoi avait-elle été condamnée, elle justement, à illustrer, par sa longévité, ce que l’existence avait d’absurde car, excepté la durée de sa vieillesse, elle avait tout raté, tout vécu à l’envers, une femme qui n’avait pas aimé son mari, une enseignante qui n’avait pas aimé enseigner, une mère qui n’avait pas su élever ses enfants, une conteuse incapable de coucher la moindre histoire sur le papiers.


Comment as-tu osé me modeler en une autre que celle que j’étais puis m’abandonner comme ça, suspendue entre ciel et terre, incapable d’être la fille que tu voulais, incapable de devenir ce que j’aurais dû être.


Dina, la « mal-aimée » entourée de regrets, qui aimerait tout recommencer

[…] quel gâchis, c’est trop tard, mais de quoi parle-t-elle, le sait-elle seulement, trop tard pour tomber amoureux l’un de l’autre, trop tard pour mettre un enfant au monde, trop tard pour changer de vie, cette altération n’était-elle pas dans l’œuf, oh, Amos, si seulement nous pouvions recommencer depuis le début, je ferais tout différemment.

Une mère peut-elle aimer différemment ses enfants ?

La naissance de Dina, son premier enfant, la mort de son père et la résignation du lac s’étaient mêlées dans son esprit et avaient formé un nœud figé et putride qui, à chaque contact, ne fût-ce qu’en pensée, générait de l’effroi. […] et pendant ce temps, dans un berceau de la maison d’enfants, un bébé arrivé avant l’heure suçait goulûment son pouce, une petite fille qui, au lieu d’apporter joie et consolation comme tous les bébés, semblait avoir été frappée de malédiction et ne pouvait espérer que le coup de baguette magique libérateur qui ramènerait sa mère vers le monde des vivants et surtout vers elle. Aussi incroyable que cela puisse paraître, ce coup de baguette magique arriva, deux ans plus tard, sous la forme d’un nouveau bébé, et ce fut lui qui sauva Hemda, l’arracha à ses souffrances et emplit son cœur d’amour, il le fit sans le moindre effort, réussit là où sa grande sœur avait subi un cuisant revers, si bien que ce fut aussi lui qui en récolta les fruits.


Avner, « l’éternel prisonnier » défenseur des faibles et des opprimés

Oui, éternel prisonnier, il s’était attaché à elle trop jeune, comment aurait-il pu imaginer que son premier flirt avec une adolescente pas très grande et aux cheveux coupés court, une histoire principalement guidée par une curiosité juvénile et son besoin affolé de se protéger de sa mère, se refermerait sur lui et deviendrait le piège dans lequel il se débattrait toute sa vie, incapable de s’en échapper, incapable de s’y habituer.


Depuis des années, il se bat contre les institutions les plus puissantes, l’État, l’armée, les services de sécurité, il se bat pour des terres et des indemnisations, des troupeaux et des cabanes en boue, des taudis et des cuvettes de cabinets, oui, parce que c’est là que réside la dignité des malheureux pris entre les feux croisés de forces qui les dépassent […] qui s’occupera de ces tribus en voie de disparition, ces âmes libres du désert, ces Bédouins, fiers nomades qui sont à présent réduits à ramasser les ordures aux abords de nos villes ? Rares sont ceux qui acceptent encore de défendre les faibles, les cerveaux les plus brillants se mettent au service du pouvoir, c’est tellement plus excitant de représenter le gouvernement, les banques, les nantis ! Mais toi, quand tu enfiles ta robe dans la salle d’audience, c’est justement là que tu te sens puissant, en plaidant pour les désarmés et les humiliés face au système capable de les broyer, parfois même tu arrives à gagner, et alors tu ne te sens plus du tout démuni, sauf que ces dernières années tu peux compter tes victoires sur les doigts de la main, il revoit le visage de Soliman marqué par la déception, est-ce lui, Avner, qui a moins de force ou le pays qui s’est musclé ? Qui se bat avec davantage de rage parce qu’il se sent fragilisé justement ?

Mon appréciation : 4/5

 

Date de parution : 2011. Grand format aux Éditions Gallimard, poche chez Folio, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, 544 pages.


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Le gang des rêves, Luca Di Fulvio : Gangs of New York

« Tu sais ce que c’est, l’amour ? C’est réussir à voir ce que personne d’autre ne peut voir. Et laisser voir ce que tu ne voudrais faire voir à personne d’autre. » Tombée enceinte de l’homme qui l’a violée, Cetta Luminita, 15 ans en 1909, embarque à Naples pour le Nouveau Monde son fils sous le bras, farouchement décidée à lui offrir la vie qu’on lui a volée. Christmas, mèche blonde retombant nonchalamment sur le front et regard insolent, tiré de son enfance dans les ruelles mal famées du Lower East Side, vit avec sa mère prostituée. Loin des quartiers huppés de Manhattan, où Ruth Isaacson occupe un luxueux appartement sur Park Avenue. Les chemins du jeune voyou et de la riche héritière du West End n’auraient jamais dû se croiser si un événement terrible ne les avait rapprochés. Depuis cette nuit où la vie de Ruth s’est arrêtée, un lien puissant les relie. À mi-chemin entre David Copperfield et Les affranchis, Le gang des rêves est une fresque sociale en clair-obscur dépeignant le New-York des années 20, le quotidien des immigrés juifs et italiens, les Noirs ghettoïsés, dans une ville aux mains des parrains du crime organisé, avec pour fil rouge une histoire d’amour impossible entre deux adolescents. Un jeune wop et une riche juive des beaux quartiers. Deux amants que les circonstances de leur rencontre empêchent de s’aimer. Si tous les codes de la success-story américaine et du roman d’apprentissage en font un vrai page-turner, Le gang des rêves gagne résolument en profondeur grâce à Ruth. Un personnage féminin complexe que Luca Di Fulvio accompagne à chaque étape de sa reconstruction, sur le chemin tortueux vers le regain d’estime de soi après une agression. Des bas-fonds de New York, aux studios hollywoodiens, l’auteur italien nous offre une autre version du rêve américain incarné par un gamin effronté et attachant, une petite frappe au cœur tendre et au cerveau bien fait, qui entend écrire sa légende au sein de la pègre new-yorkaise. Tout en gardant à l’esprit la promesse faite à son premier et unique amour, à la jeune fille qu’il a sauvée et dû abandonner, de revenir la chercher.


