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Ecstasy and me, La folle autobiographie d’Hedy Lamarr : la bio sulfureuse du sex-symbol hollywoodien (Lecture d’été #3)

« Autant le dire dès maintenant, dans ma vie, comme dans la vie de la plupart des femmes, le sexe a joué un rôle prépondérant. » Je vous le dis tout de go, l’incipit est à la hauteur des détails scabreux qui nous sont révélés. Sans préambules, la star nous plonge dans son intimité et sa vie sexuelle débridée. À cela, s’ajoute le fait que ce texte est auréolé de mystères. Puisque paru en 1966 aux États-Unis, il vient seulement d’être publié en France. Et c’est du lourd. Souvenez-vous, avant de devenir un sex-symbol, Hedy Lamarr a été révélée par le fil Extase, sorti en 1933, dans lequel outre gambader nue au milieu d’une forêt, elle mimait un orgasme à l’écran. De quoi mettre en émoi l’Amérique puritaine des années trente. Cette image sulfureuse lui est restée, et au vue de sa vie, semble tout à fait méritée. Mariée six fois, divorcée tout autant, enchaînant les amants à un rythme sidérant, dilapidant son argent – près de trente millions de dollars, Hedy Lamarr affiche une liberté décomplexée, loin de l’image de victime du star system hollywoodien. Bien que ruinée à la fin de sa vie, elle n’a jamais regretté le faste de sa vie d’avant. Sûre d’elle, l’actrice affectionne tout particulièrement son indépendance et entend diriger sa carrière comme elle l’entend. Elle connaît les ficèles de son métier et a toujours su les tirer pour mener à bien ses projets. Femme d’affaires avant l’heure, elle est une négociatrice hors pair qui a su faire plier les magnats du cinéma. À la fois mère aimante et amante insatiable, Hedy Lamarr est fascinante. Sa bio regorge d’anecdotes savoureuses. Elle se met littéralement à nu et n’omet aucun détails. On assiste à des scènes surréalistes racontées avec un détachement et un flegme sidérants. Elle évoque sans complexes sa vie sexuelle débordante, ses doutes, ses échecs et ses réussites. Sans complaisance, ni fausse pudeur, elle nous fait vivre à travers ses yeux une époque où tous les excès étaient permis. Où le sexe et l’argent étaient roi. Le parallèle avec les affaires qui secouent Hollywood est plus que tentant.

