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Croc-Blanc, Jack London : un chef d’œuvre intemporel

Croc-Blanc s’inscrit dans la droite lignée de ce qu’on appelle plus communément le « nature writing » ou encore les récits d’écrivains voyageurs, avec toutefois cette originalité de se glisser dans la peau de l’animal. Grand classique, voire incontournable de la littérature américaine, Croc-Blanc est injustement catégorisé littérature jeunesse. Alors qu’en réalité, ce roman d’apprentissage d’une grande modernité de ton s’adresse à un public averti. Jack London nous emmène sur les traces d’un chien-loup au cœur du Grand Nord. Il dépeint un univers cruel, une nature à l’état sauvage où la loi du plus fort sévit de manière impitoyable, sous une plume féroce et confondante de réalisme. Il émane de l’écriture de Jack London une force vitale telle que l’effet de réel est total. Fruit d’une observation minutieuse de cette « nature sauvage »- thème de prédilection de l’auteur et sujet central de son œuvre – et de ses expéditions qui lui ont fournies la matière de ces romans, Jack London parvient à communiquer au lecteur sa fascination pour les grands espaces, ces paysages polaires, quasiment lunaires. La langue de Jack London est nette, brute, sans fioriture, ce qui contribue au réalisme des scènes dont le lecteur est témoin. C’est à travers les yeux de Croc-Blanc, trois quart loup, un quart chien, que l’on découvre le Grand Nord. Tour à tour recueilli par des Indiens qui en feront un chien de traîneau et lui enseigneront à renier sa nature de prédateur, il sera par la suite racheté par un homme cruel qui en fera un chien de combat, attisant ses plus vils instincts. Aveuglé par la haine et la rage ainsi que par sa peur des hommes, pour lesquels il n’approuve que méfiance, il sera secouru par un homme qui lui apprendra à aimer en l’obligeant à travailler sur sa nature profonde. Jack London est un des premiers auteurs à s’immiscer dans la tête d’un animal et à tenter de disséquer sa psychologie. Taxé d’anthropomorphisme, Croc-Blanc n’en est pas moins un chef d’œuvre de la littérature !

La nature sauvage

Dès les premières pages, Jack London met un point d’honneur à souligner l’hostilité de la nature sauvage, sa cruauté et sa dureté. À aucun moment il ne cherche à enjoliver, ni à sublimer, la réalité. La mort d’un homme dévoré par des loups affamés suffira de vous convaincre que ce roman ne s’adresse nullement à un public exclusivement jeune. N’étant pas particulièrement friande de « nature writing » et étant même plutôt réfractaire aux écrits d’écrivains voyageurs, en relisant Croc-Blanc j’ai été subjuguée par la beauté des paysages décrits. La dynamique entre les espèces, cette loi immuable qui consiste à tuer ou être tué et la place particulière qu’occupe l’homme dans le règne animal sont parfaitement expliqués sous la plume de l’auteur américain. Un chapitre en particulier m’a interpellé, celui consacré à la mue du jeune louveteau. Il découvre l’environnement qui l’entoure, sa condition de chasseur s’impose à lui. Soit le rôle inné qu’il doit jouer pour garantir l’équilibre au sein d’un écosystème fragile. Chaque expérience sera l’occasion pour Croc-Blanc de parfaire son apprentissage. Ainsi, il apprendra à ses dépens que le feu brûle.

Un récit anthropomorphique ?

Jack London décrit Croc-Blanc comme un animal rusé, capable d’éprouver un sentiment de vengeance et de choisir le moment adéquat pour mettre celle-ci à exécution. Objet de moqueries lorsqu’il se brûle le museau, il associera immédiatement le rire au sentiment de honte. L’agilité dont Croc-Blanc fait preuve au cours de ses combats laisse deviner des capacités d’analyse hors norme. Les similitudes entre l’homme et la bête sont telles, qu’à certains moments la limite les séparant semble poreuse. Personnellement, cela ne m’a pas dérangé. Bien au contraire, je trouve que Jack London réussit merveilleusement bien à nous glisser dans la peau de Croc-Blanc. Nous sommes bien loin de l’anthropomorphisme à la Disney ou des fables de Lafontaine. Jack London est un des rares auteurs à avoir disséquer avec tant de précision les émotions animales et c’est qui contribue à faire de ce texte un récit intemporel. Il a su capter et rendre le combat intérieur que mène en permanence Croc-Blanc entre ses origines de chien domestiqué par l’homme et de grand prédateur.

Conclusion

Croc-Blanc est incontestablement un chef d’œuvre intemporel ! Le texte est sublime, l’écriture d’une très grande modernité, le récit passionnant. Il fait partie des grands classiques de la littérature à relire une fois tous les dix ans, histoire de se replonger dans ce texte mythique. Si vous ne l’avez pas déjà lu, je vous conseille vite d’y remédier, vous ne serez pas déçus.

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Sheppard Lee, Robert Montgomery Bird : un grand roman oublié de la littérature américaine

Sheppard Lee oscille entre la fable moralisatrice et la comédie burlesque savamment dosée, orchestrée, qui ne tombe jamais dans le grotesque et s’avère bien plus fine qu’elle n’y paraît. À défaut de vous demander si vous avez déjà lu cet ouvrage – qui grâce à la maison d’édition Aux forges de Vulcain vient pour la première fois d’être traduit en français, je vous demanderais si vous en aviez déjà entendu parler ? Car si Sheppard Lee est sans conteste un grand roman de la littérature américaine, il jouit d’une postérité égale au néant. Et pourtant, bien qu’écrit en 1836, il s’agit d’un récit résolument moderne. L’écriture est fluide, le ton caustique, Robert Montgomery Bird livre un récit fantasque emprunt d’ironie, saupoudré d’épisodes jubilatoires. Né Sheppard Lee, le narrateur reçoit en héritage de son défunt père un domaine agricole à administrer. Petit bémol, celui-ci est frappé d’une paresse telle qu’il est bien incapable de fournir le moindre effort. Il laisse ses terres en friche, se retrouve non seulement ruiné mais également accablé de dettes. Las de son existence, dans une énième tentative d’échapper à ses créanciers, il porte foi à une vieille légende et se met à la recherche d’un trésor enfoui. Aussi habile qu’il est débrouillard, Sheppard Lee se plante la pelle dans le pied et trépasse. Son âme s’échappe de son corps, erre un instant, puis finit par tomber sur le corps d’un homme fraîchement décédé. Sheppard Lee formule le vœu d’occuper le corps vacant. Dès lors, il se découvre un don pour la métempsychose, soit le transvasement d’une âme dans un autre corps. C’est ainsi que débutent les aventures de Sheppard Lee. À travers les multiples personnalités endossées par le narrateur et ses diverses réincarnations, l’auteur porte un regard critique sur la société américaine du 19e siècle. Il décrit avec une grande justesse, et force détails, les travers de cette société. Il nous donne à voir une société des apparences, qui se révèlent comme bien souvent, trompeuses.