Le garçon fit un pas hésitant en avant, se détachant de la foule, alors que désormais il était trop tard et qu’ils ne pouvaient plus rien se dire. Mais leurs regards se mêlaient. Et dans ces yeux voilés de larmes, il y avait plus de mots qu’ils n’auraient jamais pu prononcer, plus de vérité qu’ils n’auraient pu avouer, plus d’amour qu’ils n’auraient pu montrer. Et plus de douleur qu’ils n’étaient capables de supporter. « Je te trouverai ! » articula lentement Christmas. Le train siffla. S’ébranla. Christmas vit que Ruth tenait une main serrée sur le cœur rouge qu’il lui avait offert. « Je te trouverai ! » répéta-t-il doucement, alors que Ruth était emportée au loin.

Roman d’apprentissage, success-story, amour impossible & american dream… si les ingrédients d’un page-turner réussi sont réunis, cela suffit-il, pour autant, à en faire un grand roman ?

Mais un phénomène similaire avait aussi touché les quartiers pauvres de Manhattan et de Brooklyn. Grâce aux récits de Christmas, les gens ordinaires rêvaient d’être des durs, capables de conquérir cette liberté que la société leur refusait dans la réalité et qu’ils n’avaient pas la force de revendiquer. Christmas était devenu leur voix. Grâce à lui, ils rêvaient opportunités et transgressions et se sentaient capables – confortablement installés devant leurs boîtes à lampe – de prendre des risques.

Né au 18e siècle en Allemagne, le Bildungsroman ou « roman de formation » – aussi appelé « roman d’apprentissage » et « roman initiatique » – retrace les épreuves auxquelles est confronté un jeune héros, dont la personnalité se forgera au contact de la vie. L’enthousiasme pour ce type de récits découle certainement du constat que chacun de nous expérimentera cette transition délicate. Le passage de l’enfance à l’âge adulte – l’anglais rendant avec la concision qui lui est propre cette dimension : coming-of-age story, la perte de l’innocence, des illusions, la confrontation avec un monde extérieur violent, sont autant d’étapes par lesquelles chaque lecteur est passé. D’où l’écho personnel qui renforce notre intérêt pour ce type de romans. L’identification se fait naturellement et, à travers le parcours du héros, certaines réponses sont apportées à des questions qui ont pu nous effleurer. La littérature possède des vertus cathartiques, qui expliquent cette avidité à connaître le dénouement : Christmas parviendra-t-il à s’extraire de sa condition d’émigré italien élevé dans les quartiers ouvriers de New York ? La blessure de Ruth cicatrisera-t-elle, offrant aux deux amants la possibilité de s’aimer ? Le lecteur suit avec émotion leur évolution et vibre au rythme des retournements de situation. Ce n’est plus le gamin des bas-quartiers qui se frotte à la mafia, se heurte à un monde sophistiqué qui l’exclût d’office, c’est le lecteur qui vit, respire, souffre de se voir marginalisé. Ainsi, la réussite d’un récit de formation repose sur le pacte que l’auteur scelle avec le lecteur : si les personnages sont suffisamment bien incarnés pour que l’identification se fasse, que le rythme ne s’essouffle pas, que les sujets évoqués résonnent intimement avec notre expérience, alors le lecteur ne pourra lâcher le roman avant le dénouement. Rares sont les auteurs qui le font aussi brillamment que Luca Di Fulvio. Le gang des rêves réunit tous les ingrédients d’un excellent roman d’initiation : un héros de basse extraction doué, charismatique et impertinent, éduquée par une mère prostituée ayant dû s’exiler après avoir été violée, la difficulté de s’intégrer dans un nouveau pays, la rage de vivre, un amour impossible avec une jeune femme d’origine sociale plus élevée, des histoires familiales compliquées, des revers de fortune, une construction faisant évoluer en parallèle les destins de Christmas, Ruth et de l’agresseur de cette dernière, avec en toile de fond la prohibition, la mafia new-yorkaise, l’essor du cinéma hollywoodien, et l’espoir vécu à travers Christmas de se tailler une place au soleil. De transcender ses origines sociales pour s’élever dans la société et vivre le rêve américain. Le fil rouge étant, comme tous bons romans, le combat acharné entre le bien et le mal, qu’une narration bien maîtrisée permet d’apprécier. Si Luca Di Fulvio ne rechigne pas à user de certaines facilités, s’il arrive que les ficelles soient par trop évidentes, le pacte fonctionne jusqu’à la fin. Il reste qu’à la manière de trappes s’ouvrant à l’improviste, les situations douloureuses se dénouent aisément nous conduisant vers un happy end, qui, bien qu’attendu se laisse apprécier. Le gang des rêves est un formidable roman, addictif, émouvant, très cinématographique également. Une fresque famille et sociale que je ne rangerai toutefois pas dans la même catégorie que des monuments du genre, tels que récemment La huitième vie de Nino Haratischwili, Le Chardonneret de Donna Tartt ou encore Les frères K. Le style fluide, le rythme tenu, les personnages incarnés et le souffle romanesque maintiennent le lecteur en haleine, tout en n’évitant pas un traitement superficiel. Il manque cette densité, cette profondeur dans l’exploration des sentiments et de la psyché des personnages, propres aux grands romanciers. Que la complexité du personnage de Ruth permet, pourtant, d’apprécier par moments.

Ruth Isaacson : une enfance volée et une héroïne (tragique) admirablement incarnée

L’ascension de Christmas Luminita est au cœur de l’intrigue. Et si ses talents de conteur, son habileté à jouer avec la vérité, servent son ambition, en lui permettant de gravir les échelons, il est déconcertant de voir avec quelle facilité tout se place correctement. Le roman de formation repose sur le cheminement du héros, sa capacité à relever les défis que lui impose la vie. De ce point de vue, Ruth s’impose pour moi comme l’héroïne du roman. Luca Di Fulvio lui donne davantage d’épaisseur, suit sa reconstruction laborieuse après son agression. Sur plusieurs années, il embrasse un processus long : de l’état de prostration – « cette torpeur lui cachait les horreurs de la nuit et les impudeurs brutales du jour » – consécutif à l’agression : à l’âge de treize ans, Ruth est violée, battue et amputée d’un doigt par un homme dérangé psychologiquement, qui ira dans un accès de démence jusqu’à tuer ses deux parents, à la négation de sa féminité afin de se protéger – le port de gazes serrées écrasant sa poitrine, l’annihilation de toute forme de séduction, les comportements autodestructeurs, l’anesthésie de ses propres désirs, la honte, l’assimilation du sexe à la souillure, de l’amour à la violence, l’illusion de maîtriser la souffrance en maintenant un contrôle étroit sur tous les aspects de sa vie, visant à étouffer les angoisses qui la hantent et qu’un événement banal du quotidien suffit à réveiller. Puis, peu à peu, le dégoût de soi s’estompe. Ruth se forge seule et apprend à dompter ses peurs. Les bruits de l’extérieur, les autres, associés à la violation de son intimité, s’estompent, se patinent.

