Le roman d’anticipation Dans la forêt, écrit par l’américaine Jean Hegland, est un récit initiatique d’une grande poésie. Publié que récemment en France, aux éditions Gallmeister, il a été écrit et publié aux États-Unis il y a près de 20 ans. Depuis 2006, les éditions Gallmeister se sont spécialisées dans la publication d’ouvrages de littérature américaine. Elles s’évertuent à dénicher des titres originaux et audacieux. Dans la forêt a connu un succès retentissant en Amérique. Ce qui se comprend aisément. En effet, Jean Hegland signe un roman très émouvant mettant en scène deux soeurs, qui tentent de survivre dans un monde post-apocalyptique. L’environnement dans lequel elles évoluent, n’a plus rien à voir avec celui dans lequel elles ont grandi. Tout ce qui nous semble élémentaire, comme l’essence, l’électricité, l’accès facilité à la nourriture et à l’eau, n’existe plus. Il leur faut, dès lors, puiser des ressources insoupçonnées au fond d’elles-mêmes pour survivre jour après jour, sans aucune garantie de succès. L’écriture lyrique, l’atmosphère ouatée de la forêt et la sensualité du récit en font sa singularité. N’étant pas adepte des récits d’anticipation ou de science-fiction de manière générale, j’avais quelques appréhensions à me plonger dans ce livre. Appréhensions qui ont très vite été balayées par la grâce qui émane de cet ouvrage. Ce roman a une portée immense et remet en question nos vies modernes. L’auteur aborde avec finesse les déviances de la société consumériste, les bienfaits d’une vie en harmonie avec la nature et la condition de l’homme. L’homme retrouve la place qui lui est due initialement : celle d’une entité minuscule évoluant dans une nature vaste et sauvage. Ce récit teinté de mélancolie ne peut que vous transporter et vous éveiller à d’autres horizons. N’est-ce pas finalement ce qu’on demande à la littérature ? 😉
Distinction entre le roman d’anticipation et de science-fiction : petite précision, concernant la distinction entre un récit de science-fiction et d’anticipation. Le roman d’anticipation est un genre à part entière de la science-fiction. Le propre du récit d’anticipation est de projeter le lecteur dans un monde futur, fictif, mais crédible.
Résumé
Rien n’est plus comme avant, le monde tel qu’on le connaît semble avoir vacillé, plus d’électricité ni d’essence, les trains et les avions ne circulent plus. Des rumeurs courent, les gens fuient. Nell et Eva, dix-sept et dix-huit ans, vivent depuis toujours dans leur maison familiale, au coeur de la forêt. Quand la civilisation s’effondre et que leurs parents disparaissent, elles demeurent seules, bien décidées à survivre. Il leur reste, toujours vivantes, leurs passions de la danse et de la lecture, mais face à l’inconnu, il va falloir apprendre à grandir autrement, à se battre et à faire confiance à la forêt qui les entoure, emplie d’inépuisables richesses.
Gallmeister

Entre descriptions crues et plume délicate
La puissance du roman, réside dans la manière qu’à l’auteur de décrire de manière crue le retour de ces deux soeurs à un état primitif, antérieur à notre civilisation. On pourrait presque croire que l’auteur a vécu ce processus, ce retour à l’état de nature. Les descriptions sont d’une précision confondante. Plonger dans ce roman s’apparente à voir le monde de Nell et Eva en haute définition. Cette lecture a également pour effet de nous pousser à observer ce qui nous entoure avec plus d’attention. À prendre la mesure des choses et de notre place dans cet ensemble qui nous dépasse. L’atmosphère dans laquelle évoluent Nell et Eva est humide, ouatée. Jean Hegland, manie avec brio le mélange entre les descriptions réalistes relatant la vie quotidienne de ces deux soeurs dans la forêt et son écriture délicate, qui donne au récit sa dimension poétique. Ce récit est d’une grande sensualité et est teinté de mélancolie. J’irais même jusqu’à qualifier le registre de l’auteur, de registre lyrique. Les thèmes principalement abordés sont : l’apprivoisement du deuil – celui des parents, de l’ancienne civilisation, la mélancolie, la lutte pour survivre, la nature, le souvenir, la condition humaine, l’amour… Autant de thèmes appartenant au registre lyrique. La sensualité qui émane de ce roman, n’est pas sans rappeler celle que l’on retrouve dans L’amant de Lady Chatterley de D.H Lawrence. Ces deux ouvrages présentent de nombreuses similarités.