Une farce drôle et parfaitement maîtrisée

R.M.B jongle habilement avec tous les codes de la farce – comique de répétition, personnages caricaturaux, le narrateur se retrouve en permanence empêtré dans des situations absurdes… sans jamais basculer dans le grotesque, ni le vulgaire. Chaque ingrédient est dosé à la perfection. Sheppard Lee campe un personnage attachant, un brin candide, avec une tendance assumée à la procrastination. Indolent, il se laisse porter par l’existence. Il n’a rien du héros vaillant et courageux. Il endossera au fil de ses réincarnations un homme riche terrorisé par sa femme, un dandy séducteur sans le sou, un avare méprisable, un philanthrope crédule, un esclave noir révolté pour finir dans la peau d’un jeune homme oisif guidé par la simple satisfaction de ses besoins primaires. Porté par l’idée que l’herbe est toujours plus verte ailleurs, Sherppard Lee part du principe qu’il est toujours préférable d’être autre que soi-même. Il ira de déconvenue en déconvenue jusqu’à se rapprocher au plus près de sa personnalité initiale. À la manière d’un conte philosophique, l’épilogue dispense une leçon de morale qui peut se comprendre comme la capacité qu’à chacun de choisir son destin en fonction de ce dont il a été doté à l’origine, rien ne sert d’envier son voisin. L’auteur développe l’idée également que le corps et l’âme sont intrinsèquement liés. Ils exercent une action réciproque l’un sur l’autre. Le comique de la situation réside dans le fait qu’en quittant son corps pour un autre, Sheppard Lee troque les traits de personnalité caractéristiques du corps qu’il abandonne pour ceux dans lequel il emménage. R.M.B possède un talent manifeste d’observation pour dresser des portraits d’une telle justesse. On décèle dans ses descriptions un souci du détails. Une volonté de coller au plus près des tics de comportements. La transformation en avare prêteur sur gage est tout simplement jubilatoire.

Une critique dissimulée de la société américaine du 19e siècle

Quel meilleur procédé aurait pu trouver l’auteur pour divertir son lecteur tout en dressant un portrait critique de la société dans laquelle il évolue ? Le don pour la métempsychose dont est doté le narrateur est une aubaine, celui-ci illustrera les différents acteurs de la société, offrant par la même occasion une vision quasi exhaustive de ses travers. Chacun est guidé par son intérêt particulier, même lorsqu’il revêtira les habits d’un bienfaiteur, il se découvrira floué. La société américaine du 19e siècle est déjà gangrénée par l’argent, au cœur de toutes les préoccupations. Amère constat que de découvrir que la culture de l’argent-roi était déjà bien ancrée il y a un siècle. R.M.B dénonce la facilité avec laquelle le peuple est manipulé. Ce texte apporte un témoignage édifiant sur le fonctionnement de la société américaine, il dispose d’une actualité peu glorieuse. Ainsi, toute une société apparaît en filigrane sous la plume de l’auteur et au rythme des tribulations du narrateur.

Conclusion

Merci Aux forges de Vulcain d’éditer pour la première fois ce texte en français ! J’avais découvert cette maison d’édition avec les romans de Gilles Marchand, que j’avais adoré, et c’est encore une belle découverte que je fais là.

 

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14 juillet, Éric Vuillard : un récit historique indigeste

Que dire de ce « roman » ou plutôt devrais-je dire de ce court essai portant sur la prise de la Bastille – le 14 juillet 1789 – qui inaugura la révolution française et marqua la fin de la monarchie ? Que ce fut pour moi une amère déception. Amère, puisque j’avais été totalement conquise par son dernier ouvrage couronné par le prix Goncourt de cette année. Déception, puisqu’on assiste sur 200 pages à un gigantesque name dropping révolutionnaire. Tout le peuple de Paris est passé au peigne fin par l’auteur, qui s’est donné pour mission de recenser tous les sobriquets grotesques présents ce jour-là. Le projet de l’auteur consiste à adopter le point de vue des « petites gens », des oubliés de l’histoire qui n’ont pas résisté à la postérité. 14 juillet est une sorte de gros bottin révolutionnaire, touffu, dense, étouffant voire plombant.Le rendu est indigeste. Ma lecture fut fastidieuse. Je me suis ennuyée page après page. J’avais la désagréable impression d’assister à un cours d’histoire mal digéré. L’auteur a souhaité réalisé une démonstration de force, étaler ses connaissances et briller par son savoir encyclopédique, mais cette fois-ci ça n’a pas pris. Le style d’Éric Vuillard dans L’ordre du jour m’avait enchanté par sa concision, sa férocité, dans 14 juillet je le trouve boursoufflé, ampoulé, sur-travaillé. Certes le sujet ne m’attirait pas particulièrement, mais tout sujet traité selon un angle original et intéressant saurait convaincre un lecteur initialement récalcitrant. Maylis de Kérangal parvient bien à rendre passionnant le récit d’une transplantation cardiaque racontée étape après étape sous une plume nerveuse. 14 juillet n’a pas su me transporter, je suis restée parfaitement hermétique au projet de l’auteur. cet ouvrage jouit d’une presse dithyrambique, par conséquent je ne peux que vous conseiller de vous faire votre propre avis 😉 .

Une idée astucieuse plombée par une érudition qui alourdit le propos

De la première à la dernière page, je n’ai eu de cesse de pousser des cris d’ennui. J’avançais péniblement, comptant les pages qui me séparaient de la fin. C’était à peine si je parvenais à sortir la tête de l’eau, pour prendre une bouffée d’air frais et me replonger dans cet amas d’informations formant une masse informe dans laquelle je ne parvenais pas à me diriger. 14 juillet s’ouvre sur les conditions de vie misérables des parisiens sous le règne de Louis XVI. La famine qui sévit, les salaires insuffisants pour se nourrir, tandis qu’à Versailles, l’on festoie allègrement. L’angle adopté, est celui des individus qui bientôt se rassembleront pour former une foule titanesque qui se déversera dans les rues de paris et prendra d’assaut la Bastille. Cette date emblématique de l’histoire de France qui a marqué un tournant inéluctable n’avait jamais encore été abordée sous cet angle. Éric Vuillard en faisant de cette foule, cette somme d’individualités, le cœur de son roman, a cherché à leur rendre hommage. Ce sont eux qui ont fait l’histoire, qui ont balayé des siècles de soumission passive au pouvoir monarchique. Ce qui était impensable fut fait. En cela, l’idée ne peut être que saluée. Sauf qu’une idée astucieuse ne fait pas tout. Loin de là. Encore aurait-il fallu que l’auteur ne nous abreuve pas d’une liste de noms sans fin ne présentant aucun intérêt. Qu’il dessine un schéma narratif clair, qu’il suive un fil directeur. Car la question qui reste en suspens est la suivante : où l’auteur souhaite t-il nous mener ? Que doit-on retenir de ce trop plein de détails historiques ? En ce qui me concerne, pas grand chose. Sinon que la prise de la Bastille n’est pas un sujet littéraire qui me passionne. Sur ce point, je ne suis pas plus avancée qu’avant d’ouvrir le roman d’Éric Vuillard. Les phrases sont alambiquées, inutilement longues. Le style est lourd. Le résultat est tout simplement décevant.