D’autres fois encore, elle avait l’impression qu’une déflagration terrifiante lui faisait exploser les tympans, tandis qu’il s’agissait simplement de la voix d’un camarade l’invitant à une fête. On aurait dit que le monde entier avait pris des couleurs, des saveurs, des odeurs et des sons qui étaient simplement trop violents pour elle. Elle s’était mise à porter des lunettes noires. Mais les couleurs étaient dans sa tête. La nuit, elle se bouchait les oreilles avec un coussin, mais c’était dans son cœur que les hurlements se nichaient. Elle ne mangeait presque plus, mais les poisons qui envahissaient sa bouche était enfouis en elle. Elle tentait de se tenir à l’écart des choses et des gens, mais le doigt amputé par Bill, semblait lui parler sans cesse de cet enfer à la fois de feu de glace qu’était le monde.

Son travail de photographe indépendante reflète, d’ailleurs, ce besoin de mise à d’instance avec le monde. De l’observer par le biais d’un écran de protection. Dès lors, ce qui lui semblait insurmontable à hauteur d’enfant, reprend sa place dans la frise du temps. En grandissant son regard évolue. Jusqu’à la confrontation finale où la peur change définitivement de camp. En la voyant logée dans les yeux de son agresseur au cours d’une soirée mondaine à Los Angeles, lui, terrorisé à l’idée d’être démasqué, celle-ci se dissout. Délestée de ce qui l’entravait depuis ses treize ans, Ruth se libère, souffle à nouveau, se décrispe et peut reprendre sa vie là où elle s’était arrêtée. Commencer à aimer et être aimée, sans qu’un arrière-goût écœurant ne vienne empoisonner ses sentiments. Grâce à ce personnage féminin, Le gang des rêves gagne en profondeur, en intensité, là où le destin de Christmas m’a paru plus convenu. Luca Di Fulvio réussit à se glisser dans la peau d’une adolescente traumatisée, insufflant une énergie vitale, dont le roman aurait été privé autrement.

Elle était une riche juive du West Side, lui un voyou, un wop, comme on appelait tous les italiens. Ce qui l’avait fait grandir plus vite, ce n’était pas seulement son amour mais aussi l’amour qu’il lisait, par moments, dans les yeux de Ruth. Cet amour contre lequel elle luttait jour et nuit, parce que Bill les avait fait se rencontrer et, en même temps, les avez séparés. Parce que Bill, avec ses horribles mains, ces cisailles et sa violence, avait sali l’amour, et Ruth ne parvenait à voir rien d’autre que la saleté. Y compris en Christmas. Et elle le tenait à distance.

Et elle le savait parce qu’elle-même aurait voulu embrasser Christmas. C’était pour cela qu’elle le détestait. Parce qu’elle était différente de tous les autres, parce qu’elle avait neuf doigts et pas dix. Pourtant, elle pensait sans arrêt à Christmas. C’était le seul auprès de qui elle se sentait libre. Et c’était pour cela que, depuis peu, elle essayait de l’éviter ou de garder ses distances. Christmas était un danger. Ruth ne voulait pas être salie. Or, l’amour était sale. Elle qui avait connu tout ce qu’il y avait à connaître sans jamais avoir reçu son premier baiser, elle le savait. Elle le sentait sur ses lèvres et, plus bas, entre ses jambes. Lorsqu’elle était près de Christmas, c’était comme si mille fourmis couraient sous sa peau. Voilà pourquoi elle le détestait. Et voilà pourquoi elle se détestait.

J’ai attendu un signal m’indiquant que tu allais venir me sauver pour la deuxième fois, que nous allions retrouver notre banc et que tu m’aiderais à conjurer la terrible malédiction qui me tient emprisonnée dans cette nuit où une petite fille est devenue vieille sans jamais avoir été une jeune femme.

Et alors, pour la première fois depuis bien longtemps, elle éprouva une espèce de tendresse pour elle-même. Elle versa des larmes qui n’étaient pas de désespoir. Mais d’acceptation. Ruth ne luttait plus contre elle-même.

Elle sentit alors qu’elle était arrivée au bout d’un parcours. Elle sentit, dans les tréfonds les plus cachés de son âme, que le moment était enfin venu de laisser à nouveau s’écouler le temps. Elle comprit qu’elle était restée emprisonnée dans un photogramme et que, dans ce photogramme, elle avait aussi emprisonné Bill, les condamnant ainsi tous deux. Sa vie s’était cristallisée dans une soirée qui avait eu lieu plus de six ans auparavant. « Mais moi, je suis une autre. Et maintenant toi, tu es un autre aussi ! » se dit-elle, stupéfaite, par la simplicité de cette constatation.


