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La neuvième heure, Alice McDermott : rentrée littéraire 2018 (#RL2018)

Alice McDermott signe un roman envoûtant tant par la justesse de sa plume que par la beauté brute des personnages. Bercé par la musicalité des mots choisis, le lecteur se laisse envelopper. L’harmonie se créée naturellement. Alice McDermott est une conteuse de talent, qui parvient à faire du destin d’une jeune orpheline élevée dans un couvent au cœur de Brooklyn, un roman tendre et délicat dans lequel on se glisse avec délectation. Lecture molletonneuse qui a la saveur des histoires d’un autre temps. Le rythme est lent, l’intrigue restant au second plan. Puisque l’essentiel réside dans la chaleur humaine mâtinée de bienveillance qui inonde le roman. Sally n’est pas encore née lorsque son père disparaît. La mère et la fille sont recueillies par des religieuses officiant à Brooklyn. Sally grandit dans ce décor au charme suranné. D’un naturel malicieux, elle égaye le quotidien de soeur Illuminatta par ses imitations et fait la fierté de sa mère. Véritable source de lumière, elle illumine par sa seule présence la pièce sombre et taciturne dans laquelle les deux femmes lavent, cousent et reprisent chaque jour des vêtements destinés aux plus démunis. Dès lors, sa vocation étonne. Elle qui consent difficilement à vivre dans l’abnégation. Si son apprentissage auprès des bonnes sœurs lui enjoint de faire preuve de clémence dans ses jugements et de tempérance dans ses actions, son tempérament lui donne du fil à retordre. Alice McDermott entrelace le destin d’une jeune orpheline au caractère impétueux à celui de religieuses têtues qui n’hésitent pas à faire preuve de fermeté dans l’exercice de leur mission. Aussi tranchantes qu’attachantes, elles quadrillent Brooklyn en vue de soulager ses habitants. Sillonnant les rues, questionnant les jeunes mères sur la bonne conduite de leurs époux, tour à tour bienveillantes ou menaçantes. Elles sont les petites mains d’un quartier où chacun n’a d’autre choix que de composer avec les cartes qu’il a entre les mains. Un texte gorgé de lumière.

Une parenthèse de douceur

Il fallait une certaine dose de culot pour situer dans un couvent l’intrigue d’un roman. Verdict ? C’est une réussite. La neuvième heure est une parenthèse de douceur, un moment hors du temps qui nous est offert. Un petit bonbon. Mon enthousiasme pour les trouvailles des Éditions du Quai Voltaire confine à l’obsession. On ne m’aurait pas dit que ce texte était édité par cette maison, que je l’aurais deviné. La singularité de la maison d’édition naît d’un phénomène étrange qui repose sur les similitudes de ton entre les différentes publications. Une précision dans l’écriture et un charme vaporeux. À l’instar d’une gaze qui se déposerait sur l’histoire, d’une grâce particulière. Malgré le caractère hétéroclite des sujets abordés, la ressemblance est là. Comme si écrits par des auteurs différents, les textes se faisaient écho. Emportant le lecteur dans des univers différents au gré de ses envies. Chaque ouvrage des Éditions de la Table Ronde est une promesse d’évasion. Mrs. Hemingway retraçait le destin rocambolesque des femmes ayant partager le quotidien d’Ernest Hemingway, roman solaire par excellence. Dans les angles morts transportait le lecteur dans un univers glaçant. Thriller psychologique dérangeant. Et Des nouvelles du monde nous faisait cohabiter avec un duo de choc ultra attachant. Dans ce roman Alice McDermott se penche sur les liens mère-fille, la force d’une communauté à offrir un refuge de douceur dans un monde âpre. La solidarité entre les êtres agissant comme un pansement sur des blessures à vif. Un moyen de conjurer le sort que la vie nous a jeté. L’auteure décrit avec une justesse remarquable tout ce que la vocation revêt de complexe. Sally prendra la mesure de ses limites en se confrontant de plein fouet à la réalité de sa mission. La rudesse des gens, ce qu’ils ont d’ordinaire et ce qu’il peut y avoir de frustrant à leur dévouer sa vie sans exiger de contrepartie. La scène du voyage en train est exceptionnelle pour ce qu’elle a de révélateur. Un condensé ce qui nous agace chez autrui et fait tourner aigre même les intentions les plus louables. La neuvième heure est un roman humain. Les bonnes sœurs elles-mêmes sont habitées par des sentiments peu « honorables », se jalousant mutuellement et se livrant bataille pour l’affection de la jeune Sally. Et c’est précisément toutes ces imperfections qui les rendent si touchantes. Dénuées de jugements réprobateurs, ces drôles de bonne sœurs ferment les yeux sur les petits arrangements sans grande gravité avec la morale. Conscience de la difficulté de composer avec la réalité. Alice McDermott dépeint un New-York bien différent de l’idée qu’on en a. Une ville où grouillent des êtres sans prétention mais au cœur immense.

Conclusion

Encore un excellent roman des Éditions du Quai Voltaire que je vous conseille de lire si le besoin de prendre de la distance se fait sentir. De s’extraire du monde pour s’offrir un moment délicat dans une atmosphère gorgée de lumière. Je suis ravie d’avoir découvert cet ouvrage qui tranche avec les autres publications de la rentrée littéraire. N’hésitez pas à me dire en commentaires si vous aussi vous avez été conquis par la plume de l’auteure et si vous avez lu d’autres ouvrages d’Alice McDermott que vous me conseillez 😉

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Le lambeau, Philippe Lançon : Prix Femina & Prix spécial du jury Renaudot 2018