L’amour sous toutes ses facettes : fraternel, filial et conjugal
L’amour est au centre du roman. Il apparaît sous différentes facettes. L’auteur évoque l’amour fraternel entre les deux soeurs. Cet amour, si fort, que Nell refusera d’abandonner Eva à sa solitude. Ce même amour qui va pousser Nell à prendre des risques démesurés pour assurer la sécurité de sa soeur au détriment de la sienne, d’ailleurs. De même, Eva saura trouver les mots et l’intonation juste pour raisonner Nell, dont les accès de rage lui feront perdre le contrôle d’elle-même. L’amour transparaît sous les traits de l’amour filial. L’amour du père pour ses filles. L’amour d’une mère pour son enfant. Puis, Nell sera confronter aux sentiments amoureux en temps de crise. Cette situation post-apocalyptique fera sauter les conventions sociales. Les langues se délieront naturellement, laissant place à l’essentiel et reléguant le superflu de côté. Finalement, se passer du superflu suppose un retour à l’essentiel, une simplification des relations humaines. La communication entre les individus est libérée des contraintes sociales. Les échanges sont facilités. Cela permet de retrouver une certaine liberté. Mais pour expérimenter cette liberté, encore faut-il en passer par la souffrance, par l’apprivoisement de la nature.
La notion du temps subjectif/psychologique
La façon qu’on les deux soeurs d’appréhender le temps est cruciale. Est évoqué, ici, le temps subjectif, vécu. Elles sont partagés entre leurs souvenir teintés de mélancolie et ce futur qui demeure incertain. Nell fait régulièrement des retours en arrière dans son récit pour nous relater des événements passés. Le passé, le présent et le futur cessent d’être des notions imperméables. Il n’y a plus de dichotomie, tout se chevauche, s’emmêle. Le temps comme on l’entend, n’existe plus. Ce temps mesurable, palpable qui s’écoule. Tout est flou. Plus aucun instrument n’existe pour le mesurer. La temporalité change de dimension. Nell va se raccrocher à l’environnement dans lequel elle évolue pour estimer les saisons.
L’apprivoisement de la nature
Alors que la civilisation moderne a disparu, Nell et Eva doivent trouver la force de survivre. Dans la forêt, nous conte comment deux soeurs vivent ce retour à l’état de nature. Rappelons que l’état de nature s’apparente à la situation dans laquelle l’homme se trouvait avant l’émergence de la société. Tout va changer, le rapport à leur corps, à la forêt, aux autres, à l’alimentation… Nell relate dans son journal les événements marquants de sa vie pendant cette période. L’auteur a donc choisi comme point de vue, celui de la focalisation interne. Nous percevons les événements à travers les yeux d’une des deux soeurs.
Ce retour à l’état de nature est une conséquence des actions des hommes. Les causes de la disparition de l’ancien monde ne sont pas vraiment précisées. L’auteur ne se focalise par sur cet aspect des événements, mais plutôt sur leurs conséquences. Cependant, on comprend rapidement que l’homme, par sa consommation à outrance des ressources naturelles et par sa manie de se lancer dans des guerres à répétition a épuisé la planète. Doucement, la situation s’est enlisée. Au départ les ampoules grésillaient, puis ont fini par s’éteindre. L’essence a commencé à manquer, tout comme les denrées alimentaires. Les épidémies se sont succédées, décimant la population. Les services publiques ont cessé de fonctionner. Nell et Eva, qui ont perdu successivement leur mère d’un cancer, puis leur père des suites d’une blessure à la scie électrique, se retrouvent seules. Isolées en pleine forêt, elles vont dans un premier temps tentaient de résister à l’abattement qui les menace, en se rattachant à l’espoir fou d’une délivrance prochaine. Le temps passant, elles vont ensuite se résigner. Cette résilience ne s’accompagne pas d’un découragement, bien au contraire, Nell va prendre sa survie, et celle de sa soeur, en main. Alors qu’au départ elle étudiait l’encyclopédie pour ne pas tomber dans l’apathie, elle s’en sert à des fins matérielles. Elle se met à étudier le pouvoir des plantes, des herbes. Leurs vertus curatives et médicinales. Ce savoir encyclopédique devait permettre à Nell de rentrer à Harvard. Ici, il lui est d’autant plus utile qu’il lui permet de mettre elle et sa soeur en sécurité.