Hedy Lamarr, une femme de tête…

Cette époque charnière de l’âge d’or du cinéma hollywoodien a maintes et maintes fois était racontée mais les confessions d’Hedy Lamarr apporte cette note détachée qui manquait. Il suffit de lire les nombreuses biographies de Marilyn ou le roman Platine de Régine Detambel sur Jean Harlow, pour saisir l’ampleur de la machine à brasser de l’argent que fut l’industrie du cinéma du milieu du vingtième siècle. Hedy Lamarr semble avoir toujours su garder une certaine distance avec sa notoriété. Contrairement à celles qui furent broyées par le système et virent leur carrière stoppée net, Hedy Lamarr a su se préserver. N’étant pas de nature torturée, elle n’était pas obnubilée par l’image qu’elle renvoyait, ni emprisonnée dans une éternelle quête de la perfection. Elle avait conscience d’être belle mais n’en faisait pas grand cas. C’est cette distance, chez l’une des plus belles femmes du monde, que je trouve frappante. Être capable d’en user sans en abuser. Elle conserve en permanence la bonne distance. Ne se vexe pas inutilement. On sent chez elle une certaine légèreté. Un détachement qui la rend plaisante. Hedy Lamarr aime être aimée, mais ne s’en cache pas. Dans son autobiographie, elle se montre d’une sincérité surprenante. Elle revient sur sa rencontre avec le magnat du cinéma Louis. B Mayer, cofondateur de la MGM. Hedy Lamarr était alors fraichement divorcée de son premier mari, Fritz Mandl, un puissant fabricant d’armes en Europe, connu notamment pour avoir tenté de détruire toutes les copies du film Extase qu’il jugeait indécent. Ce dernier faisait preuve d’une jalousie maladive, allant jusqu’à suivre sa femme dans la rue et à enregistrer ses conversations. Certains souvenirs semblent tout droit tirés d’un film burlesque. Tel celui où Hedy Lamarr se retrouve à avoir une relation dans un bordel où elle s’était réfugiée pour échapper à son mari, ou le jour où elle sauta par la fenêtre pour ne pas être trouvée dans une situation embarrassante qui aurait prêté à confusion et nécessité des explications. Finalement, c’est déguisée en gouvernante qu’elle parviendra à lui échapper. Le divorce sera prononcé peu de temps après. Une fois les formalités réglées, elle embarque pour les États-Unis avec la ferme idée de décrocher un contrat avec la MGM tout en ne renonçant pas à ses revendications. Avant la fin de la traversée, Louis B. Mayer lui cédera. Il lui fabriquera par la suite une image de toute pièce. C’est ainsi que l’obscure Hedwig Kiesler laissera place à Hedy Lamarr, la beauté froide comme le marbre. Ce contrat annonce le début d’une carrière fulgurante. Contrainte au début de sa carrière de céder à certaines exigences, elle jouera dans un premier temps les rôles qui lui sont imposés, mais par la suite elle s’émancipera de la houlette du patron de la MGM. Maniant l’art de la manipulation à la perfection, elle finira par obtenir ce à quoi elle aspire, imposant même ses conditions. Malgré l’aura dont elle jouit, Hedy Lamarr a la sincérité de remettre en doute ses talents de productrice et reconnaît son manque de flair lorsqu’il s’agit de dénicher un scénario bankable. C’est cette capacité à garder les pieds sur terre et à se montrer flexible qui lui permit de ne pas sombrer, là où d’autres y ont laissé des plumes. D’ailleurs, cet aspect cérébral de la star, n’est malheureusement que traité en superficialité, à mon goût. Puisqu’il est de notoriété publique, que l’actrice concevait toutes sortes d’inventions. L’une d’entre elles n’est autre que l’ancêtre du wi-fi. Cette partie de sa vie est abordée de manière extrêmement brève dans la postface. C’est bien dommage, cela aurait mérité bien plus que quelques lignes en fin d’ouvrage.

…mais pas que

Le timing est amusant, puisque la sortie de cet ouvrage coïncide avec l’explosion à Hollywood du nombre de plaintes posées à l’encontre des pontes du cinéma, exerçant leur pouvoir despotique sur les actrices. Ce qui choque aujourd’hui, semble avec les mots d’Hedy Lamarr n’être qu’un des aspects avec lesquels il fallait composer. D’ailleurs, l’actrice ne cherche pas à dénoncer les pratiques sexuelles de l’époque, elle parvient à s’en accommoder. Flirtant avec ses prétendants, les repoussant si l’envie n’y était pas ou se laissant aller avec délectation. Le ton n’est jamais véhément. En la lisant, on finirait par croire qu’un simple non serait accueilli comme une fin de non recevoir.

Conclusion

Ecstasy and me est une lecture parfaite pour la plage. À la fois divertissante et bourrée de réflexions pertinentes, on passe un très bon moment en compagnie de celle qui fut considérée comme « l’une des plus belles actrices de monde ». Si vous souhaitez en découvrir plus sur la femme de science, notamment sur son rôle d’inventrice, je vous conseille d’écouter en podcast l’émission sur France Inter Autant en emporte l’histoire Hedy Lamarr, la plus belle femme du monde avait aussi un cerveau, qui lui est consacrée.


Pour aller plus loin


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La journée de la vierge, Julie Marx : Un quinze août à Paris… (Lecture d’été #2)