Philippe Lançon est un miraculé. Journaliste à Libération et chroniqueur à Charlie Hebdo, il livre avec Le lambeau un récit d’une sincérité désarmante. Le 7 janvier 2015, deux hommes en noir armés de kalachnikovs pénètrent dans les locaux du journal satirique et tuent à bout portant, au nom « d’un fanatisme inculte, stupide et sanguinaire », douze personnes en quelques minutes. Philippe Lançon a survécu à l’attentat. S’il relate la scène, son témoignage sur le massacre s’arrête là. Nul voyeurisme dans Le lambeau, seulement un homme qui raconte son incursion au cœur du système hospitalier. Il est d’ailleurs étonnant de voir que l’homme grièvement blessé au visage, ayant conscience que rien ne sera jamais plus comme avant, n’est habité par aucune colère, ne déceler chez lui aucune aigreur, tout en affichant ostensiblement son refus d’adhérer à un discours démagogique visant à expliquer sociologiquement la violence inouïe dont il a fait l’objet. Philippe Lançon ne cherche pas d’explications là où il n’y en a pas, sa blessure suffit à lui rappeler que les faits sont là. Dans ce texte écrit à vif empreint de résilience, il se garde de sublimer le réel et en donne au contraire une version originelle. La réalité telle qu’il l’a vécue. N’occultant rien au lecteur. Il oscille entre le sentiment d’être vivant et mort, état ambivalent, qu’il traduit par le terme de « morvif » emprunté à la novlangue. Une partie de lui est restée là-bas. Sa force il la puise auprès de certains de ses proches, du personnel hospitalier, mais surtout de sa chirurgienne Chloé, avec laquelle s’installe une relation de dépendance affective. Étant la seule à même de le réparer, sa guérison aussi bien physique que psychologique lui est dès lors entièrement dévolue. Le lambeau brille par le refus de l’auteur d’adhérer aux épanchements émotifs excessifs, que ce soit d’un côté comme de l’autre, et sa volonté d’atteindre un sentiment d’apaisement, de créer autour de lui un espace calfeutré dénué d’animosité. Récit douloureux d’un rescapé qui lutte pour reprendre pieds et ne pas se laisser gagner par la mélancolie.

Vivre après

Lorsque Philippe Lançon écrit ce récit, il a subi dix-sept opérations. Atteint par balle au visage, c’est  en surprenant son reflet dans l’écran d’un téléphone portable, encore assis dans la salle de rédaction, qu’il prend conscience de son état. Certes il est sauvé mais le chemin vers la guérison s’annonce sinueux. L’attentat n’est que le point de départ du récit. Le basculement irréversible entre sa vie d’avant et celle maintenant. Puisque le journaliste insiste à plusieurs reprises sur l’impossibilité qu’il y aurait à vouloir retrouver sa vie d’avant. L’attentat a tout balayé avec lui : « Pendant un an, pour tout, ce fut toujours la première fois. ». Il lui faudra s’habituer à vivre avec une angoisse qui ne le quitte pas. Telle une ombre le suivant pas à pas. Se déployant la nuit, présence oppressante liée la sensation désagréable de se sentir en permanence menacé. Un jour qu’on le change de chambre, Philippe Lançon se fige en découvrant que la fenêtre offre un vis-à-vis, et que par conséquent il serait aisé pour un tueur aguerri de terminer le travail inachevé. Les réflexes sont là. Le corps gardera les stigmates de ce long combat, il lui faudra apprendre à vivre différemment, apprivoiser la douleur et la peur. Ne pas les laissait gagner. Pour cela, Philippe Lançon est constamment entouré. D’abord par ses proches, puis par les soignants. L’auteur redonne un visage à ceux qu’on omet toujours de citer. Chacun sous sa plume se voit attribué un surnom affectueux, gage de sa reconnaissance à l’égard d’un personnel hospitalier qui a cherché par tous les moyens à le soulager. Lui-même se décrit comme un « vampire » se nourrissant de l’énergie des autres pour avancer. Dans le cocon qu’il a réussi à créer, au sein duquel il se sent protégé, Philippe Lançon s’éloigne du tumulte extérieur. Du bruit et de la fureur consécutifs à l’attentat. Il rejette cette manie que chacun a de commenter l’actualité. De s’approprier des événements et de tenter des les expliquer à la lumière d’explications hasardeuses à la psychologie creuse. Rien ne justifie d’écorner l’un des préceptes essentiels d’une société vivable et l’un des dix commandements bibliques , le « Tu ne tueras point ».

Conclusion

Le lambeau est un témoignage essentiel sur la vie d’après les attentats. Sur le travail de reconstruction qu’il soit physique ou psychologique qui suit. Survivre à l’horreur est une chose, cohabiter au quotidien avec elle une autre. Car l’angoisse ne disparaît pas. Philippe Lançon signe un récit humain, sans fards, d’une sincérité implacable. Une confession brute.

Les 100 romans du « Monde » (liste)

>>> Consulter la critique du « Monde des Livres » (11-04-2018)

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La fabrique du monde, Sophie Van der Linden : amour fugace, bonheur éphémère…

Sophie Van der Linden allie, dans ce court texte qui tient plus de la nouvelle que du roman, concision et puissance d’évocation. Elle explore en peu de mots la violence du sentiment amoureux. Vécu sans transition comme une libération, puis comme une condamnation. Mei est ouvrière dans une usine de textile chinoise. Elle n’a que dix-sept, et pourtant sa vie à peine entamée semble déjà sur le point de s’achever comme elle a commencé. Condamnée à reproduire les mêmes gestes à longueur de journée, Mei évolue dans un univers étriqué. Alors que ses compagnes partent dans leur famille pour les fêtes de fin d’année, seule trêve octroyée, Mei est contrainte de rester. Le patron lui a retiré sa paie pour comportement récalcitrant. La fatigue d’un travail répétitif et assujettissant a beau l’étriller, les journées à coudre achever de lui ôter toutes velléités de rébellion, Mei s’évade en rêvant. Elle reprend sa liberté et se laisse aller à fantasmer. Pendant ce court laps de temps dans l’usine désertée, ses rêves vont s’incarner. Le temps d’une rencontre, de baisers échangés, d’une étreinte aussi brève qu’intense, Mei voit éclore en elle des sentiments aussi douloureux que puissants. Elle est secouée par cet amour fugace qui vient faire péricliter un quotidien assommant. Rien ne la destinait à éprouver des sentiments si violents. Plus qu’une histoire, elle y voit une échappatoire. D’un monde monochrome, elle bascule dans un univers gorgé de saveurs. Dès lors comment revenir en arrière, se glisser comme si de rien n’était dans sa vie d’avant. Redevenir la petite ouvrière parcellaire obligeante prête à se sacrifier sur l’autel du progrès. Quelque chose naît en elle. Le refus d’abdiquer, de n’être qu’un pion dans un vaste échiquier. De la chair à canon, une quantité négligeable et substituable. Sophie Van der Linden signe un roman bouleversant, d’une beauté inouïe. Elle fait surgir la beauté là où on ne l’attend pas et nous offre un moment de grâce.