Conclusion

Je pense que vous l’aurez compris, mon avis concernant 14 juillet est plutôt tranché. Il m’est tombé des mains mais peut-être que vous trouverez à la lecture de cet ouvrage un texte riche et passionnant. N’hésitez pas à me donner votre avis. Qu’il soit positif ou négatif, je serai ravie de le connaître.

>>> Chronique de L’ordre du jour, lauréat du Prix Goncourt 2017, par ici !

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Winter is coming, Pierre Jourde : la douleur d’un père

Winter is coming, n’est pas un roman mais un témoignage. Une confession, un cri de douleur, celui d’un père qui perd son fils. Pierre Jourde n’est pas seulement père, il est également écrivain, et c’est par les mots, l’écrit qu’il a choisi d’exprimer l’indicible, sinon l’impossible. Son fils, Gabriel Jourde – surnommé Gazou, à qui l’on diagnostique en juin 2013 un cancer du rein extrêmement rare – seulement douze personnes dans le monde en sont atteints, s’est éteint onze mois plus tard, à seulement vingt ans. Vingt ans, l’âge où l’on est invincible, imperméable à la maladie, indestructible, où tout est possible. Pierre Jourde nous fait pénétrer dans cette intimité douloureuse où l’inévitable est inacceptable, cette année de combat perdue d’avance contre une maladie incurable. Ce qui frappe à la lecture de ce témoignage, c’est cette colère sourde que l’auteur tente d’endiguer mais qui surgit au détour d’une phrase, qui transparaît au fil du récit. Ce sentiment brut d’injustice et de rage face à l’impuissance du père à protéger son fils. Pierre Jourde livre un texte puissant et sublime, dénué de pathos, dans une langue brute qui va à l’essentiel et parvient à toucher le lecteur en plein cœur. On assiste démuni à l’essaim de sentiments contradictoires qui submergent le narrateur, sentiment d’injustice, de peur, d’amour, d’espoir, d’aveuglement, de résignation, de rage puis de résilience. Personne ne peut sortir indemne d’une telle lecture, à l’instar du père on ne peut s’empêcher d’éprouver de l’espoir, d’y croire, de se rattacher à la moindre petite inflexion, nuance, même si au fond l’issue on la connaît. On ressort harassé, accablé, car malgré l’inéluctabilité du combat, personne ne peut se faire à l’idée qu’un père enterre son enfant d’à peine vingt ans.

Un témoignage d’amour brut

Le sourire de Gazou, c’est ce qui reste dans l’esprit du lecteur quand il referme Winter is coming. Un sourire énigmatique, bienveillant, doux, celui qu’évoque son père quand Gazou est petit, puis adolescent, hospitalisé et dans les derniers moments. Celui qu’on imagine, puisqu’on n’a pas eu la chance de l’apercevoir. Le sourire d’un jeune homme mélomane et passionné de dessin. Lorsqu’il apprend qu’il est atteint d’un carcinome médullaire du rein, Gabriel est sur le point d’entrer à la Fabrique de l’image et d’entamer un cursus formant dessinateurs et plasticiens. Touche-à-tout, c’est également un musicien accompli, Winter is coming est le titre d’un de ses morceaux. Pierre Jourde évoque sans artifices le chemin parcouru pendant ces onze mois. L’incompréhension face à la soudaineté de la maladie, le doute quant aux différents diagnostics avancés, l’espoir alimenté par le corps médical. Pierre Jourde nous confie ses errances de père, ses maladresses. Comment se comporter, quelle attitude adopter ? A t-il toujours bien agi ? N’a t-il pas été trop dur, trop brusque avec son fils ? Dans ces moments, on remet tout en perspective, on trouve des signes annonciateurs dans le moindre événement, on se flagelle à coup de reproches. Les mots de Pierre Jourde laisse s’exprimer cette douleur sourde qui le ronge.

Le choix des mots

En tant qu’écrivain, Pierre Jourde n’avait pas de plus belle manière que dire au revoir à son fils, de lui rendre hommage, que par les mots. Le narrateur oscille en permanence entre prise de distance avec son sujet et proximité. Entre la troisième personne du singulier et le « je ». Ce basculement d’un sujet à l’autre témoigne de la difficulté à écrire sur un tel sujet. Un événement terriblement intime. Winter is coming, je l’ai pris comme un cadeau que nous ferait Pierre Jourde, qui s’adresse à lui-même, à son fils, à son lecteur. En le lisant, j’ose espérer avoir pu le délester, le soulager d’un millionième de ce fardeau si lourd qui doit peser sur lui. La littérature c’est aussi ça, se mettre à nu, avoir suffisamment confiance en ses lecteurs pour leur confier une blessure profonde, la partager avec eux. Et cela Pierre Jourde l’a parfaitement compris et on le remercie de cette confiance maintes fois renouvelée à travers ses écrits.

Conclusion

Malgré le sujet qui, je le conçois, peut décourager les lecteurs, les rebuter, passer à côté de Winter is coming, serait une erreur. Ce court récit est tout simplement magnifique. Pierre Jourde ne fait en aucun cas étalage de ses sentiments, mais les formule avec justesse, sans pathos. Il laisse s’exprimer sa douleur avec pudeur. On ne peut que lui souhaiter de trouver la paix.

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L’empereur à pied, Charif Majdalani : le fabuleux récit d’une dynastie libanaise patrilinéaire

Charif Majdalani nous offre avec L’empereur à pied un authentique roman d’aventures, une fresque familiale dense et passionnante qui s’étend sur cinq générations, soit un siècle et demi. Ce récit qui s’inscrit dans la plus pure tradition du roman épique s’ouvre au milieu du 19e siècle sur l’arrivée de Khanjar Jbeili dans les montagnes libanaises, pour se clore de nos jours avec l’un de ses derniers descendants. L’homme qui surgit de nulle part, accompagné de ses trois fils, suscitera toutes les attentions et  catalysera tous les fantasmes des habitants de la région de Massiaf. Mu par une soif de pouvoir inextinguible, Khanjar Jbeili fondera un empire colossal. Afin d’éviter la dissolution de l’empire familial, il promulguera une loi, qui prendra la forme d’une malédiction planant sur ses descendants telle une épée de Damoclès, visant à encadrer la perpétuation de la lignée. Seuls les aînés mâles seront autorisés à se marier et à avoir une descendance. Cette clause testamentaire sera à la source de l’inimitié qui régnera entre les membres du clan, des luttes fratricides et du destin tragique des Jbeili. Bercés par le récit héroïque de leur aïeul et un mythe fondateur mystérieux, les membres de cette fratrie seront tous animés de velléités conquérantes. Tout en s’attaquant au poids ancestral des traditions familiales qui pèsent sur chacun des membres du clan, Charif Majdalani nous fait voyager des confins de l’Orient, aux sommets du Liban, du Mexique, à la Grèce communiste en passant par les Balkans, Naples, Rome et Venise. L’auteur laisse s’exprimer son talent de conteur formidable, qui donne au récit ce souffle symptomatique des grandes sagas familiales.