Le célibat est-il synonyme de trépas ? C’est la question qui traverse le premier roman vivifiant de Julie Marx. Qui a déjà fait l’expérience douloureuse d’un quinze août à Paris, connaît cette sensation d’abattement, ajoutez à cela le célibat, n’en parlons pas… Julie Marx s’attaque avec brio, dans une langue acérée, au mal qui ronge nos sociétés. Pire que les maladies, épidémies, et fléaux en tout genre, il provoque la mélancolie, voire la neurasthénie. Est appelé à la barre le célibat longue durée. Julie Marx livre une lecture de notre société d’une grande lucidité, mettant à nu ce paradoxe qui consiste à faire primer l’individualité sur la collectivité, tout en stigmatisant le célibat, qui n’est pas un statut en soi mais est perçu comme une zone de transit, un entre-deux à écourter, avant le happy end. Il serait de mauvais goût de prolonger sa durée. Les autres en viendraient à s’interroger sur notre capacité à être aimé. Sur le ton de l’humour, enchaînant les situations ubuesques, la narratrice dresse un portait corrosif de notre époque. Le célibat devient quelque chose de répréhensible, la marque d’un échec à dissimuler, qui constamment seriné, nous fait chanceler. S’opère alors une volte-face destructrice, si d’autres y arrivent pourquoi pas moi ? C’est bien qu’il y a quelque chose qui cloche chez moi. La personne bascule alors dans une spirale auto-destructrice appréciant à travers un prisme extérieur ses succès et ses échecs. Ce qui inévitablement sape l’estime de soi. Poussant chacun à scruter les indices trahissant sa singularité, à passer au peigne fin les défauts à gommer, pour ne surtout pas faire fuir l’autre s’il découvrait nos petites manies. D’une intelligence folle, ce texte est traversé par des fulgurances, des réflexions pertinentes sur notre façon de nous juger, sur notre rapport à l’autre, sur comment apprivoiser la solitude tout en ne la laissant pas nous miner. Ouf ! Julie Marx nous offre une véritable bouffée de fraîcheur, une réflexion réjouissante à l’humour corrosif.

Célibat & solitude urbaine

Julie Marx entreprend dans ce court roman d’interpeller sur le mal qui ronge nos sociétés contemporaines, soit le concept de solitude urbaine. Corolaire de la vie dans les grandes villes. Des millions d’habitants ont beau la arpenter quotidiennement, le constat est sans appel, le citadin souffre d’un manque cruel de chaleur humaine. Nul n’ignore également que rester à Paris un quinze août est un calvaire. Cela s’apparente à une longue marche sous le soleil en plein désert de sel. Les rues sont désertes, le soleil tape, les odeurs remontent, vous êtes poisseux sans moyen d’y remédier, à cela s’ajoute le fait que vos amis sont partis se dorer la pilule, et vous n’avez ni compagnon, ni enfants avec qui passer le temps. Vous êtes seul face à vous-mêmes. C’est précisément ce que recherche notre héroïne. Se confronter à la joliment nommée « Lady Solitude ». Celle qui la poursuit et qu’elle cherche à éviter à tout prix. La prendre entre quatre yeux, se mesurer à elle, ne plus en avoir peur mais au contraire l’apprivoiser, comme on le ferait avec une bête qui nous terrorise. Pendant 24 heures, notre héroïne ouvre les vannes. Elle se confie sur sa vie, ses doutes et ses angoisses. Le tout sans pathos. Elle réfléchit sans se censurer au tour qu’a pris sa vie. Comment en est-elle arrivée là ? Célibataire et sans enfants, elle s’interroge. Autour d’elle, d’autres âmes seules font le même constat. Ils ont fait comme il fallait, coché toutes les cases qu’ont leur a dictées. Être indépendant mais pas trop, conciliant tout en s’affirmant. Les langues se délient, les souvenirs affluent, ceux qu’on aimerait bien oublier. Ces soirées ratées, ces ébats d’une brièveté qui n’a d’égal que leur médiocrité, mais qu’on peine à effacer. Qui érode un peu plus la confiance en soi, qui il faut le reconnaître n’en menait déjà pas large. Ces lendemains de soirées arrosées à respecter les délais imposés, pas d’envois intempestifs de sms, ni ultimatums qui seraient vécus comme une entrave à la liberté par cette espèce en voie de disparition, qu’on se démène à débusquer, le célibataire disponible et intéressé. Alors d’arbitrages en conciliations, de petites concessions en capitulations, on en vient à se perdre soi-même. S’oublier dans un jeu de séduction dangereux ayant pour unique finalité d’éblouir l’autre en se travestissant. Un jeu perdant-perdant, que certains déclinent à l’infini. Julie Marx affiche une certaine vulnérabilité tout en prenant soin de se protéger en faisant de l’humour un bouclier. La journée de la vierge est un roman étonnant, une sorte d’ovni littéraire rafraîchissant.