Une découverte inattendue pour un pur plaisir de lecture

Comme tout le monde, j’ai tendance à rester dans ma zone de confort. Exception faite des nouvelles de Stefan Zweig – pour qui j’éprouve une admiration sans limite 😉 , j’ai du mal à apprécier les romans brefs. J’entends une petite centaine de pages. Faute de temps, je ne parviens pas à m’attacher aux personnages. Je reste souvent sur ma faim et me rends compte que je garde peu de souvenirs de ces lectures. D’où le choc provoqué par la découverte de La fabrique du monde. En lisant autant que je lis actuellement, je finis par éprouver un sentiment de lassitude. Il arrive un moment où je deviens hermétique à n’importe quel roman. Dans ce cas-là je cherche un texte court, histoire de me réveiller. De reprendre goût à la lecture en éveillant ma curiosité sans me forcer. Pour cela reprendre une nouvelle de Zweig a toujours très bien fonctionné ! Et là, j’ai ressenti le même effet. En lisant ce roman, quelque chose s’est débloqué. C’est précisément là que je situe le moment charnière où le talent de l’auteur apparaît. Sophie Van der Linden vous happe dès la première page. Tout sonne juste. La description du quotidien terne de l’héroïne, le besoin vital de s’extirper de sa condition. Entrevoir une échappatoire. la force et brièveté du sentiment amoureux. Ce qu’il peut révéler de nous. Faire surgir du plus profond de nous un désir de vivre, d’exister et pas seulement de subsister. C’est également une critique acerbe d’un modèle économique reposant sur des rapports de domination. Faisant de l’humain une force de travail au même titre que la machine et lui retirant toute capacité de résonner en l’anesthésiant. Sophie Van der Linden relève l’incongruité des slogans scandés à chaque nouvelle mission et les tourne en ridicule. Comme s’il suffisait de rabâcher aux oreilles de ceux qui triment dans des conditions de travail inhumaines l’utilité de leurs tâches pour l’édification d’une nation forte économiquement. La fabrique du monde est un appel à la liberté, à ne pas se laisser écraser. On a l’impression en tant que lecteur de vivre la situation, de ressentir les émotions de la narratrice. Sa frustration lorsqu’elle réalise qu’elle va devoir capituler. Le poids qui enserre son cœur, qui l’empêche de respirer. On y est. Sophie Van der Linden fait montre de tout son talent.

Conclusion

La fabrique du monde est un premier roman éblouissant, à lire absolument ! N’hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé. Et si, comme moi, ce texte vous a marqué. 🙂

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Loup et les hommes, Emmanuelle Pirotte : rentrée littéraire 2018 (#RL2018)

Aux amateurs de romans d’aventure, à ceux qui cherchent à être dépaysés, à s’évader vers des contrées lointaines où la sauvagerie règne et où la barbarie le dispute au pouvoir de l’émerveillement, à ceux-là, ce roman est fait pour vous. Emmanuelle Pirotte, historienne de formation, nous embarque avec Loup et les hommes dans un périple à destination des terres indiennes. Contrées sauvages à la nature luxuriante et aux paysages éblouissants. Nous sommes en 1663, Armand est un ancien noble déchu tentant vainement de redonner à son blason le prestige d’antan. Celui des périodes fastes où sa famille suscitait crainte et admiration et qui lui a été retiré. Au cours d’une soirée, il surprend au cou d’une jeune femme le saphir légué par sa mère à son frère bien des années auparavant. Cette vision ressuscite en lui des sentiments endormis. Réminiscences de ses fautes passées. Conscient d’avoir commis un crime abject, la culpabilité de son geste ne lui laisse aucun répit. Juste corollaire pour avoir dénoncer ce frère envoyé aux galères. Tiraillé par la jalousie et rongé par l’aigreur, il s’était vengé de ce frère adulé, doté d’une aura mystérieuse capable d’envoûter tous ceux amenés à le fréquenter. Abandonné à sa naissance, les parents d’Armand avait élevé Loup comme leur digne héritier. Tout l’amour de sa mère lui était destiné, ne laissant à Armand rien pour se consoler. Armand a souffert de ce manque d’affection jusqu’à haïr férocement son frère, qu’il aimait tant. Et pourtant, à l’aune de sa vie, il ressent le besoin d’expier ses fautes. En route pour l’Iroquoisie, à la recherche de Loup, il ne soupçonne pas encore le changement qui va s’opérer en lui. Loup et les hommes explore la complexité des relations fraternelles et la violence des sentiments humains, partagés entre désir de vengeance et besoin de se faire pardonner. Le tout dans des décors grandioses qui frappent l’imagination et nous font entrevoir un monde au sein duquel les rapports humains sont délestés des artifices qui viennent les dénaturer.