Le come-back réussi du roman d’aventures !

La disparition du roman d’aventures des étals de librairie laissait supposer qu’il n’avait pas survécu au triomphe de l’exofiction, la biographie, l’autobiographie, l’autofiction… centrant la narration sur le narrateur lui-même et ancrant l’action narrative dans le réel, ne laissant ainsi que peu de place à l’imagination. C’était sans compter sur Charif Majdalani dont l’ouvrage souffle un vent d’air frais sur cette rentrée littéraire particulièrement sombre. Les sujets de prédilection des auteurs étant principalement le nazisme, la seconde guerre mondiale et l’Algérie. De toute évidence, le roman n’avait plus pour vocation de nous émerveiller, de nous faire voyager et de nous faire rêver. L’empereur à pied, récit de pure fiction, ressuscite le genre épique pour notre plus grand bonheur !

Une saga familiale riche & dense 

Le lecteur pénètre les secrets de la famille Jbeili, les rivalités qui lient chacun des membres entre eux. Charif Majdalani a imaginé un clan soumis à une malédiction qui pèsera sur chacun de ses membres avant que Raëd Jbeili ne s’en déleste. Une lignée exclusivement masculine, qui confère à cette fratrie une aura mystérieuse, quasi mystique. Les femmes ne joueront qu’un rôle subalterne dans l’histoire de cette illustre famille, cantonnées aux rôles d’épouses et de mères. Seul bémol de ce récit. Les cadets frustrés par leur condition imposée par le « Serment de l’arbre sec » n’auront de cesse de chercher à s’émanciper de l’autorité paternelle, sillonnant le monde en quête de reconnaissance et d’aventures. Les hommes de cette fratrie connaîtront des destins tragiques couronnés de morts violentes pour la plupart, supposément orchestrées par leur propre famille. Il y a quelque chose d’ironique dans le destin de cette famille qui repose sur une décision prise un siècle plus tôt par un patriarche despotique et tyrannique et que l’un de ses derniers descendants balaye d’un revers de main. Charif Majdalani parvient à faire de cet inextricable enchevêtrement de destins épiques, une fresque riche et dense. L’auteur se concentre sur la narration plus que sur le style et cette simplicité confère au roman une certaine fluidité. Il porte un regard critique sur la haute société libanaise, sa propension à l’ostentation, le règne de l’argent roi. Il décrit une société déliquescente qu’accompagne la déchéance de cette famille sclérosée par le vice, l’appât du gain et les jeux de pouvoir.

Conclusion

Charif Majdalani nous fait renouer avec le roman épique, le lecteur part sur les traces des descendants de l’empereur à pied, qui érigea son empire sur les hauteurs du Liban. On assiste à la diaspora de la tribu Jbeili, chacun de ses membres tentant de se distinguer en conquérant de nouveaux espaces. Je recommande vivement ce roman à ceux qui souhaitent voyager. Charif Majdalani signe un très beau roman de cette rentrée littéraire 2017.

>>> RENTRÉE LITTÉRAIRE 2017 (#RL2017)

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Belle merveille, James Noël : Prix Littéraire des Grandes Écoles (#PLGE)

Découvert dans le cadre du Prix Littéraire des Grandes Écoles, Belle merveille est le premier roman de James Noël. Premier certes, roman vraiment ? Plus connu pour ses activités de poète, il a fait de son art le moyen cathartique d’exorciser une réalité douloureuse. Ses poèmes attestent de son attachement à son île natale, Haïti, mais également d’une colère sourde face au désordre qui y règne. « La perle des Antilles » a été ces dix dernières années dévastée par une succession de catastrophes naturelles qui n’ont fait qu’accroître les tensions politiques et économiques sur l’île. Belle merveille s’ouvre au lendemain du séisme qui a frappé l’île le 10 janvier 2010, faisant 300 000 morts. Bernard, rescapé du tremblement de terre, est secouru par Amore, jeune femme d’origine italienne travaillant pour une ONG. Cette rencontre marque le début de leur histoire d’amour qui « structure » le récit. Si la force évocatrice de la langue est indéniable, un bon poète fait-il pour autant un bon romancier ? Et là je dois dire que je suis quelque peu sceptique. James Noël évoque des thèmes brûlants tels que l’engagement lucratif des ONG, la sur-médiatisation des événements, la valse diplomatique incessante des gouvernements qui se succèdent sur la scène internationale, la distribution douteuse de l’aide internationale mais pèche par manque de structure. Le récit est dépourvu d’une quelconque structure narrative, les idées sont jetées pèle-mêle sans souci de cohérence.Il effleure son sujet sans jamais s’y attaquer. James Noël n’a pas opéré de tournant entre ses activités de poète et de romancier. Dénué de schéma narratif, Belle merveille tient plus du recueil de poèmes que du roman. Malgré quelques fulgurances, je suis restée hermétique au style de l’auteur dont le premier roman trop décousu et confus ne m’a pas convaincue.

Un sujet prometteur mais inexploité

En 2010, Haïti est secoué par le tremblement de terre le plus meurtrier de son histoire. Faisant état de 300 000 morts, les autorités gouvernementales se succèdent sur l’île. Commence dès lors la célèbre valse diplomatique des chefs d’état, hommes politiques cherchant une tribune médiatique pour exprimer leur soutien indéfectible aux habitants de l’île. Vient le tour des ONG, hommes d’affaires et financiers attirés par l’odeur de l’argent qui émane des aides internationales qui ne tarderont pas à tomber. Aides financières dont la population ne verra pas la couleur. James Noël fait état de ce sentiment de frustration, d’aigreur face au décalage entre les promesses formulées et celles exécutées sans jamais basculer dans la véhémence. L’humour, l’ironie et la poésie sont ses armes. L’auteur dresse un portrait au vitriol de l’action non gouvernementale et dénonce l’hypocrisie inhérente à son fonctionnement. Comment ne pas ressentir de la colère face au mutisme de l’ONU dont la responsabilité dans le déclenchement de l’épidémie de choléra, qui a couté la vie à 10 000 personnes, est aujourd’hui reconnue ? C’est une colère salvatrice, nécessaire et légitime que James Noël laisse s’exprimer. Il déplore la corruption qui gangrène l’île, l’espoir déçu consécutif de l’échec de la présidence du chanteur « Sweet Mimi ». James Noël disposait d’une matière incroyable pour ce premier roman, qu’il n’a malheureusement pas su exploiter. À défaut de rentrer dans le vif su sujet, le lecteur reste en surface, ce qui confère au roman une dimension trop légère, à la limite de la superficialité. James Noël n’a pas su insuffler au roman cette énergie, cette puissance qui lui aurait permis de marquer les esprits.