Conclusion

Julie Marx jongle avec des thématiques risquées, dans lesquelles elle aurait pu se prendre les pieds. Je vous rassure tout de suite, ce n’est pas le cas. La journée de la vierge aurait pu basculer dans l’apitoiement, le blues de la parisienne trentenaire et célibataire en mal d’enfants, à l’amertume et à la rancœur tenace. Ici, rien de tout cela. Du rire, des phrases claquées et bien tournées, une langue ciselée et un ton piquant. Le cocktail réussi d’un premier roman bluffant ! Et voilà, une super lecture d’été 😉

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Prodigieuses créatures, Tracy Chevalier : À la chasse aux fossiles sur la côte jurassique !

L’auteure américaine Tracy Chevalier, célèbre pour ses romans historiques, nous plonge dans l’Angleterre pittoresque du début du 19e siècle. Nos deux héroïnes évoluent au sein de la société codifiée de l’époque victorienne. Les femmes y sont cantonnées à leur statut d’épouses, au risque d’être stigmatisées. Elizabeth Philpot est une veille fille. N’ayant pas trouvé de mari, elle est condamnée à vivre avec ses deux sœurs à Lyme Régis, station balnéaire située dans le Sud de l’Angleterre. Les occupations sont limitées dans cette ville côtière, et pourtant il lui faut s’en trouver une pour ne pas sombrer dans l’ennui. C’est ainsi qu’elle se prend d’intérêt pour la découverte de fossiles en bordure de mer. La chasse aux fossiles est une activité plus lucrative qu’elle n’y paraît, permettant surtout de faire vivre Mary Anning et sa famille. Mary Anning a l’œil, elle est douée pour repérer les plus beaux spécimens. Contrairement à celle qui deviendra au fil du temps son amie, elle ne possède pas une connaissance théorique mais une expérience pratique. Tracy Chevalier raconte dans cette biographie romancée de la vie de Mary Anning, une histoire d’amitié entre deux femmes mues par une passion commune. S’étant résignées à ne pas se marier, le monde dans lequel elles vivent s’avère étriqué. Entre amitié et rivalité, les deux femmes seront confrontées aux limites de leurs conditions de femme, dont elles chercheront à s’émanciper. Mary Anning deviendra une figure emblématique du monde scientifique, alors essentiellement masculin. Tracy Chevalier évoque une époque riche en avancées scientifiques. Les fossiles apportant la preuve irréfutable de l’extinction des espèces. Esquisse de la théorie de l’évolution, cette découverte provoque un questionnement à la fois ontologique et théologique. L’homme est-il amené à disparaître ? Si Dieu corrige sa création, est-il faillible ? Tracy Chevalier signe sous une plume délicate un roman sur l’émancipation de la condition féminine, permise par le gain d’une légitimité scientifique.

L’extinction des espèces ou une révolution à la fois ontologique et théologique

La société décrite par Tracy Chevalier est une société dans laquelle la religion occupe une place prépondérante. L’homme est une créature de Dieu. Il a été créé à son image et évolue dans un monde qui a été façonné pour lui. Découvrir que des espèces jusqu’alors inconnues, ont vécu sur terre, puis ont disparu, est lourd de sens. Cela signifie que Dieu est imparfait, capable de se tromper, donc l’homme peut-être voué à disparaître, lui aussi. Il faudra attendre 1859, pour que soit publié l’ouvrage scientifique de référence De l’origine des espèces et un peu moins d’un siècle après pour que soit reconnue par la communauté scientifique la théorie de la sélection naturelle de Darwin, validant les hypothèses formulées par nos héroïnes. De statique, le monde devient dynamique. En perpétuel mouvement. S’opère ainsi un grand bouleversement dans la manière de l’appréhender. Les espèces apparaissent puis disparaissent au gré des changements climatiques ou lorsqu’elles se révèlent incapables de s’adapter. Il est étonnant de découvrir sous la plume de Tracy Chevalier, que ce qui était initialement conçu comme un simple moyen de subsister, a révolutionné le monde scientifique. Puisque Mary Anning a réellement existé. Issue d’une famille de la condition ouvrière, de basse extraction, elle a su se faire un nom dans un univers dominé par les hommes. À seulement douze ans, elle découvre le premier fossile complet d’un Ichtyosaure sur la côte de Lyme Régis, surnommée la côte jurassique pour l’abondance de fossiles qu’elle recèle. Sorte de reptile marin. La célèbre romancière double ce roman historique passionnant d’un portrait de femme saisissant. D’autant plus étonnant que la jeune femme ne semble pas avoir conscience de l’impact des déductions que ses travaux laissent supposer.