Rivalité fraternelle

Le roman s’ouvre sur la vision d’Armand. Rencontre qui le renvoie à un passé douloureux, offrant ainsi au lecteur une porte d’entrée dans l’esprit du vieil homme, désormais prêt à se confier. Les souvenirs affluent de cette enfance que Loup lui a volée. Puisque l’enfant prodige était le point de mire de toute les attentions, tandis que lui n’était pas désiré. Ce que sa mère ne manquait pas de lui faire cruellement sentir. Malgré l’instinct protecteur de Loup envers Armand, ce dernier ne peut s’empêcher de nourrir à son encontre une rancoeur féroce. En révélant la vérité sur la naissance de son grand frère, il saisit enfin l’opportunité de se venger des humiliations subies. Armand ne mesure pas les conséquences de ses actes et fait basculer toute sa famille dans l’infamie. Il perd ses titres de noblesses, on lui retire ses terres. Loup, quant à lui, est condamné aux galères. La vue du collier a tout fait affluer dans l’esprit d’Armand, désormais préoccupé. Conscient du poids de son péché il embarque avec son valet – Valère – pour l’Amérique, bien décidé à obtenir le pardon de Loup. Avec pour seul point de repère la perspective de retrouver cette jeune femme aperçue dans un salon mondain parisien. Comme s’ils étaient reliés par un lien invisible, Loup détecte la présence de son frère. Sorte de reconnaissance instinctive, qui les guide inéluctablement l’un vers l’autre. Lui, qui autrefois était consumé par l’esprit de vengeance avait réussi à trouver un sentiment de paix dans ces contrées arides. Et pourtant, la perspective de revoir son frère le plonge dans un état fébrile. Des années se sont écoulées depuis la trahison d’Armand, néanmoins rien n’y fait, la colère de Loup ne faiblit pas. On suit en parallèle la progression des pensées des deux hommes. Emmanuelle Pirotte à travers les destins croisés d’Armand et de Loup nous raconte deux versions d’une même histoire. Chacun percevant à travers le prisme de ses émotions une réalité identique mais vécue différemment. Au delà du conflit fratricide, c’est tout un monde qui s’offre à nous. Les us et coutumes du peuple iroquois. Leur liberté de moeurs. L’acceptation des relations homosexuelles notamment. À la fois roman d’aventure et récit historique, Emmanuelle Pirotte met au service de la narration sa maîtrise du contexte culturel et politique. La lutte avec les puissances occidentales, la lente disparition des peuples aborigènes que l’ont sait condamnés à l’extinction ou à l’assimilation. Loup et les hommes est un roman riche dans lequel on se glisse avec plaisir.

Conclusion

Dans la veine des romans de cape et d’épée d’Alexandre Dumas avec une touche de nature writing, Loup et les hommes joue avec les codes du roman historique et offre un beau moment d’évasion. Je vous le conseille ! 😉

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La vraie vie, Adeline Dieudonné : rentrée littéraire 2018 (#RL2018)

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BOUM ! Une petite bombe, impossible de qualifier autrement le roman d’Adeline Dieudonné. Un premier roman fulgurant, à la plume concise et acérée. L’Iconoclaste avait déjà réussi le pari risqué de faire d’un premier roman un succès l’an passé, avec l’éblouissant Ma reine de Jean-Baptiste Andrea. Ils confirment ici leur qualité de dénicheur de talents. Avec une grâce infinie, La vraie vie s’empare du sujet de la violence conjugale. L’ombre du père violent pèse sur le récit. Prête à s’abattre à tout moment. Le rythme est tendu, l’atmosphère viciée. À travers les yeux d’une jeune fille au caractère bien trempé, Adeline Dieudonné nous fait pénétrer dans une maison où tout semble figé. La mère sert de défouloir sur lequel son mari passe régulièrement ses nerfs. Quant au père, tout son être aspire à annihiler le plus infime bourgeon de rébellion. Elle et son petit frère, Gilles, sont des rescapés. Jusqu’au jour où le glacier ambulant chez qui ils ont l’habitude d’aller fini broyé par sa machine. C’est précisément là où tout s’enraye. Quelque chose vrille dans la tête de Gilles. Le mal est entré. Il a réussi à s’infiltrer dans un territoire qu’il n’avait pas encore réussi à contaminer. Toute la violence emmagasinée au fil des années ressurgit. Face à l’inertie de sa mère incapable de se révolter, au basculement opéré dans l’esprit de son frère et à la propension de son père à écraser toute tentative d’émancipation, la narratrice comprend qu’elle va devoir se forger seule. Apprendre à cacher la révolte qui gronde en elle. Masquer ses avancées et placer ses pions de telle sorte à ne jamais devenir une proie. Cette certitude est ancrée en elle, elle résistera coûte que coûte, quitte à se mettre en danger. En peu de mots, Adeline Dieudonné parvient à exprimer l’horreur de la situation et à rendre la force qui habite son héroïne. On sort de ce premier roman sonné. À la fois bouleversé et révolté. Chapeau bas !

Un premier roman fulgurant sur les violences conjugales et familiales

Tous les ingrédients sont présents pour faire de ce roman une vraie réussite. Le sujet glace les sangs. De la première à la dernière ligne, le lecteur est suspendu à la narration. Un arrière goût ferreux teinte le roman, une sensation désagréable d’évoluer dans un cadre malsain où la peur a pris ses quartiers. Quelque chose nous prend et ne nous lâche plus de tout le roman. On est pendu aux lèvres ou plutôt aux poings de cet homme violent. Tyrannisant sa femme et ses enfants. Rien que l’existence d’une pièce où sont exposés les cadavres empaillés des animaux chassés atteste du glauque de cette famille dysfonctionnelle. Le sourire cruel de la hyène que la narratrice croise en entrant dans la zone interdite deviendra le symbole du mal rodant. Adeline Dieudonné campe des personnages attachants. La mère est une « amibe ». Un être transparent, un ectoplasme dont la seule mission consiste à éduquer ses enfants et à servir de paravent au courroux de son époux. Les scènes décrites sont d’une violence inouïe. Et en même elles semblent entourées d’une sorte de brume. Une capacité de la narratrice à s’extraire d’un quotidien étouffant pour se renforcer. S’endurcir, non pas au détriment de ce qui fait son humanité, mais tout en conservant sa capacité à éprouver des sentiments. L’auteure ne se limite pas à décrire les accès de fureur du père, mais s’attèle à en décrypter les ressorts. Les mécanismes psychologiques à l’œuvre et qui font de lui un monstre. De sa montée à son déferlement, la rage qui anime le père est étudiée. On le sent prisonnier de cette colère qu’il se sait pas maitriser, le condamnant à répéter inlassablement les mêmes comportements. Le corps meurtri de sa femme martelé de coups témoignant de sa bestialité. Si la narratrice parvient à conserver un certaine dose de lucidité, ce n’est pas le cas de son petit frère, qui fera les frais du climat violent ambiant. Sa santé mentale est altérée. Il est comme happé par son côté malfaisant. La hyène gagne du terrain. Vient coloniser des terres restées vierges. Le malsain vient sucer les restes de l’enfance. Faisant de lui un être sadique dépourvu d’humanité. Adeline Dieudonné est une scénariste hors paire. La scène finale offre un dénouement explosif à la hauteur du roman. La tension y atteint son paroxysme. Je ne suis pas souvent émue à ce point, et là ce fut le cas. J’ai totalement occulté l’aspect fictionnel pour me projeter toute entière dans le texte. J’avais l’impression de vivre la scène.