Jean Hegland, nous relate un processus d’apprentissage. Nell et Eva vont apprendre à utiliser les ressources de la forêt. Elles vont devoir cultiver un verger, faire pousser des légumes et des fruits, protéger leurs récoltes. Les mettre sous vide en prévision de temps plus rudes. Les deux soeurs se nourrissent au prorata de leurs besoins. Elles vont également devoir faire face à des agressions extérieures, non prévisibles. Les épreuves qui les attendent sont nombreuses et d’une grande richesse d’enseignement. On suit ces deux soeurs extrêmement soudées, malgré certains accrochages, à travers leur périple. À chaque obstacle dépassé, la fierté et la confiance en soi de Nell en sortent renforcées. la capacité qu’à Nell de les maintenir en vie l’emplie de fierté. Le lecteur partage avec elle cette félicité et ces moments de joie intense. Cette joie de communier avec la nature, de réussir à en tirer ce qu’elle a à offrir. Lorsque Nell dépèce le sanglier pour pallier à l’anémie de sa soeur, on ressent avec elle ce regain d’humanité, cette prise de conscience qu’elle est capable de se maintenir en vie par ses propres moyens.
J’ai relevé certains passages que je trouve particulièrement beaux :
« Petit à petit, la forêt que je parcours devient mienne, non parce que je la possède, mais parce que je finis par la connaître. Je la vois différemment, maintenant. Je commence à saisir sa diversité – dans le forme des feuilles, l’organisation des pétales, le million de nuances de vert. Je commence à comprendre sa logique et à percevoir son mystère. »
« Nous mangeons comme des reines grâce aux graines que notre père a sauvées, grâce au potager que nous avons biné et paillé et planté et désherbé et arrosé. Courgettes, tomates cerise, carottes, betteraves – chaque cueillette est un festin, un don, une manne. »
L’apprivoisement de la mort
L’angoisse de la mort pèse sur le récit. Nell et Eva, sont en permanence sur le qui-vive. Une menace sourde et constante pèse sur elles. Elles ont été maintes fois confrontées à la mort et leur rapport avec celle-ci s’est modifié. Nell n’envisage plus la mort comme une fatalité. Elle ne l’envisage pas non plus comme une libération. Mais comme ce qu’elle est tout simplement. Ce que Nell gagne en maturité se transforme en relativisme.
« Quoi qu’il arrive quand une personne meurt, ça leur est arrivé. Ils étaient partis devant, ils avaient montré le chemin, et à cause de ça, la mort semblait un peu plus confortable, un peu plus tranquille, un peu moins terrifiante. »

Conclusion
Vous l’aurez compris, ce roman m’a conquise. 😀 Adepte d’une plume plus mordante et de romans dont la trame est ancrée dans la réalité, je me suis pourtant laissée emporter par le récit de Nell et Eva. Les sujets abordés sont d’actualité. L’auteure réalise avec une grande délicatesse une critique de notre société moderne. Elle n’est jamais agressive. Elle nous fait découvrir doucement une autre façon de vivre, plus en adéquation avec l’environnement dans lequel on vit, et qui nous est devenu étranger. Cette œuvre est dense, d’oú peut-être la difficulté que j’ai eu à être concise. 😉
Si ce roman vous a plu, je vous conseille :
>>> Une immense sensation de calme, Laurine Roux