Le New York des années 20 : guerre des gangs, immigration & prohibition

Première étape du rêve américain de Cetta Luminita : Ellis Island. Lieu emblématique ayant vu défiler des millions de migrants. Pour payer son passage vers le Nouveau Monde, Cetta offre ses services au capitaine du bateau et voyage clandestinement dans les cales, son bébé dans les bras. Arrivée à destination, c’est une toute autre vie que celle imaginée en Italie qui l’attend. Le quotidien est rythmé par son travail dans une maison de passes en journée, et de nuits passées dans un appartement étriqué à l’autre bout de la ville, en sous-sol, partagé avec un vieux couple d’immigrés. Le Lower East Side n’a pas encore connu la gentrification et les immigrés irlandais, italiens, juifs, les Noirs, les voyous, les gangsters, les prostituées, les petits commerçants victimes du racket et les gamins en haillons, la mine sombre, les traits tirés et le visage émacié par la faim se disputent la rue. Luca Di Fulvio retranscrit l’énergie d’une ville en ébullition. L’effervescence née du brassage des cultures, de la mixité cultuelle et sociale. Les effluves de pâtes à la sauce tomate, d’ail finement émincé, de viandes mijotées et d’épices suffisant à augurer de la nationalité des occupants. Par ailleurs, l’époque de la prohibition offre de nouvelles perspectives au crime organisé. La mafia tire avantage des restrictions en solidifiant son réseau de bars clandestins, en prenant en main l’acheminement de l’alcool, s’enrichissant considérablement. Christmas baigne dans cet univers depuis petit, côtoie les parrains de la pègre, connaît les codes et en joue. Gangrenée par la corruption, New York apparaît comme une ville sombre, écrasée par la fumée des bouches d’aération, les odeurs de nourriture et de corps, la promiscuité dans les quartiers défavorisés renforçant l’impression d’étouffement ; quand Hollywood ressemble à un décor en carton pâte, dépouillé de sa magie une fois les moteurs coupés. Entre ces deux villes, Christmas et Ruth, qui se sont aimés enfants sur un banc de Central Park, puis se sont perdus, se construisent chacun de leur côté, avant de se retrouver, peut-être, dans la ville qui ne dort jamais.


Mon appréciation : 4,5/5



Date de parution : 2008. Grand format chez Slatskine & Cie, poche aux Éditions Pocket, traduit de l’italien par Elsa Damien, 864 pages.


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Les frères K, David James Duncan : David contre Goliath version l’envers du rêve américain

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« Des familles aussi solides que la mienne continuaient à lutter pour se construire une identité, et des personnages aussi vaillants que mes frères et sœurs se battaient encore pour devenir des adultes le moins grotesques possible. Mais nos vies étaient violentées, manipulées et, pour des dizaines de milliers d’entre elles, brisées par les sinistres machinations de ces hommes à la puissance répugnante. » De Camas, cité ouvrière de la côte Ouest des États-Unis, à un trou paumé du Canada, en passant par la jungle vietnamienne ou l’effervescence des villes indiennes, Les frères K embrasse, avec un humour désarmant et une tendresse enveloppante, de 1956 à 1980, le destin d’une fratrie prise dans les mailles de l’histoire de son pays. Ancien joueur de base-ball semi-pro à la carrière brisée, reconverti en ouvrier fauché trimant dans une usine à papier, Hugh est la clé de voûte et le père aimant d’une famille de six enfants. Malgré les conflits idéologiques entre Everett, le révolté, qui a fait de son engagement politique le déversoir naturel de sa nature conflictuelle, et sa mère, Laura, fervente adventiste dont l’extrémisme religieux vaut les diatribes enflammés de son fils ainé, l’ascétisme de Peter, l’intellectuel orientalisant en route vers l’illumination, ou encore la désinvolture d’Irwin, le colosse au cœur généreux, l’amour est omniprésent. Le liant d’une vie familiale mouvementée, que Kade, le narrateur, chronique magnifiquement, éclairant les choix de chacun à la lumière des événements. Ainsi, la frustration de Hugh alimente la colère d’Everett, le caractère fuyant de Peter lui permet de s’affirmer en endossant une nouvelle identité et la piété de Laura fait office de bouclier face aux fantômes de son passé. En intégrant sa saga familiale dans une fresque sociale ambitieuse, David James Duncan nous offre une version revisitée de David contre Goliath. D’une famille soudée qui, à beau se déchirer dans l’intimité, présente un front uni dans l’adversité. Le tout composant une somme imposante de 800 pages gorgées de vie, où on rit autant qu’on pleure, et un tableau vibrant de la nature humaine. Un monument de la littérature américaine !

Ce récit est celui d’un entrelacs de huit êtres humains, dont seul un était joueur de base-ball professionnel. Ce sport était son art, sa famille, son dur quotidien.


Mon appréciation : 4,5/5

Date de parution : 1992. Éditions Monsieur Toussaint Louverture, collection Les grands animaux, traduit de l’anglais (États-Unis) par Vincent Raynaud, 832 pages.


Idées de lecture…

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Black Boy, Richard Wright : une jeunesse noire dans le Sud ségrégationniste des États-Unis {#LivreCulte}

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« À l’âge de douze ans, j’avais une notion de la signification de la vie qu’aucune éducation ne pourrait jamais changer, et la conviction qu’on ne la saisissait qu’à force de lutter pour arracher un sens à des souffrances insensées. » Récit autobiographique culte, Black Boy sonde les relations interraciales dans le Sud ségrégationniste des États-Unis et la construction de l’identité noire. L’un des premiers témoignages écrit par un afro-américain sur son quotidien : entre pauvreté et exclusion, émaillé de morts soudaines, de lynchages, d’humiliations domestiques, de départs précipités… où la « menace qui émanait des Blancs invisibles » crée un climat anxiogène. Cet état de tension permanent finit par se transférer au sein des foyers noirs. Régulièrement corrigé à coups de fouet, ballotté du Tennessee, au Mississippi, en passant par l’Arkansas, élevé dans une famille bigote adventiste du septième jour, petit-fils d’esclave ayant combattu pendant la Guerre de Sécession, fils d’un père alcoolique ayant quitté le foyer et d’une mère victime d’un AVC, Richard Wright retranscrit à partir de son expérience de vie chaotique de ses 6 à ses 19 ans les mécanismes du conditionnement et d’autodéfense qui se développe automatiquement. Comment le racisme, la haine de l’autre se forgent et la violence se transmet. Et comment les épreuves subies, la colère refoulée, l’obséquiosité et la docilité la nourrissent. L’isolement de Richard Wright est double : considéré comme un sous-homme par les Blancs, il est rejeté par les Noirs pour avoir refusé de « jouer son rôle social traditionnel » : « il m’était impossible de faire de la servilité une partie machinale de mon comportement » et avoir osé briser le tabou ultime de la race. Tiraillé par la faim – physique, émotionnelle et intellectuelle, Richard Wright trouve heureusement dans la littérature, et plus tard l’écriture, un terrain de contestation. Cette chronique d’un enfant esseulé devenu un homme révolté face à l’inertie des siens, prouve que la place que l’on occupe dans la société est le fruit d’une construction à un instant précis de l’Histoire d’un pays, qu’il est toujours audacieux de questionner.