Une roman sur l’émancipation de la condition féminine

Outre l’indépendance et le respect qu’acquiert Mary Anning via ses travaux, elle fut longtemps jugée sévèrement. Être une jeune femme célibataire arpentant les plages à la recherche de fossiles était mal vu par la société de l’époque. On lui reprocha son refus de respecter les conventions. D’exercer un travail manuel, de côtoyer des hommes sans chaperons… Tracy Chevalier excelle dans l’art de décrire des femmes engoncées dans des sociétés rigides, où le moindre écart suffit à vous condamner. Si Elizabeth Philpot a depuis longtemps fait une croix sur le mariage, étant dépourvue des deux conditions nécessaires, soit la fortune et la beauté, Mary Anning doit se résigner à rester célibataire en raison de sa position sociale. Faute de prétendants, les deux femmes se lient d’amitié et tissent des liens étroits qui seront mis à l’épreuve de leur rivalité. Elles longent la côte jurassique, vibrant à chaque nouvelle découverte. Le don de Mary Anning attise la curiosité des scientifiques mais également la jalousie de son amie. Outre leurs petits différends, Mary et Elizabeth vont réaliser que face à la condescendance masculine, leur amitié s’avère un bien précieux et leur meilleur rempart face aux intrigues ayant pour but de s’approprier leurs travaux. Elizabeth Philpot défendra avec ardeur les intérêts de son amie lorsque d’éminents chercheurs tenteront de la discréditer. Prodigieuses créatures est un roman d’amitié d’une grande finesse et d’une grande sensibilité.

Conclusion

Tracy Chevalier écrit toujours des romans particulièrement doux, dans lesquels on aime se plonger pour s’imprégner d’une ambiance singulière, comme « hors du temps ». J’apprécie beaucoup cette auteure et j’entend bien à l’avenir chroniquer certains autres de ses ouvrages 😉 Si vous avez aimé ce roman, sachez qu’une adaptation cinématographique est en cours. De quoi nous ravir !

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L’Art de perdre, Alice Zeniter : harki, descendant de harki (#RL2017)

Alice Zeniter, elle même petite-fille de harkis, interroge brillamment, en retraçant le destin de toute une famille kabyle contrainte à l’exil au lendemain de la fin de la guerre d’Algérie pour avoir servi les intérêts des Français, la notion d’identité et la complexité qu’elle revêt lorsque les mots viennent à manquer. La définition que le dictionnaire fournit à Naïma est formelle : est harki, qui descend de harki. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Rejetés des deux côtés de la Méditerranée, considérés comme des traîtres en Algérie pour avoir servi comme supplétifs au côté des Français, mais pas suffisamment Français pour se sentir intégrés. Leur statut divise. Ali est honni par ce pays qu’il a du quitter en 1962, avec la certitude de ne pouvoir y retourner. Consciente d’avoir reçu en héritage un secret lourd à porter, sa petite-fille réalise qu’elle ne peut refuser d’endosser sa part de culpabilité et cette facette figée de son identité. Comme si la faute se transmettait de génération en génération. Suivant une logique de transmission immuable. Naïma, comme son père Hamid avant elle, tous deux confrontés au mutisme d’Ali, voientt une partie de leur histoire familiale leur échapper. Sur ce socle friable, cette réalité diminuée, tronquée, il leur faut pourtant bâtir leur identité. À la fois propre et commune. Naïma prend conscience que l’Histoire, telle qu’elle est enseignée, est le fruit d’une construction, dont on a lissé les irrégularités, délestée de ses ambiguïtés. Les doutes de son grand-père sont balayés, une fois les gagnants et les perdants clairement identifiés. Être Harki, c’est avoir trahi. C’est être du mauvais côté, s’être trompé de camp. Ne pas avoir su anticiper l’enchaînement des évènements. Faute de parvenir à trouver les mots justes pour s’expliquer, Ali préfère se murer dans le silence. Être seul dépositaire de sa version des faits. De ce mutisme naît l’incompréhension, puis la frustration, creusant un fossé entre les générations. Pour se réconcilier avec son passé, Naïma devra enquêter et remonter le fil de son histoire familiale, étroitement imbriquée avec celle de l’Algérie.