Conclusion

La rentrée littéraire cette année a ceci de particulier que ce sont 94 premiers romans qui sont attendus sur les étals des librairies. Tous n’auront pas le chance de sortir du lot. Chaque année c’est à un jeu cruel que se livrent les maisons d’édition. Parmi celles-ci, l’Iconoclaste a su dénicher deux années consécutives une petite perle. La vraie vie suscite déjà beaucoup d’attention dans les médias. Lauréate du Prix Première Plume, qui vient de lui être remis, l’auteure a le vent en poupe. Pas de doute ce premier roman va faire parler de lui, c’est un phénomène !

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Douce, Sylvia Rozelier : rentrée littéraire 2018 (#RL2018)

Rares sont les auteurs qui parviennent à rendre avec justesse tout ce que le sentiment amoureux peut avoir de complexe. La difficulté résidant dans ce qu’il a de fuyant, d’implacable et d’inexplicable. Dès lors, comment situer le basculement. Ce moment hors du temps, impossible à fixer, où l’autre cesse d’être un étranger et nous est définitivement lié. Sylvia Rozelier relève le défi avec talent et nous plonge dans une passion violente, un amour destructeur. Sous la forme d’une confession, elle retrace le fil d’une histoire amoureuse, des instants de grâce, aux premières déceptions, jusqu’à la lente désillusion. Cet instant terrible lorsque l’amour a déserté et que l’on prend conscience de sa crédulité. Face à face violent avec la réalité, non plus idéalisée mais telle qu’elle est. L’autre cessant d’être cet être que l’on s’était figuré pour apparaître dans toute sa médiocrité. Et pourtant Douce a conscience d’être manipulée, de jouer le rôle qui lui a été attribué. D’être comme ces pantins désarticulés dénués de volonté. Si toute seule elle peut l’accepter, elle soustrait aux autres la possibilité de la juger. Elle s’exclut petit à petit, fait le vide autour d’elle pour ne plus avoir à supporter les remarques insistantes des proches qui finissent par s’alarmer. Se soustraire à leur désapprobation. L’étau se resserre, elle est prisonnière. Sous l’emprise d’un pervers. Il devient envahissant occupant l’espace rendu vacant tout en lui rappelant que c’est qui mène le jeu. Disparaissant régulièrement, se désistant. L’absence nourrie le manque. Douce perd tout discernement. La confiance se délite lentement. Elle est obstinée, refuse de plier, ne comprenant pas qu’il n’y a rien à gagner juste sa peau à sauver. Elle se trouve des excuses. Réclamant des explications, qu’on lui fournisse des preuves de ces élucubrations, un soupçon de vérité quand en réalité elle ne demande qu’à être bernée, réconfortée. La loi de l’attraction répulsion rythme leur relation. Il faudra que l’un déclare forfait, pour que faute de joueurs, le rideau soit tiré.

Passion amoureuse

N’étant pas particulièrement férue de romans ayant pour sujet la passion amoureuse, puisque souvent assez mal traité, j’avais quelques appréhensions avant de lire celui de Sylvia Rozelier. Celles-ci ont été balayées assez rapidement. L’écriture y étant pour beaucoup puisque atténuant la dureté du sujet. L’auteure évite tous les clichés et trouve le ton juste. Sa façon de décrire la psyché de son personnage est telle que l’empathie prend le dessus sur l’agacement qu’à pu susciter en moi l’incapacité de Douce à s’en tenir à ses décisions. Car tout le long, l’héroïne tergiverse, se pose mille questions. Fait un pas en avant pour deux bons en arrière. Mais finalement n’est-ce pas une situation courante dans laquelle se trouve Douce ? Celle d’une femme amoureuse, tellement éprise qu’elle en perd toute lucidité. Qu’elle en tombe dans un état d’hébétement. Devient incapable de se projeter sans l’être aimé. Toute femme a un jour fait l’expérience d’une relation similaire ou en aura été le témoin. Alors elle sait que dans ce cas-là, seul le temps permet de panser les plaies. Qu’il ne sert à rien de conseiller ou de s’emporter face à la passivité de la personne en face. Il faut attendre le déclic, ce moment fatidique où le voile se déchire et la réalité apparaît. À la lecture de Douce on est nous-mêmes, en tant que lecteur, tiraillé par des émotions contradictoires. La compréhension se mue en exaspération voire en colère lorsqu’on assiste à la lente descente aux enfers de la narratrice qui s’enlise dans une relation dénuée d’intérêt et vouée à l’échec. Sylvia Rozelier parvient à nous toucher. À nous faire réagir et à susciter notre intérêt pour le combat que mène Douce pour ne pas sombrer. Son amant lui faisant vivre au quotidien un calvaire. Jouant constamment avec ses sentiments. À croire qu’il est plus présent quand il est absent. Parvenant insidieusement à occuper chacune de ses pensées. La contraignant malgré elle à l’immobilité, de peur de tout faire vaciller. Équilibre précaire d’une relation incapable de s’épanouir normalement. Oscillant entre effusions et accusations.  Sylvia Rozelier décortique le mécanisme psychologique à l’œuvre qui empêche son héroïne de se sauver. Elle nous donne des clés de compréhension sans pour autant placer Douce dans une position victimaire. Victime et bourreau, elle est la principale à blâmer, agissant contre ses intérêts. Et c’est là qu’apparaît toute la complexité de l’esprit humain. Savoir une issue condamner et ne pas pour autant cesser d’espérer.