À l’âge de douze ans, j’avais à l’égard de l’existence une attitude définitivement fixée, attitude qui devait me faire rechercher ces régions de la vie susceptibles de la confirmer et de l’affermir en moi, qui devait me rendre sceptique à l’égard de toute chose tout en m’intéressant passionnément à tout, tolérante et cependant critique. La mentalité que je m’étais faite me permettait de sonder profondément toutes les souffrances, m’attirait vers ceux dont les sentiments étaient semblables aux miens, me faisait rester assis des heures à écouter d’autres me raconter leur vie, me rendait étrangement tendre et cruel, violent et pacifique. Elle me donna la volonté d’aller froidement jusqu’au fond de toute question, de l’étaler au grand jour et d’en dégager la souffrance que j’étais certain qu’elle révélait. Elle me donna la passion de fouiner dans la psychologie, dans le roman et l’art réalistes et naturalistes, de plonger dans ces tourbillons de la politique qui avaient le pouvoir de se réclamer de la totalité des âmes humaines. Elle aiguillait mon loyalisme vers le parti des révoltés ; elle me fit aimer les conversations où l’on cherchait des réponses à des questions qui ne pouvaient être d’aucun secours à personne, susceptibles seulement d’entretenir en moi cette sensation d’étonnement et de crainte que j’éprouvais devant le drame de la sensibilité humaine qui se cache derrière le drame superficiel de l’existence.


Mon appréciation : 4/5

Date de parution : 1945. Poche aux Éditions Folio, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marcel Duhamel, 448 pages.


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Corps et âme, Frank Conroy : l’enfant prodige, la musique pour don

« Nul ne savait que la musique l’avait sauvé. Que, grâce à elle, il l’avait échappé belle. Diplôme de Cadbury ou pas, sans musique il n’était rien. Sans musique, il serait encore, et toujours, cet enfant vague, faible, aussi évanescent qu’une volute de fumée. » New York, années quarante. À six ans, Claude Rawlings vit avec sa mère dans un appartement en sous-sol, où, du soupirail, il observe le ballet des passants. Le rythme de leur pas dessinant les contours d’une mélodie dans son esprit. Intrigué par des partitions trouvées dans un piano désaccordé qu’il ne peut déchiffrer, Claude pousse la porte du magasin de musique Weisfeld. Accueilli par celui qui deviendra son mentor, Claude commence un apprentissage lent et exigeant. Ses prédispositions se révèlent rapidement. Les mains sur le clavier, il s’oublie, grandit en marge du monde entraîné par les plus grands. La musique sera son ticket d’entrée dans l’univers privilégié des artistes new-yorkais : écoles d’élite, entrée dans les grandes familles, professeurs émérites, concerts à Carnegie Hall… Des débuts fracassants rattrapés, pourtant, l’âge avançant, par un sentiment d’imposture lancinant. Le malaise, prenant racine dans ses origines familiales floues – une mère défaillante, un père inconnu, érige un mur sur lequel se heurte son inspiration. Lui, qui a « travaillé la musique toute sa vie, poussé par le besoin de pénétrer de plus en plus profondément ses mystères, soutenu par son aptitude à le faire ». Sa carrière à l’arrêt, frustré, Claude comprend que pour créer, déployer ses talents de compositeur, il doit s’émanciper de son statut de jeune musicien ultra doué et trouver sa vraie valeur. Transcender « la question de sa naissance », « la honte de ne pas savoir la vérité » et rendre hommage à ceux qui l’ont aidé. Brassant une galerie de personnages chaleureux et mystérieux, Frank Conroy nous embarque pour une traversée des apparences, de Brooklyn à la 5e Avenue, embrassant le destin exceptionnel d’un prodige de la musique. Corps et âme est un roman d’apprentissage bouleversant dans sa retranscription douloureuse de la fin de l’enfance et du temps de l’innocence.


Mon appréciation : 4,5/5

Date de parution : 2004. Poche aux Éditions Folio, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nadia Akrouf, 704 pages.

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L’élu, Chaïm Potok : une vibrante histoire d’amitié dans les milieux hassidiques new-yorkais

« Des divergences sincères n’avaient jamais suffi à détruire une amitié… » Alors que les Alliés sont sur le point de débarquer, à Brooklyn dans le quartier juif de Williamsburg, deux équipes d’élèves de Yeshivas, sous couvert d’une partie de base-ball, se livrent un duel idéologique enragé, se soldant par un œil poché et une nouvelle amitié. Cristallisant toutes les contradictions du monde juif, l’attachement profond entre Danny et Reuven, issus de deux communautés opposées, en absorbe bientôt toutes les tensions liées à la découverte de la Shoah. « L’assassinat de six millions de Juifs ne prendrait son sens que le jour où serait créé un État juif. C’est seulement alors que leur sacrifice commencerait à avoir un sens… » Le projet sioniste, ardemment soutenu par le père de Reuven Malter – un éminent savant, pieux et chaleureux, est rejeté catégoriquement par le père hassidique de Danny Saunders – un grand talmudiste ayant conduit sa communauté victime des pogroms en Russie aux États-Unis. Au fil des années, les divergences intellectuelles des parents pèsent sur leur amitié, au départ fondée sur leur complémentarité : Reuven le mathématicien aspirant rabbin et Danny l’étudiant brillant passionné de psychologie. Le père de Reuven, conscient des capacités extraordinaires de Danny, va affûter son esprit critique en lui ouvrant les portes d’un savoir laïc et hérétique. Tourmenté et solitaire, le fils prodige « pris au piège par sa barbe et ses papillotes » est déchiré entre son devoir filial et sa vocation. Aura-t-il le courage de s’émanciper du chemin tout tracé par son père, dont il a hérité la charge de tzaddik ? À travers le conflit moral auquel est confronté l’héritier d’une dynastie rabbinique et les secrets d’une éducation stricte, Chaïm Potok souligne l’antagonisme entre individualisme et judaïsme sectaire ou la douloureuse construction identitaire lorsque que l’on vit en autarcie dans une communauté fermée. Introduction passionnante à la mystique juive, L’élu est un magnifique roman d’amitié se déroulant dans les milieux orthodoxes new-yorkais divisés par l’événement tant attendu par le « peuple élu ».