Quel est le projet le l’auteur ? 

Belle merveille présente un problème de construction tant dans le fond que dans la forme. Le récit s’organise autour d’une succession de paragraphes sans lien apparent les uns avec les autres, chacun précédé d’un « titre » entre crochets. Ainsi, l’on passe sans transition des confidences de témoins du séisme, aux considérations politiques de l’auteur, en passant par l’histoire d’amour entre Amore et Bernard. Le propre du roman est d’articuler un récit autour d’une intrigue, mis bout à bout les paragraphes de cet ouvrage ne forment en aucun cas un roman. Se pose la question du projet de l’auteur : pourquoi avoir voulu faire de cette matière un roman et non pas un recueil de poèmes ? Ce manque de linéarité est d’autant plus frustrant qu’il pénalise la langue de l’auteur et sa puissance d’évocation qui parvient à faire s’imprimer sur nos rétines des images d’une force inouïe. James Noël ne cesse d’osciller entre des considérations brumeuses sans grand intérêt et des instants lumineux où la langue se révèle tranchante et ciselée. Le récit est par moment traversé de fulgurances, mises en valeur par la plume lyrique de l’auteur.

La misère n’est pas noire au pays de l’empereur, non, elle n’est pas noire, elle est goudron. Dire noir, ce serait mal connaître les nuances du soir et de la nuit.

Les peuples sont des yo-yo entre les mains des enfants gâtés qui ont la manette facile et la gâchette express […] Une main appuie sur un bouton dans un bureau ovale. Flaque de sang de l’autre côté de l’océan, ça s’appelle la guerre propre.

Conclusion

Belle merveille est un ouvrage clivant, puisque si certains seront subjugués par la beauté de la langue, d’autres – comme moi -déploreront le manque de linéarité de l’œuvre. À chacun de se faire son avis ! 😉

>>> RENTRÉE LITTÉRAIRE 2017 (#RL2017)

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La société des faux visages, Xavier Mauméjean : psychanalyse & illusion

Il faut une bonne dose de culot pour imaginer une enquête menée tambour battant par un duo, pour le moins surprenant, composé du père de la psychanalyse Sigmund Freud, fraîchement débarqué à New-York en 1909, ainsi que de l’illusionniste Harry Houdini. Née de la fascination de l’auteur pour la culture américaine, cette enquête rocambolesque réunit deux hommes passés maîtres dans la pratique de leur discipline. Disciplines, comme le souligne judicieusement Xavier Mauméjean, complémentaires. Si Sigmund Freud est passé maître dans l’art de s’introduire dans l’esprit de ses patients pour en analyser les pensées les plus secrètes, Harry Houdini doit sa notoriété à son habileté à s’extraire des lieux les plus insolites sous les hourras d’une foule subjuguée par ses exploits d’homme acrobate. Un richissime homme d’affaires new-yorkais, dont le fils a disparu, fait appel aux services de nos deux experts, dont les compétences en matières d’investigation restent encore à prouver. Xavier Mauméjean orchestre une rencontre improbable entraînant le lecteur dans une course effrénée à travers les dédales des rues de New-York, des bas-fonds à l’aristocratie de Manhattan. On décèle une nette influence holmesienne, le charme fou de ce court roman tient plus à la personnalité des deux enquêteurs qu’à la résolution de l’énigme. L’auteur signe un roman savoureux, une lecture cocon qui se boit comme du petit lait et sans modération ! Cette lecture découverte au gré de mes pérégrinations livresques avait tout pour me plaire, l’analyse freudienne structure le roman et l’auteur en marge de l’enquête distille des fragments de l’histoire américaine nourrissant ce sentiments d’attraction répulsion pour une nation capable du meilleur comme du pire.

Freud / Houdini : un duo de choc 

Le duo d’enquêteurs Freud / Houdini n’est pas sans rappeler le cultissime duo Holmes / Watson. Nous sommes en 1909, Sigmund Freud a quitté le vieux continent pour donner une série de conférences aux États-Unis portant sur « l’analyse de l’esprit ». Discipline ne portant pas encore le nom de psychanalyse et souffrant d’un accueil hostile de la part du grand public ainsi que du corps médical. Harry Houdini, quant à lui est au sommet de sa gloire, il vient de réaliser un de ses tours les plus prestigieux, se libérant des chaînes le maintenant suspendu tête en bas au sommet de l’Hélios Building sous l’oeil ébahi du public venu l’acclamer. Les deux hommes que rien ne prédestinait à se rencontrer se retrouvent mêler à une histoire de disparition. La clé de l’énigme réside dans les concepts freudiens, du conscient, du subconscient et de l’inconscient habilement imbriqués. Dès lors, nos deux enquêteurs devront faire preuve d’ingéniosité et mobiliser leur capacités d’analyse et d’interprétation pour tenter de percer le mystère de cette disparition. Le moindre indice à la disposition du duo revêt une signification symbolique qu’il leur faudra déchiffrer. Xavier Mémaujean saisit l’occasion pour pratiquer une analyse freudienne sur Harry Houdini, quels secrets familiaux ses tours de prestidigitation révèlent-ils de lui ? Le lecteur pour son plus grand plaisir s’immisce dans les méandres de l’esprit du grand Houdini.

Plongée au cœur de la culture américaine : entre fascination et répulsion

Xavier Mauméjean laisse s’exprimer sa fascination pour les États-Unis, capables du meilleur comme du pire. Le mythe américain s’est érigé sur cette dualité source d’admiration mais également son corollaire de répulsion. Tout est dans le démesure, des excès en tous genres. L’auteur fait état d’une société du spectacle à ciel ouvert cachant des cadavres dans ses placards. C’est le cas de le dire avec la découverte en 1893 du château des horreurs. En marge de l’exposition universelle – vitrine de l’excellence américaine, le Dr. Henry Howard Holmes ouvre un hôtel à Chicago afin d’accueillir les visiteurs venus nombreux admirer le fleuron de l’architecture américaine. L’hôtel cachait en réalité un véritable musée de la torture truffé de cachettes, trapes secrètes, portes coulissantes, passages secrets, salles de torture et autres réjouissances. Le bilan de ses victimes a été estimé à deux cents individus, principalement des femmes. Xavier Mauméjean souligne également que la gestion des parcs d’attraction américains a inspiré celle des camps de concentration… Il ponctue son récit d’anecdotes, dressant un portrait au vitriol de la nation américaine à mettre en perspective avec les États-Unis aujourd’hui.