Conclusion

À l’image du titre, l’ écriture de Sylvia Rozelier est à la fois tendre et délicate. Tout est parfaitement dosé. Douce fait partie des beaux romans publiés en cette rentrée littéraire. Je vous le conseille vivement. En particulier si vous aimez les histoires d’amour compliquées, les êtres torturées en prise avec leurs émotions. Le tout porté par un style net et efficace sans effets de style inutiles.

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Chien-Loup, Serge Joncour : rentrée littéraire 2018 (#RL2018)

Serge Joncour, comme le titre l’indique, signe un roman à cheval sur deux époques où deux mondes s’entrechoquent. La nature hybride du chien-loup agissant comme un trait d’union entre le monde sauvage et la civilisation. En 2017, un couple de parisiens – Lise et Franck – décide de s’offrir une retraite en pleine nature dans un gîte isolé. Totalement déconnectés, sans moyens de communiquer, ils font pour la première fois l’expérience d’une solitude totale. Si l’impression de liberté succède à l’angoisse initiale, une intuition concernant cette maison ne les quitte pas. Un faisceau d’indices laisse suggérer qu’elle est détentrice d’un secret. La rencontre avec un chien-loup, mi sauvage, mi domestiqué, se laissant facilement apprivoisé, conforte leur ressenti. Un drame s’est joué ici. Plus de cent auparavant, alors que la guerre éclate, un dompteur de lions d’origine allemande refuse de s’enrôler. Faisant le choix de protéger ses fauves de la folie des hommes. Il s’installe dans cette maison abandonnée qui surplombe le village d’Orcières. Très vite, sa présence cristallise toutes les tensions, réveillant les peurs irrationnelles nourries de fantasmes et de superstitions chez les habitants. Les hommes renouent avec leurs instincts primaires que la civilisation avait vainement tenté d’étouffer sous le vernis en réalité écaillé des civilités. Notre époque ne fait pas exception. Sous la plume délicate de Serge Joncour l’homme est resté un animal sauvage prêt à renouer avec ses instincts de carnassiers dès qu’il flaire le danger. Le cerveau reptilien prenant le pas sur nos dehors civilisés. En créant un écosystème préservé, quasi aseptisé, l’homme pensait avoir définitivement coupé avec sa nature de prédateur. Son désir de dominer. Pourtant si les acteurs ne sont plus les mêmes, les règles restent inchangées. Amazon et Netflix traquent dorénavant le gros gibier. Serge Joncour s’applique à nous prouver que la chaine alimentaire en vigueur dans le règne animal l’est tout autant dans la sphère humaine. Un roman juste et envoûtant.

L’homme, un animal sauvage

Lorsque Lise tombe sur l’annonce d’un gîte à louer perdu en pleine nature et difficile d’accès, elle est tout de suite conquise. Végétarienne, remise depuis peu d’un cancer, elle est persuadée que de renouer avec un mode de vie plus sain aux antipodes du citadin est le meilleur moyen de se reconnecter. Quant à lui, Franck semble totalement dépassé par cette idée. Il n’envisage pas étant producteur de films de disparaître des réseaux aussi longtemps. En réalité le vrai danger ce sont ses associés. Deux jeunes loups avec lesquels il vient de signer et qui tentent de lui soustraire son catalogue de films, soit le travail de toute une vie. Les forces lui manquent, il se laisse dépasser espérant les essouffler. Pourtant, il est évident que Liam et Trévis s’étant fait les dents dans l’industrie du jeu vidéo sont prêts à en découdre. Ils n’en démordent pas, s’associer avec des géants comme Amazon et Netflix est une aubaine à ne surtout pas laisser passer. Sous peine de se voir distancer. On assiste au choc des générations. Contre toute attente, ce retour à la nature va s’avérer salvateur pour Franck. Il prend en assurance, se reconnectant avec ses instincts de chasseur. L’idée de se voir délester d’une partie de son travail et mener par le bout du nez par deux petits cons tout juste sortis de l’université le révulse. Jusqu’à que l’idée affleure. Celle qui inversera les rôles. Redistribuera les cartes. Cette idée qu’avant il n’aurait jamais eu l’audace de formuler. À croire que la nature influe sur les tempéraments jusqu’à guider les comportements. Elle infuse les pensées et offre un regain de vitalité. Tout comme un siècle auparavant, ce lieu exerce une force d’attraction sur ses occupants. Serge Joncour ne bascule jamais dans le mystique mais le touche du doigt. En 1914, un terrible drame s’était produit venant affirmer la légende qui voulait que ce lieu soit maudit. Une terre aride où la nature hostile avait repris ses droits. Serge Joncour aime convoquer le beau, le faire émerger des situations les moins aptes à l’encourager. L’amour devenant un bien précieux à préserver. C’est dans ce contexte de guerre, dans ce climat hostile et vengeur, qu’il imagine une histoire d’amour hors du temps entre deux êtres tiraillés par la solitude. Avides de tendresse. Le bonheur sera de courte durée. L’homme ne peut s’empêcher de convoiter ce qu’on se refuse à lui donner. La jalousie est sans nul doute le pire des péchés. Rares sont les écrivains qui savent écrire sans parodier l’amour, Serge Joncour dans Chien-Loup est de ceux-là. Pour ne rien gâcher, l’auteur a cette manie de porter un œil bienveillant sur ses personnages. Ce qui nous les rend d’autant plus sympathiques et attachants.