Un traumatisme impossible à partager

Ce qui est terrible dans l’histoire familiale de Naïma, c’est cette incapacité à mettre des mots sur ce qu’il s’est passé. Ali est décédé emportant avec lui ses secrets. Sans la réalité des faits et l’homme pour les expliquer, il ne reste que fantasmes, doutes, culpabilité. La langue, seule, permet de formuler avec précision, sans omissions, les faits qui lui sont reprochés. Mais c’est bien là, que le bas blesse. Dans cette famille, Ali refuse de s’exprimer, chaque question faisant naître une colère sourde, qu’il lui est difficile de canaliser. Révélatrice de son incapacité à s’exprimer, de sa frustration à se savoir coupable pour avoir voulu protéger sa famille. Être condamné alors qu’il n’a pas la sensation d’avoir participé au conflit armé. Son rôle se bornant à dialoguer avec celui qui sera authentifié plus tard, avec le recul historique, comme l’ennemi. Comment n’a-t-il pas compris ce qui était en train de se jouer ? La dynamique lui a totalement échappé. Et pourtant, qu’aurait-il fait ? Pactiser avec le FLN, qui lui aussi tuait, torturait et commettait des atrocités. Ali a certainement eu des doutes, a retourné mille fois la question dans sa tête. Le fait est qu’il a fait le mauvais choix, a soutenu le mauvais camp. La vision de l’histoire est manichéenne, simplificatrice. Ali a vécu toute sa vie avec des remords qu’il n’entend pas partager. Cela est déjà suffisant de vivre avec, il lui est insupportable de se savoir juger par ses enfants. C’est peut-être ce qu’il s’est passé dans son esprit. Ainsi, lorsque Amid l’interroge sur le rôle qu’il a joué auprès des français et les raisons qui l’ont poussé à ne pas soutenir la révolution, Ali se braque et finit par asséner invariablement la même rengaine : « Tu ne comprends rien, tu ne comprendras jamais rien ». Toutefois, pour le reste de la famille, le résultat est le même. Il est parti, et eux sont condamnés à vivre amputés d’une partie de leur patrimoine culturel. Ali n’est pas le seul à entraver cette quête de vérité. Son épouse, Yema, a beau vivre depuis des années en France, elle ne maîtrise que les rudiments du français. La langue fait barrage. Les petits-enfants ne peuvent l’interroger. Dès lors, chacun vit retiré avec ses propres questionnements qu’ils ont appris à passer sous silence, à ne plus formuler, puisque personne n’est à même d’y répondre. Reste alors la possibilité de se renseigner, d’aller chercher l’information là où elle est. Dans les manuels d’histoire, les témoignages, les articles, les ouvrages, les reportages… Aucun ne porte en lui la symbolique de l’histoire personnelle, transmise au fil des générations, mais leur consultation permet de comprendre la difficulté que certains ont à laisser la parole se libérer.

Un pays, mille vies

Alice Zeniter ne cherche pas à prendre parti, ni à légitimer une quelconque posture. Elle souligne très justement le fait qu’un pays peut cristalliser des attentes. Chacun projetant ses espérances, comme si celui-ci détenait toutes les réponses à leurs questions. Comme si, s’y rendre éclaircirait tous les tourments. Comme partout, la vie avance. Rien ne demeure figé. Lorsque Naïma, se rend en Algérie pour la première fois, elle est pétrie d’images stéréotypées. À la manières d’instantanés appartenant à une époque depuis longtemps révolue. Ce qu’elle découvre est tout autre. Alice Zeniter parvient à communiquer son étonnement, ses sensations, le plaisir qu’elle prend en sentant sa liberté respectée et non comprimée. L’auteure parvient à rendre une atmosphère, un état d’esprit, bien loin des clichés. « Renouer avec ses racines », suppose aussi de couper avec une partie de soi. S’alléger en faisant des choix. Vivre dans un temps retiré, qui appartient au passé n’a pas de sens. Cela revient à vivre dans un mausolée. Celui qui aime son pays, l’aime tel qu’il est, non pas comme il a été. C’est cet apprentissage que fait Naïma pour enfin trouver une certaine forme de paix.