Ultraorthodoxes, hassidiques, juifs pratiquants…des modèles d’éducation différents

Il n’est pas étonnant que Chaïm Potok ait choisi pour Danny, entre toutes les disciplines qu’offre le spectre de l’enseignement, la psychologie. Plus particulièrement la psychanalyse freudienne. Une clé de lecture de la psyché humaine dont la religion n’offre aucune explication. Par son obéissance à l’autorité paternelle, la soumission avec laquelle il ne remet jamais en question les préceptes inculqués, Danny est le produit d’une éducation stricte par le silence, austère et solitaire. Certainement la même – ultraorthodoxe – que celle reçue par les six générations de rabbins qui l’ont précédé. « Intellectuellement, il est pris au piège. » Sans son don – une mémoire photographique exceptionnelle, et une soif de connaissances inextinguible, Danny n’aurait sans doute jamais quitté le ghetto dans lequel il a grandi. C’est cette quête de savoir douloureuse, réalisée en cachette de son père, qui le poussera à étudier avec avidité, compulsant tous les après-midi à la bibliothèque, loin des sbires de son père, les ouvrages que le père de Reuven, conscient du potentiel de l’adolescent, lui met entre les mains. Le processus est enclenché. Une fois ce chemin pris, Danny ne peut plus reculer. D’autant que son choix de Reuven Saunders pour ami, ce dernier étant son exact opposé, en dit long sur sa volonté de s’émanciper d’un modèle qui en aucun cas ne peut satisfaire sa soif de curiosité. Ainsi, la manière dont les deux garçons sont élevés joue un rôle déterminant dans leur trajectoire. Chaïm Potok montre comment il est facile de façonner un enfant – approche béhavioriste par le conditionnement ; bien que l’ardeur avec laquelle Danny ne dévie pas de la ligne qu’il s’est fixée, sa ténacité à s’extirper de son milieu d’origine, prouvent la puissance des forces qui se jouent en nous. Si Danny est un génie confronté au « fanatisme » de sa famille, Reuven, orphelin de mère, est élevé par un père ouvert d’esprit. Un grand savant dispensant à son fils des cours de Talmud Torah aux méthodes controversées. Cette liberté d’interprétation des textes, son ouverture à l’enseignement laïc permettent à Reuven de développer son esprit critique et de jouir de son libre arbitre.

Alors que le silence règne entre Danny et son père, que ce dernier ne lui adresse la parole que de manière détournée, par l’intermédiaire de son ami Reuven, le mystère s’éclaircit à la fin du roman dans des pages d’une beauté inouïe. Les vertus d’une éducation par le silence tiennent pour Reb Saunders à ce que l’enfant confronté au mutisme des parents se tourne vers son cœur. L’introspection étant un outil qui, à force d’être aiguisé, offre une meilleure perception du monde et des autres. Le danger que perçoit Reb Sanders – à tort et à raisin – chez son fils, par ses aptitudes, son don, la facilité avec laquelle il accumule les connaissances, c’est l’établissement d’une frontière avec les autres. Une distance teintée de mépris, que peuvent être enclin à éprouver certains grands esprits devant des « intelligences moins développées ». En ne flattant, ni n’encourageant pas ce trait chez son fils, le grand rabbin entend lui faire gagner en humilité.

Mon père lui-même ne me parlait jamais, sauf quand nous étudiions ensemble. Il m’enseignait en silence. Il m’enseignait à regarder en moi-même, a trouver mes propres forces, à me retirer en moi-même en compagnie de mon âme. Quand les gens lui demandaient pourquoi l’était silencieux avec son fils, il leur disait qu’il n’aimait pas parler, que les paroles sont cruelles, que les paroles vous jouent des tours, qu’elles déforment ce qu’on a dans le cœur, qu’elles cachant le cœur et que le cœur ne parle que dans le silence. On apprend à connaître la douleur des autres en souffrant soi-même, disait-il, en se tournant vers soi-même, en découvrant sa propre âme. Et il est important de connaître la douleur, disait-il. Cela détruit notre orgueil, notre arrogance, notre indifférence à l’égard des autres. Cela nous rend conscient de notre fragilité et de notre petitesse, et du fait que nous dépendons du Maître de l’Univers.

Un homme naît dans ce monde avec seulement une petite étincelle de bien en lui. Cette étincelle, c’est Dieu, c’est l’âme ; le reste est laideur et mal, une cataracte. L’étincelle doit être préservée comme un trésor, il faut la nourrir, il faut en faire une flamme. Il faut qu’elle apprenne à rechercher d’autres étincelles, elle doit être maîtresse de la carapace. Tout peut devenir carapace, Reuven. Tout. L’indifférence, la paresse, la brutalité ou le génie. Oui, même le génie peut devenir une carapace, et éteindre l’étincelle. […] J’ai besoin d’avoir pour fils un cœur, une âme, je veux pour mon fils de la compassion, de la droiture, de la charité, de la force pour souffrir, c’est cela que j’attends de mon fils, et non un esprit sans âme.


Le sionisme : l’amitié à l’épreuve des conflits idéologiques

Ce qui avait, en fin de compte, brisé notre amitié, ce n’était pas Freud, c’était le sionisme.

Reb Saunders combattait avec passion. […] Ses buts étaient clairs : pas de Foyer National Juif qui n’ait la Torah pour centre, pas de Foyer National Juif avant la venue du Messie. Un Foyer National Juif créé par des Goyims juifs devait être considéré comme corrompu et comme un sacrilège évident contre le nom de Dieu.

Suivant la tradition des juifs hassidiques de Russie, Reb Saunders observe une stricte obéissance aux lois écrites et orales de la Torah. D’où son rejet catégorique de la création d’un état hébreu avant la venue du Messie.

David Malter voit dans le sionisme le dernier et l’unique moyen de donner un sens à l’extermination de millions de juifs dans les chambres à gaz, soit la disparition des 2/3 des Juifs d’Europe et 40% des Juifs du monde. L’horreur absolue. Lorsque les Juifs américains découvrent à la fin de la Seconde Guerre mondiale par le biais de la presse l’étendue de la Shoah, la question du sens à donner et la manière de reconstruire la communauté décimée se posent. La création d’un état hébreu pour certains s’impose : « certains parlent d’une renaissance religieuse ».

– J’aimerais que tu te reposes un peu, dis-je.