Conclusion

Lu en une journée, dire que j’ai apprécié le roman de Xavier Mauméjean est un euphémisme, je l’ai tout simplement dévoré. L’auteur a su manier mots d’esprit et ironie tout en construisant une intrigue bien ficelée dont on aimerait ne jamais parvenir au bout. Le duo d’enquêteurs fonctionne à merveille. On en viendrait même à demander une suite des aventures de Freud et Houdini 😉 . À bon entendeur.

>>> RENTRÉE LITTÉRAIRE 2017 (#RL2017)

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Tango fantôme, Tove Alsterdal : Grand Prix des Lectrices de ELLE 2018 (#GPLE)

L’auteure d’origine suédoise, Tove Alsterdal, signe avec Tango fantôme un roman policier efficace et instructif. Hélène, mère de deux enfants et épouse comblée, pensait avoir tourner la page sur une histoire familiale douloureuse, un père devenu clochard, une mère portée disparue, ainsi qu’une soeur à la personnalité obsessionnelle et narcissique venant parfaire l’image de la famille idéale. C’était avant de recevoir un coup de fil lui annonçant que sa chère soeur, Camilla – se faisant appeler Charlie, avait basculé dans le vide faisant une chute mortelle de onze étages. Ce passé qu’elle avait si soigneusement verrouillé, espérant s’en émanciper, la rattrape brutalement. Les circonstances troubles entourant le décès de sa soeur ainsi qu’un faisceau d’indices laissent penser à un assassinat maquillé en suicide. Dès lors, Hélène décide de mener l’enquête. Tove Alsterdal nous entraîne dans un tango endiablé de la Suède à l’Argentine de la junte militaire, en passant par la Colombie des Farc. Ce n’est pas une mais deux enquêtes en parallèle que Tove Alsterdal mène habilement. Deux enquêtes intimement liées, puisqu’en partant sur les traces de sa soeur, Hélène fera la lumière sur les raisons qui ont conduit sa mère trente ans plus tôt à abandonner ses enfants pour émigrer en Argentine. Qu’est-ce qui peut conduire une mère de famille suédoise à quitter son pays natal pour émigrer dans un pays aux ordres d’une junte militaire violente ? Quel lien existe-t-il entre la disparition de sa mère et le décès de sa soeur ? Autant de questions sans réponses qu’il lui faudra élucider pour lever le voile sur la mort de Charlie. Tove Alsterdal dresse le portrait d’un continent gangréné par la violence et la corruption, qui s’évertue à faire émerger des brumes de l’histoire un passé trop longtemps passé sous silence.

Un roman (policier) réussi

Tove Alsterdal conduit deux enquêtes simultanément, l’une en Argentine à la fin des années soixante-dix, l’autre en Suède aujourd’hui. Nous sommes en 1977, Ing-Marie disparaît sans laisser de traces, laissant derrière elle mari et enfants. Trente-sept ans plus tard, sa fille cadette chute de son appartement du onzième étage. L’intrigue imaginée par l’auteure est bien ficelée, celle-ci maîtrise de bout en bout son enquête. Si elle peine à démarrer, le rythme s’accélère passé les cent premières pages. Tango fantôme est un véritable page turner. Tove Alsterdal nous offre une immersion en plein coeur de l’Argentine gouvernée par des militaires assoiffés de pouvoir. Hélène devra faire face au mutisme qui entoure ces années noires. Comprendre le rôle qu’a bien pu jouer sa mère dans cet enfer du bout du monde. Si Tango fantôme a été publié aux éditions Rouergue noir, collection consacrée au polar, je l’ai plutôt envisagé comme un roman. Le rythme est certes soutenu, mais on ne peut le qualifier de thriller, il n’y a pas de suspens à proprement parlé, ni une tension qui tient le lecteur en haleine. Le récit porte sur des secrets de familles occultés, des mystères non élucidés.

Dictature militaire en Argentine (1976 – 1983)

Tove Alsterdal a fait un choix particulièrement judicieux en plaçant son intrigue au coeur de l’Argentine. On estime à près de 30 000, le nombre de personnes disparues pendant « la guerra sucia ». La junte militaire pendant cette période s’est octroyée tous les droits pour étouffer toutes formes de contestations. Le pays vivait au rythme des violences commises, disparitions, viols, tortures… L’humain se surpassant en matière d’inventivité j’ai découvert la pratique des « vols de la mort », au cours desquels les militaires jetaient les opposants vivants des avions en plein vol. Tove Alsterdal décrit avec exactitude les sévices commis. Elle évoque l’impossibilité pour ce pays de construire une mémoire collective, faute de témoignages. Puisque les militaires condamnés ont toujours refusé de parler. Cette loi du silence en vigueur au sein des instances militaires s’est accompagnée de mesures législatives permettant l’impunité des auteurs de crimes contre l’humanité. C’est la dimension historique du roman qui m’a le plus plue. Tango fantôme m’a donné envie de me plonger dans l’histoire de ce pays, de comprendre l’impossibilité qu’il y a à faire son deuil et à avancer tant que les corps n’ont pas été retrouvés. Les familles des victimes vivent dans l’ignorance la plus totale et n’auront sans doute jamais les réponses qu’elles sont en droit d’exiger du gouvernement argentin. L’auteur a su capter cette frustration et la rendre dans ce récit.

Conclusion

J’ai découvert Tango fantôme dans le cadre du Grand Prix des Lectrices de ELLE et ce fut une très belle découverte ! Je le recommande à tous ceux qui sont à la recherche d’un roman avec une intrigue habilement construite sur fond de lutte révolutionnaire.