Conclusion

Serge Joncour fait partie des auteurs les plus attendus de cette rentrée littéraire. J’avais quelques appréhensions à lire ce roman, puisque son précédent Repose-toi sur moi – lauréat du Prix Interallié 2016 – ne m’avait pas vraiment convaincue. J’étais restée hermétique à l’histoire d’amour que je trouvais un peu faiblarde et à laquelle je n’avais pas cru. Ici, c’est tout l’inverse je me suis laissée emportée et ça a fonctionné. C’est un roman foisonnant, riche en interprétations. J’ai aimé qu’il ait imbriqué deux récits en un. Le regard qu’il porte sur notre société est très juste. Faire un parallèle entre le monde animal et le fonctionnement humain est une façon pertinente de mettre le doigt sur les dérives du monde dans lequel on vit. Pour moi, c’est une vraie réussite ! Je vous le conseille vivement 😉

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Tenir jusqu’à l’aube, Carole Fives : rentrée littéraire 2018 (#RL2018)

Carole Fives avec Tenir jusqu’à l’aube imagine un huis clos étouffant entre une mère célibataire et son fils de deux ans. Une atmosphère saturée par les pleurs et les cris de l’enfant. L’héroïne élève seule son enfant. Le père ? Volatilisé. On comprend rapidement qu’il a déserté il y a un moment, qu’il est et restera aux abonnés absents. Parti sans même l’esquisse d’une explication. N’importe quoi qui permettrait d’expliquer son geste. Il n’apparaîtra que rarement sous la forme de messages laconiques prétextant un empêchement. Freelance, dans une situation financière précaire, elle est rapidement acculée par les dettes. Ne trouvant pas de place en crèche, il lui est difficile d’honorer ses engagements. La cohabitation se transforme en tête à tête pesant. Chacun s’agaçant mutuellement. La dyade mère-enfant devient le lieu de tensions explosives. Nerveusement à bout, la jeune mère décide de s’éloigner de ce foyer qui cristallise toutes les tensions, une fois l’enfant endormi. Petit à petit, le périmètre de ses virées nocturnes s’agrandit. Elle prend goût à ses absences répétées où elle reprend sa liberté. Façon de se prouver qu’elle ne se réduit pas à ce rôle de mère qui la tient prisonnière. Tout comme la chèvre de Monsieur Seguin qui était attirée par ce qui lui était interdit, elle tire sur la corde, teste la résistance du lien qui la maintient à son enfant. Tout en ayant conscience de le mettre en danger. Mais à trop jouer avec le feu, on finit par se brûler. Carole Fives signe un roman percutant. La tension monte crescendo jusqu’au dénouement. Hormis un final déroutant Tenir jusqu’à l’aube est un roman réussi. Une lecture dérangeante qui aborde sous un angle pertinent la complexité du lien entre la mère et l’enfant. Relation fusionnelle qui faute d’un tiers finit par devenir étouffante. L’auteure décrit très bien cette vie en vase clos, ainsi que la difficulté de composer avec sa propre culpabilité.

Couple mère-enfant

Carole Fives s’intéresse à un sujet de société, celui de l’isolement de la mère avec son enfant. La famille est loin, le compagnon absent, la jeune maman se charge seule de l’éducation de son enfant. Sans aides, ni accompagnement sur lesquels se reposer en cas de difficulté. Encore trop petit pour aller à l’école, les places en crèche trop chères et prises d’assaut très tôt, le petit reste à l’appartement empêchant toute vie sociale de s’épanouir ne l’incluant pas. Comment ne pas exploser dans une telle situation ? Finir par en vouloir à celui n’a rien demandé. C’est naturel et on la comprend. La solidarité entre mères existent et l’auteure l’aborde de manière ingénieuse en incluant des conversations sur les forums. Mais ce qui aurait du permettre de soulager peut tout aussi bien aggraver le sentiment de culpabilité. Puisque les forums sont peut-être un moyen alternatif pour s’entraider mais également un lieu où certains ne se gênent pas pour donner des leçons de morale et rappeler à quel point un enfant est une bénédiction, que c’est aux parents de se montrer plus fermes si l’enfant n’en fait qu’à sa tête. Le coupable est tout désigné. Faisant preuve d’un laxisme affolant. Et le père dans tout cela reste le grand absent. Celui à qui aucun compte n’est demandé, qui peut se dédouaner de toutes responsabilités. Pourtant l’enfant est bien le fruit des amours des deux parents… Si la justice permet à chacun d’exercer un droit de visite, elle ne les oblige pas pour autant à assumer leur rôle de parent. À eux de choisir s’ils veulent voir leur enfant. Épée de Damoclès au dessus de la tête de celui qui reste.

Conclusion

Publié dans la collection de l’Arbalète chez Gallimard, Tenir jusqu’à l’aube est un incontournable de la rentrée littéraire de cette année. Je vous le conseille, rien que pour le sujet abordé que je trouve particulièrement intéressant. N’hésitez pas à me dire en commentaires ce que vous en avez pensé 😉

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Un monde à portée de main, Maylis de Kerangal : rentrée littéraire 2018 (#RL2018)

À l’instar d’un de ses précédents romans, Naissance d’un pont, Maylis de Kerangal confirme une fois de plus son talent d’architecte de la langue, qu’elle manie avec virtuosité. Utilisant un procédé de construction similaire. Fait de fragments de vie délicatement imbriqués, ce récit est celui d’une quête initiatique, d’une lente maturation jusqu’au dénouement final où chaque élément fait sens, trouve sa place. Tout comme son héroïne Paula Karst, partie sur un coup de tête après avoir un moment végété étudier à l’Institut de peinture à Bruxelles l’art du simulacre ou comment devenir peintre en décor, Maylis de Kerangal travaille la matière, les mots. Des salons d’Anna Karenine, aux plateaux de tournage de la Cinecittà jusqu’aux grottes de Lascaux, Paula apprend à être au monde, à se délester de toute superficialité pour ne plus seulement effleurer la réalité mais toucher du doigt l’essence de ce qui est. La matière pure. Celle-là même que l’auteure modèle à la manière d’un sculpteur jouant avec la lumière, atténuant les ombres ou au contraire accentuant les contrastes. Révélant une écriture d’une richesse inouïe, lyrique quasi physique. Faite d’aspérités et de creux. Une mélodie unique. D’une précision clinique dans l’expression des sentiments. Maylis de Kerangal retranscrit avec exactitude le choc de la révélation, ce sentiment particulier fait d’excitation mêlée de crainte à l’idée d’échouer une fois franchie la porte d’accès vers un monde nouveau. Univers étranger qui fera tout vaciller. Paula perd ses repères, plonge au plus profond d’elle-même puiser les ressources nécessaires et se laisse tout entière envelopper par cet univers ensorcelant. Celui d’une réalité faussée. Il a souvent été reproché à l’auteure de ne pas incarner suffisamment ses récits, la technicienne prenant le pas sur la romancière. Avec Un monde à portée de main, ses détracteurs risquent de grincer des dents puisqu’elle prouve une fois pour toute sa capacité à explorer l’âme humaine tout en décortiquant avec minutie son sujet. Ici l’art de recréer la magie, apprendre à contempler la beauté là où elle est.