– Ce n’est pas le moment de se reposer, Reuven. Tu as lu dans les journaux ce qui se passe en Palestine ?

[…] Il s’arrêta quelques instants, comme s’il examinait avec soin les mots qu’il comptait prononcer. Puis il poursuivit : « Les êtres humains ne sont pas éternels, Reuven. Nous vivons moins de temps qu’il n’en faut pour ouvrir et fermer un œil, si nous mesurons nos vies à l’échelle de l’humanité. Si bien qu’on peut se demander quelle valeur a une vie humaine. Il y a tant de douleur dans le monde. Qu’est-ce que cela peut bien signifier, de telles souffrances, si nos vies ne sont que le temps d’un clin d’œil ? » Il s’arrêta de nouveau, il avait maintenant les yeux humides, puis reprit : « J’ai appris, il y a longtemps, qu’un clin d’œil en lui-même n’est rien. Mais l’œil qui cligne, ça c’est quelque chose. Le temps d’une vie n’est rien. Mais l’homme qui vit ce temps, il est quelque chose. Il peut remplir de sens ce court espace, si bien que, qualitativement, il est au-delà de toute mesure, quoiqu’il soit insignifiant quantitativement. Est-ce que tu comprends ce que je suis en train de dire ? Un homme doit donner un sens à sa vie. C’est un dur travail de donner un sens à sa vie.

La scission au sein du peuple juif liée à la création d’Israël au lendemain de la Seconde Guerre mondiale est incarné dans le conflit entre Reuven et Danny. Tous deux appartenant a des clans ennemis. Chaïm Potok donne vie à cet épisode clé de l’histoire. La complexité des discussions idéologiques, la virulence des échanges, la passion déchaînée, ainsi que les arguments avancés par chaque clan, retranscrivent l’onde de choc enregistrée par la communauté juive new-yorkaise à cette époque. C’est aussi un excellent moyen pour l’auteur – lui-même rabbin – de vulgariser pour le lecteur des considérations théologiques complexes.


Introduction à la mystique juive

Apparu au 17e siècle en Europe de l’Est en réaction aux persécutions subies, le hassidisme est un courant mystique du judaïsme suscitant fascination et répulsion. « La révolution [en Pologne] dura dix ans, et, au cours de ces années, environ sept cents communautés juives furent détruites et cent mille juifs assassinés. » Le rejet de la modernité, les mariages arrangés, les vies toutes tracées, la place de la femme au foyer sans possibilité d’étudier les textes sacrés avec pour unique mission d’enfanter, l’habit traditionnel – pour les hommes : un long caftan et un chapeau ou une toque de fourrure (schtreimel/spodik), des papillotes et une barbe ; pour les femmes jupes longues et perruques, l’emploi du yiddish… contribuent à couper les communautés ultraorthodoxes du reste de la société. Chaque bloc, associé à Williamsburg au cœur de New York à une secte hassidique, fonctionne d’ailleurs en autonomie avec ses propres règles, ses magasins spécifiques, ses écoles juives (yeshivas), son rabbi, sa synagogue. Pendant quinze ans, Danny et Reuven ont vécu à cinq blocs d’écart sans même le savoir. Il aura fallu l’organisation d’une partie de baseball pour les réunir. Les familles de différentes communautés ne se côtoient pas. Le mode de vie hassidique décrit dans les années quarante aux États-Unis semble totalement anachronique, même s’il ne doit pas avoir beaucoup changé depuis… Malgré ses aspects peu attrayants, ces communautés exercent une certaine forme de fascination, propre aux sociétés secrètes. L’étude de la Kabbale, un accès limité, peu de témoignages récoltés, leur confèrent une aura nimbée de mystère. Les ultra-religieux trouvent dans la tradition une pureté, une vérité, des réponses à des questions existentielles que la modernité peine à apporter. L’emploi de la gemetria par le père de Danny, son habileté à jouer avec les nombres – associés à des lettres de l’alphabet, en les additionnant, les soustrayant, pour formuler sa pensée, bien qu’intellectuellement grisant, nous laisse entrevoir l’autre côté du miroir.


Hassidisme vs Individualisme : la difficile construction identitaire au sein des société communautaires

Chaïm Potok dans L’élu soulève la question, à travers le personnage d’un génie à l’étroit dans sa famille, de la place qu’occupe l’individu dans les milieux juifs ultraorthodoxes. Des sociétés extrêmement réglementées où aucune ambition propre n’est tolérée. C’est un dilemme moral très puissant, source de nombreuses névroses, que de se décider à couper avec ses racines pour avancer, et donc prendre le risque d’être rejeté ; ou privilégier la sécurité, en acceptant de céder une partie de sa liberté. C’est précisément là qu’intervient la puissance des liens d’amitié, dans ce qu’ils donnent de courage pour se déterminer, par leur permanence et leur solidité. En plaçant en exergue cette citation, Chaïm Potok introduit le sujet de son roman très clairement ; tout en soulignant, pour qui est étranger au système, l’erreur qui consisterait à porter un jugement trop hâtivement.

Quand une truite qui veut happer une mouche se trouve prise à l’hameçon et s’aperçoit qu’elle ne peut plus nager, elle se met à lutter, et, dans des soubresauts et des tourbillons, il arrive parfois qu’elle parvienne à s’échapper. Souvent, bien entendu, c’est trop difficile et elle n’y parvient pas. De la même manière, l’être humain entre en lutte avec son milieu et contre l’hameçon qui l’a saisi. Parfois, il se rend maître des difficultés qu’il affronte ; parfois elles sont trop fortes pour lui. Le monde ne voit que le combat qu’il mène et, tout naturellement, se méprend sur cette lutte. Il est dur pour un poisson en liberté de comprendre ce qui arrive à celui qui a mordu à l’hameçon.

Karl A. Menninger

Mon appréciation : 4,5/5



Date de parution : 1967. Poche aux Éditions 10/18, traduit de l’anglais (États-Unis) parJean Bloch-Michel, 384 pages.

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Pal de tour du monde : Corée du Sud et Japon 🌏 #3

Grands romans américains, récits d’apprentissage, histoires d’amour adolescentes ou d’amitié, sagas familiales ou encore le premier volet d’un diptyque islandais de mon écrivain contemporain préféré… Voici les petits nouveaux fraîchement réceptionnés en Corée !