>>> RENTRÉE LITTÉRAIRE 2017 (#RL2017)

>>> GRAND PRIX DES LECTRICES DE ELLE 2018 (#GPLE)

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L’invention des corps, Pierre Ducrozet : Prix de Flore 2017 (#RL2017)

Pierre Ducrozet signe LE grand roman de cette rentrée littéraire, couronné par le Prix de Flore. Alors que la majorité des oeuvres récompensées de cette rentrée fouillent le passé, enfin un auteur s’empare du présent et se donne les moyens de le décortiquer. Le résultat ? Un roman glaçant, dont la thématique centrale, le transhumanisme, n’est qu’une des facettes de cette oeuvre qui échappe à toute tentative de définition. L’invention des corps est un roman d’une puissance inouïe. L’homme en créant ex nihilo l’espace numérique, a fait une découverte vertigineuse, il a su transcender sa condition d’être limité. Il a crée un espace infini qui échappe à toutes restrictions, un lieu anarchique sans direction, ni hiérarchie, qui déconstruit, pulvérise tout ce que l’on pensait savoir. Une déconstruction du réel au profit d’une réalité virtuelle. C’est la première fois dans l’histoire que l’on assiste à une telle révolution. Mais le noeud du roman est ailleurs, la révolution numérique occulte l’essentiel qui est ce désir de puissance dévorant qui pousse l’être humain arrivé au maximum de ses potentialités à vouloir moduler le temps, étirer l’espace, vaincre la mort, à se prendre pour Dieu. Alors se pose la question de l’être. Quelle est la place d’un être fini dans cet espace infini ? La solution serait de s’extraire de ce corps limité, de se soustraire de cette réalité étriquée. La révolution virtuelle et numérique en a engendré une autre bien plus préoccupante, une révolution ontologique. L’homme dans les années à venir devra repenser sa place. Accepter les limites de son enveloppe charnelle, ne pas tomber dans une conception réductionniste, accepter cette idée holistique que l’être humain est un tout, corps et esprit sont intrinsèquement liés. Ils sont les deux tenants d’une même réalité, l’un n’existe pas sans l’autre. S’il est scientifiquement possible de créer des organes à partir de cellules souches, l’énergie vitale sans laquelle le corps n’est que réceptacle, un contenant sans contenu, n’est pas reproductible. N’est pas Dieu qui veut.

La révolution numérique : la création ex nihilo d’un nouvel espace infini par un être fini

Tout commence le 26 septembre 2014 au Mexique, à Iguala précisément. Les forces de police mitraillent un bus remplis d’étudiants venus manifester. Tout dégénère. Quarante-trois étudiants trouvent la mort cette nuit là. Álvaro, jeune prodige de l’informatique, échappe au massacre. S’en suit une errance à travers le Mexique. Ses pas le guident vers le nord, à la frontière la plus surveillée du monde, symbole de la démarcation nord-sud. Frontière géographique, qui semble si dérisoire, ridicule, dans un monde régi par la circulation de l’information numérique, qui elle ne s’embarrasse pas de l’identité de ceux qui la produisent. Álvaro la franchit et rejoint les États-Unis, la Silicon Valley. La promesse d’un monde désentravé. Il devient le cobaye d’un génie du net et fait une rencontre qui pourrait le sortir de la torpeur dans laquelle il a sombré. Pierre Ducrozet signe une réflexion sur la notion d’espace. À l’espace géographique délimité, il oppose l’espace numérique virtuel illimité. Au concret, il oppose l’abstrait. Au tangible, l’immatériel. Cette dualité est au coeur du roman. Même la plume de l’auteur se prête au jeu. Pierre Ducrozet soulève des questions essentielles, des notions conceptuelles sous une plume charnelle. L’écriture ancre le sujet dans le réel, donne corps aux concepts, les matérialise sous la forme de mots. Ce chemin du concept au réel, on le retrouve dans la notion de transhumanisme, d’hommes bioniques abordés ici. Puisqu’avant que l’on ne se mette à produire des organes à partir de cellules souches, in vitro dans des laboratoires aseptisés, l’homme a conceptualisé l’idée de la mort, il a pris conscience de son caractère inéluctable. Il a cherché à s’y soustraire. La science est l’outil au service de son désir de puissance, d’infini. Le talent de Pierre Ducrozet réside également dans la façon qu’il a d’insuffler une énergie motrice dans son récit. On est porté vers l’avant, ce souffle évoque l’ultra-rapidité des réseaux numériques ainsi que les progrès de la science. Un mouvement inéluctable dont on ne peut se soustraire et qui balaye tout sur son passage.

D’une révolution à une autre : de la révolution numérique à une révolution ontologique

L’invention des corps aurait, pour ma part, tout aussi bien pu s’intituler la réappropriation du corps. Puisque c’est là que se situe l’essentiel du propos. La création d’internet pose la question de l’homme en tant que sujet. Ceux qui ont imaginé cet espace libre, se retrouvent piégés à leur propre jeu. Ils ont touché du doigt l’infini sans le devenir pour autant. Ce qui les renvoie à l’angoisse de mort, tapie en chacun de nous. À la différence que ces hommes puissants considèrent qu’eux ont le droit d’y échapper. Ils refusent de se soumettre aux lois qui régissent la nature, à l’implacabilité de leur condition, sous prétexte qu’ils ont entre-aperçu la possibilité d’y échapper. Pour y accéder, il faut s’extraire de cette enveloppe charnelle qui nous entrave. Finalement, l’histoire n’est que la répétition d’une partition déjà jouée. Les Anciens avaient déjà formulé cette conception dualiste, cette dichotomie entre le corps et l’esprit. Sauf qu’aujourd’hui l’homme se donnent les moyens de ses délires. On joue à l’apprenti sorcier, on découpe, prélève, injecte, modifie les gènes, échantillonne, expérimente…pour surtout ne pas vieillir. L’action a pris le pas sur la réflexion, il y a urgence, c’est un impératif bloquer le temps. L’empêcher de s’écouler. Le cristalliser. On perd pieds, le principe de réalité n’est plus, l’homme se déconnecte du réel pour plonger dans le fantasme de devenir éternel. Il est dès lors impératif de se réapproprier son corps, de comprendre que l’on est un tout, certainement pas un assemblage d’organes, une accumulation de cellules. Remplacer chaque organe abimé, créer un homme bionique ultra résistant, est une conception totalement réductrice et parfaitement erronée. Cette réappropriation du corps passe par les sens, le contact, les sentiments, les émotions, tout ce qui échappera toujours à la mécanique scientifique. Seul l’homme est en mesure de donner du sens aux choses.

Conclusion

L’invention des corps est un roman indispensable ! Le roman lui-même est expérimental, tant dans sa construction, que dans l’écriture. Pierre Ducrozet aborde des thèmes essentiels qui entretiennent des relations étroites les uns avec les autres. C’est un roman qui ne peut laisser indifférent tellement il dérange. Pour moi, c’est incontestablement LE grand roman de cette rentrée 2017.

À LIRE ABSOLUMENT !!!   

>>> RENTRÉE LITTÉRAIRE 2017 (#RL2017)

>>> Chronique du Prix Goncourt 2017, par ici !

>>> Chronique du Prix Renaudot 2017, par ici !

>>> Chronique du Prix Renaudot Essai 2017, par ici !

>>> Chronique du Grand Prix des Blogueurs Littéraires & du Prix du Roman Fnac 2017, par ici !