Apprendre à voir le beau là où il est

Paumée après le lycée, le bac en poche, sans perspectives à l’horizon, Paula Karst partage le sort de beaucoup d’étudiants. Elle s’essaie sans trop y croire au droit, qu’elle abandonne sitôt la première année terminée. Retour à la case départ. Alors quand elle annonce à ses parents, duo fusionnel dont la longévité de la relation la sidère encore, d’une voix ferme sa décision d’intégrer une formation à Bruxelles visant à lui prodiguer les enseignements techniques pour devenir peintre en décor, on entend leur soulagement. Formation pratique, pas uniquement artistique, laissant présager un salaire à la clé. Paula n’a alors aucune idée de ce qui l’attend. Elle fonce tête baissée, sûre de son choix. Il s’impose à elle. C’est à cet instant précis que l’on se dit qu’un destin se joue à rien, une opportunité manquée, une autre nous percute de plein fouet. Impossible d’anticiper. Et Paula tombe dedans. Le rythme effréné des rendus, le découverte des jeux de matières, les heures passées à scruter la toile comme une forcenée à s’en bruler la cornée, les paupières collées, les yeux asséchés. Tout cela lui plaît. Elle se découvre plus endurante qu’elle ne l’aurait cru. Elle évalue la pureté de son trait tentant de s’approcher au plus près de la vérité, de la matière telle qu’elle est. Un monde s’ouvre à elle, un changement de perspective. Rien ne sera dorénavant plus comme avant. L’étudiante peu pointilleuse cède la place à une bosseuse acharnée. Transcendée par la mission qu’elle s’est assignée, dépassant ses capacités, qu’elle croyait naïvement limitées puisque jamais exploitées. Comme si elles avaient attendu tapies dans l’obscurité le moment adéquat pour se révéler. Maylis de Kerangal sublime cette transformation, nous en donne les clés de compréhension. Chaque voyage effectué sera une occasion pour Paula de creuser au fond d’elle-même, d’en apprendre davantage et surtout d’éprouver sa résistance physique et psychique. Ce n’est qu’une fois rassasiée, capable de juger de la beauté, de mesurer le chemin parcouru et d’être en mesure de formuler son véritable souhait que Paula atteindra ce sentiment de plénitude, de paix.

Conclusion

Maylis de Kerangal allie avec brio la beauté de la langue avec la précision du trait nous offrant un roman bluffant. Ceux qui me lisent depuis un moment savent l’admiration que j’ai pour cette auteure. Je suis tout simplement subjuguée devant autant de talent. En espérant ne pas avoir à attendre quatre ans avant son prochain roman 😀

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Les papillons noirs, Caroline Gutmann : se plonger dans sa généalogie pour conjurer la maladie (Lecture d’été #5)

Récit autobiographique, Les papillons noirs est à la fois une enquête familiale et un pied de nez fait à la maladie en refusant de lui laisser gagner la partie. Dénué de pathos et au contraire habité par une vitalité étonnante, ce roman retrace la vie d’une famille hors norme. Alors qu’on lui détecte un méningiome impliquant une hospitalisation et une opération délicate, Caroline Gutmann refuse d’adhérer à la vision culpabilisatrice de la maladie, corollaire de la peur qu’elle suscite. Au contraire, le laps de temps séparant son diagnostic de l’opération devient l’occasion pour l’auteure de se saisir de son passé. Outils pour mener à bien son investigation, les carnets que lui a laissés un père méconnu aujourd’hui disparu. À travers ces cahiers, Caroline renoue avec ce dernier. Si de son vivant une distance les séparait, elle s’amenuise, leur octroyant une certaine proximité dont elle avait été jusqu’alors privée. Cette façon qu’à Caroline Gutmann de se pencher sur la généalogie de sa famille lui permet de s’émanciper de sa condition de malade et de renouer avec ses origines. Notamment ce cousin éloigné qui attise sa curiosité et sur lequel elle concentre toute son énergie. Charles Histin est issu d’une lignée d’exception où les hommes semblent destinés aux plus hautes fonctions rehaussées des plus illustres distinctions. Médaillé de la Légion d’honneur, titulaire de la croix de guerre 1939-1945 et médaillé de la résistance, Charles Hinstin croulait sous les honneurs, et pourtant il choisit de se donner la mort. Ami de Kessel, c’est à travers les vers de l’écrivain que Caroline Gutmann cherche les indices lui permettant de se plonger dans la psyché de cet homme au destin brisé, ce personnage hautement romanesque et charismatique, capable de dilapider la fortune familiale aux jeux de hasard, de tout quitter pour faire fortune puis de tout perdre. Un homme au tempérament impétueux dont la fougue se reflète dans des yeux aux nuances dorées.

Conclusion

Découvert grâce à la chronique de la géniale Olivia de Lamberterie, qui officie notamment sur France 2 dans l’émission Télématin à la rubrique Mots, Les papillons noirs de Caroline Gutmann a été une agréable surprise. Ponctué de réflexions pertinentes sur le sens de la vie, les choix qui se présentent à nous et la question de la transmission, ce roman s’avère plus profond qu’il n’y paraît. Teinté par la vitalité de son auteure, le texte est empreint d’humour et d’humanité malgré le sujet abordé. Une lecture que je vous conseille 😉

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