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⛓️Beloved de Toni Morrison (Prix Pulitzer 1988)


Entrée dans l’œuvre de la première femme afro-américaine à avoir reçu le Prix Nobel de littéraire en 1993 pour « ses romans caractérisés par une force visionnaire et une portée poétique, qui donne vie à un aspect essentiel de la réalité américaine. »


✊🏿Black Boy de Richard Wright


Récit autobiographique retraçant la jeunesse de l’écrivain dans les années 20, au plus fort de la ségrégation raciale aux USA.[Lire la chronique]


⚾️ Les frères K de David James Duncan

Un joli pavé dont j’attendais la sortie poche depuis des années. Les années 70, une fratrie soudée, de l’amour, des conflits, la guerre du Vietnam, du baseball aussi… Rires et larmes sont au programme.[Lire la chronique]


🕎 L’élu de Chaïm Potok 

Un grand roman d’amitié entre deux adolescents issus de communautés différentes dans les milieux hassidiques new-yorkais.[Lire la chronique]


🎶 Corps et âme de Franck Conroy

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New York, années 40. L’ascension d’un jeune prodige de la musique classique retracée dans un roman-fleuve aux allures dickensiennes.[Lire la chronique]

⇒ Lecture dans le cadre du club de lecture organisé par @charlotteparlotte #clublecturelivresetparlotte


🏳️‍🌈 Mungo de Douglas Stuart


Après le succès de Shuggie bain – Booker Prize for fiction en 2020 – l’auteur écossais revient avec un roman social sombre qui s’annonce intense, autour de la difficulté de vivre son homosexualité. La sortie de janvier impossible à manquer !


⇒ Verdict : ABANDON

Malgré l’enthousiasme autour de ce roman, comme pour son précédent, je me suis arrêtée après une petite centaine de pages. Le style plat associé à un sujet à côté duquel je suis passée ne m’ont pas convaincue. Une scène violente que l’ont sent arriver a achevé de me mettre profondément mal à l’aise, sapant toute envie de persévérer. Au vu des avis positifs que j’ai lus, je suis sûre que ce roman trouvera ses lecteurs, dont je ne suis pas.


🐟 D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds de Jón Kalman Stefánsson

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Retour sur les terres sauvages de l’Islande avec Ari, éditeur exilé au Danemark, personnage central d’une chronique familiale qui fait s’entrelacer trois époques et trois générations d’une famille islandaise.[Lire la chronique]


la librairie en ligne qui assure un service de livraison de qualité dans le monde entier


Se faire livrer des livres quand on est en voyage, qui plus est longue durée, ou trouver des librairies françaises à l’étranger, est un véritable casse-tête. C’est un peu au hasard que je suis tombée sur Likera. Et vous n’imaginez pas ma joie ! 🥳 La librairie universelle Lireka offre un service de qualité en envoyant sans frais de port des livres dans le monde entier. Leur service, la réactivité des échanges, leur site…tout est au top ! 👏 Leur pari de concurrencer Amazon est largement relevé. Les prix des livres sont un chouïa plus élevés que sur le marché français. Ce qui me semble cohérent puisque permettant d’absorber les coûts d’envois à l’étranger. Les délais sont plus que respectés. Au Cambodge, en Corée du Sud et en Argentine, j’ai reçu mes colis en avance et parfaitement emballés. À l’arrivée, les livres sont en parfait état. Faire appel à eux est une occasion formidable de soutenir la librairie indépendante 💪 Donc pensez-y pour vos livraisons en France ou à l’étranger.

⇒ Pour plus d’infos, je vous mets ici un article les concernant paru dans le journal Le Monde : Lireka, la librairie en ligne qui veut concurrencer Amazon

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Ásta, Jón Kalman Stefánsson : le destin chaotique d’une héroïne islandaise

« Est-il possible de se fuir soi-même ? …s’il n’existe aucun chemin qui mène hors du monde… » Si celui-ci est trop étriqué pour satisfaire au tempérament fougueux d’une femme au foyer étouffant au cœur de l’hiver islandais, la société doit-elle pour autant la condamner pour avoir fui ses responsabilités et rêver d’une autre vie ? Quel refuge offrir aux êtres flamboyants, fragiles, à la sensibilité inadaptée au quotidien banal qui leur est proposé ? Télescopant les époques – des années cinquante à aujourd’hui, faisant fi de toute linéarité – subterfuge que l’être humain en quête de sens a conçu pour se donner un semblant de stabilité, Sigvaldi, reconstitue le destin torturé d’Ásta, sa fille. Le temps est compté. Allongé dans la rue, au pied de l’échelle qu’il a dégringolée, les souvenirs affluent, qu’il confie à une inconnue. Son amour passionnel pour la mère d’Ásta, l’ardeur de leurs étreintes, sa fascination pour cette épouse d’une beauté douloureuse qu’il a échoué à rendre heureuse, de ses fêlures, des conflits et des accalmies, de la lente descente aux enfers de leur couple sombrant au rythme des verres éclusés, jusqu’au jour où, sans un mot, ni une explication, Helga est partie, abandonnant ses deux filles et son mari. Comme toujours, chez Stefánsson, vivre est une affaire de survie. À l’instar du combat mené par Ásta pour s’émanciper de la mélancolie mâtinée de folie dont elle a hérité et étancher sa soif de liberté et d’indépendance, qui la retient d’aimer. Effrayée à l’idée de perdre le contrôle de sa vie en la cédant à autrui. Quand ceux censés nous protéger ont échoué, comment aimer sans y voir une marque de vulnérabilité ? Jón Kalman Stefánsson fait émerger la beauté des parcours chaotiques des êtres ordinaires peuplant ses romans, ballottés au gré des événements, comme ce pays, rude et puissant, balayé par des rafales de vent. Et c’est éblouissant. « Parce que c’est de ça que ce maudit monde a besoin en ce moment : des livres écrits pour fendre les ténèbres ! » Ásta (dérivé de « ast » amour en islandais) est de ceux-là : une tentative de fendre l’armure, un éclair de poésie, dans un monde qui s’assombrit.


Mon appréciation : 4,5/5


Date de parution : 2017. Grand format aux Éditions Grasset, poche aux Éditions Folio, traduit de l’islandais par Éric Boury, 480
 pages.


D’autres livres de Jón Kalman Stefánsson…

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