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L’arracheuse de dents, Franz-Olivier Giesbert : les aventures loufoques d’une héroïne truculente

Franz-Olivier Giesbert signe un roman totalement barré dont l’héroïne, Lucile Bradsock, est un personnage haut en couleur au tempérament de feu. Tout commence lorsque Frédéric Bradsock découvre inopinément le manuscrit de son aïeule dans sa maison de Nantucket. Cette aïeule, n’est autre que la fantasque Lucile Bradstock, qui à l’âge de quatre-vingt-dix-neuf ans – nous sommes en 1876, décide de s’atteler à la rédaction de ses mémoires. Mémoires pour le moins originales. Franz-Olivier Giesbert nous fait voyager à travers l’histoire puisque la vie de son héroïne s’étend de la révolution française, à la fin du dix-neuvième siècle. Lucile Bradsock manie le couteau comme personne et a la gâchette facile, particulièrement susceptible, elle envoie directement à la morgue quiconque aurait l’outrecuidance de se montrer insolent à son égard. Cette femme peu commode s’est très tôt assignée la mission quasi-divine de redresseuse de torts, elle entend ainsi se faire justice elle-même. Ce caractère vengeur lui vaudra le surnom de Moïzette, directement influencé par « le prophète exterminateur ». Tour à tour épouse d’un esclave noir rencontré lorsqu’elle était négrière, maîtresse de Napoléon, espionne du sournois Joseph Fouché sous la Restauration elle finit par rejoindre à la fin de sa vie la cause des Indiens d’Amérique victimes d’un génocide pendant la conquête de l’Ouest. Lucile Bradstock nous entraîne à un rythme effréné à travers le dédale de l’histoire. Sa vocation pour la dentisterie sera l’occasion de croiser les personnages illustres qui ont marqué l’Histoire. Fruit d’une documentation considérable et d’une imagination débordante, ce roman dégage une énergie vitale impressionnante, même si je ne suis pas particulièrement friande de ce type de littérature. J’ai fini ma lecture sur une note mitigée, puisque si le procédé humoristique fonctionne plutôt bien, il finit par s’essouffler pour laisser place à une farce lassante.

Un roman complètement barré à l’énergie débordante

Lucile Bradstock, rien que le nom augure de la teneur du roman de Franz-Olivier Giesbert. L’année de la révolution française, notre héroïne se voit dans l’obligation de quitter sa Normandie natale pour la capitale, après avoir poignardé une paysanne se repaissant de chair humaine. Elle découvre une ville assiégée aux mains des barbares de la révolution, Franz-Olivier Giesbert ne nous épargne pas les descriptions de tortures, de guillotines, d’écartèlements… À se demander si l’auteur n’éprouve pas un plaisir sadique à les infliger à ses lecteurs. Lucile Bradsock est initiée à l’art de la dentisterie par Hippolyte Fronchon, élève du célèbre Pierre Fauchard, fondateur de la dentisterie moderne. La pratique de la dentisterie permettra à l’effronté Lucile Bradsock de plonger ses mains dans la bouche de personnages illustres, et par la même occasion de leur soutirer maintes informations. Franz-Olivier Giesbert dispense certaines anecdotes savoureuses, on apprend notamment que l’incorruptible Maximilien Robespierre s’est fait implanter la dent de son valet de chambre, ne pouvant souffrir la vue d’un trou disgracieux dans sa dentition. L’héroïne de Franz-Olivier Giesbert s’avère très portée sur « la chose ». Femme moderne avant l’heure, elle vit une sexualité très libérée, la liste de ses amants ne cesse de s’allonger au fil des pages. Cependant, Lucile Bradsock n’est jamais plus heureuse que lorsqu’elle est mariée, rangeant ainsi ses fusils au placard pour se consacrer au bonheur de son ménage. Le plaisir que Franz-Olivier Giesbert a du prendre en campant son héroïne se ressent à la lecture du roman.

Un travail de documentation considérable

L’arracheuse de dents est le fruit certes d’une créativité exceptionnelle de la part de l’auteur, mais également d’un travail en amont colossal. Franz-Olivier Giesbert ne se ménage pas pour offrir à ses lecteurs des scènes réalistes d’un point de vue historique. Les descriptions de personnages historiques révèlent une connaissance approfondie de leurs caractère, manies et tics de langage. Ainsi, sa description de Robespierre parvient à être à la fois juste et désopilante.

Ce narcisse de boudoir ne connaissait jamais jamais le doute. Il s’adorait ; mieux, il s’admirait. Il a souvent été dit que Robespierre avait au moins une qualité : sa vertu. Mais il la prenait tellement au sérieux qu’il en était devenu l’esclave avant de la mettre au service de sa haine cauteleuse contre tous ceux qui se mettaient en travers de son chemin. Toujours plus à gauche et plus radical, il lui fallait purifier l’univers d’à peu près tout le monde, sauf de lui.

Franz-Olivier Giesbert réussit le double défi de dépeindre avec justesse les portraits d’hommes tels que Robespierre, Lafayette, Louis XVI, Joseph Fouché, Napoléon, et à souligner le grotesque chez chacun d’eux avec subtilité. Il semblerait même, selon Franz-Olivier Giesbert, que l’haleine de Napoléon soit parfumée à l’ail, l’amande, la crème et la confiture de rose, avec un arrière-goût de sang de veau, l’auteur a-t-il poussé le zèle jusqu’à trouver des informations d’une telle précision ? Je ne suis malheureusement pas en mesure de vérifier la véracité de cette affirmation, ni l’exactitude de ses sources 😉 .

Un style littéraire particulier

On ressort exsangue de la lecture de L’arracheuse de dents. La multiplication des tableaux et le rythme soutenu de la narration m’ont empêchées de me poser pour savourer ce roman. Je ne suis pas parvenue à rentrer complètement ce roman qui relate les pérégrinations de la téméraire Lucile Bradsock sur un ton joyeux et empreint d’humour. Je reproche au roman d’être dispersé, les événements s’enchaînent trop rapidement à mon goût, sans laisser au lecteur la possibilité de reprendre son souffle. Le style de Franz-Olivier Giesbert est hybride, puisque L’arracheuse de dents repose à la fois sur des éléments issus de l’imagination de l’auteur, mais également sur des faits historiques incontestables, ce qui m’a conduit tout le roman à me demander ce que je devais prendre au premier ou au second degré. Il n’y a pas de parti pris de la part de l’auteur qui oscille entre le roman historique et la farce. Autre bémol, la longueur du roman, on avoisine les 450 pages.

Conclusion

Franz-Olivier Giesbert signe un roman original, pétillant et fantasque qui tranche avec le reste de la littérature contemporaine. Il mobilise ses connaissances historiques, qu’il met au service de son imagination. L’arracheuse de dents, est certes une lecture rafraîchissante, mais également déconcertante. Je n’affectionne pas particulièrement les romans loufoques, c’est certainement ce qui m’a empêché d’apprécier à sa juste valeur ce roman.

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