Conclusion

Paru pour la rentrée littéraire 2017 et lauréat du Prix Goncourt des Lycéens 2017, L’Art de perdre est un roman passionnant, qui offre, sans aucun cliché, une fine analyse de la question de l’identité. Notion complexe et mouvante, qui englobe des réalités disparates et ne peut s’appréhender de manière figée. Alice Zeniter signe un roman passionnant à consonance autobiographique. Je vous le conseille vivement !

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Des nouvelles du monde, Paulette Jiles : LE roman de l’été 2018 ! (Lecture d’été #1)

Décidément, la collection Quai Voltaire a du nez lorsqu’il s’agit de dénicher des petites pépites. L’année dernière, Naomi Wood nous offrait le roman de l’été avec le formidable et très frais Mrs. Hemingway. Cette année, je récidive puisque je vous conseille de glisser dans votre valise le savoureux western signé Paulette Jiles. Texas, 1870. La conquête vers l’Ouest fait rage. L’anarchie règne au Texas où des milices font la loi tandis que les Indiens réalisent des raids, capturant au passage des enfants blancs. Johanna Leonberger avait six ans lorsqu’elle fut enlevée par la tribu Kiowa. Élevée selon leurs traditions, elle a assimilé leurs coutumes, faisant table rase de ce qu’on lui avait inculqué. Parfaitement intégrée, elle est pourtant libérée et censée retrouver son véritable foyer. Capitaine Kidd est un vieil homme. Pour gagner sa vie, il arpente quotidiennement les grandes étendues arides du Texas lisant les actualités des journaux à voix haute devant un public chaque fois différent. Espérant ainsi apporter un peu de magie et d’exotisme à des esprits échauffés par la guerre de sécession. Las de sa vie d’itinérant, le condamnant à vivre seul, récemment veuf et père d’enfants devenus grands, Capitaine Kidd sent peser le poids des années et se laisse gagner par le découragement. C’était sans compter sur la mission qui l’attend. Il se voit confier la jeune fille qu’il devra ramener chez ses parents. C’est le début d’un périple explosif. Rompue à la vie dans des contrées sauvages, Johanna se révèle agile et intrépide. Prête à scalper l’ennemi quand celui-ci s’approche de trop près et à utiliser des pièces de monnaie en guise de munitions quand elles viennent à manquer. Les deux êtres farouches apprennent à s’apprivoiser, guettant l’ennemi qui les attend au tournant dans les décors somptueux du Wild West américain. Paulette Jiles signe un roman au charme fou, lumineux, à la fois généreux et humain, mené tambour battant par un duo de choc terriblement attachant.

Un duo de choc

Le charme opère grâce à ce duo étonnant. Un vieil homme en proie aux doutes, persuadé de n’être plus qu’une vieille carcasse usée ayant fait son temps, et une jeune fille de dix ans, enlevée à sa famille, rachetée par l’Agent des affaires indiennes, libérée, puis sommée de regagner son foyer. Retenue captive pendant quatre ans, Johanna rejette le monde moderne. Elle développe une sorte de claustrophobie des espaces restreints. Les grandes villes la terrorisent. Elle aspire à vivre au grand air, loin des injections du monde contemporain. Elle fait ressurgir des émotions que Capitaine Kidd avait oubliées, étouffées, au fil des années écoulées. L’apparente rudesse du conteur se craquelle progressivement, révélant un homme généreux doté d’une grande tendresse. Il retrouve ses instincts protecteurs. Se défend courageusement malgré ses soixante douze ans. Ce regain de vitalité il le doit à Johanna, qui redonne un sens à sa vie. La petite, objet de convoitise, leur vaut d’être constamment traqués et attaqués. Rodée à l’art de la guerre, Johanna sidère celui qu’elle appelle grand-père en faisant preuve d’un sang-froid exemplaire et d’une audace à toute épreuve. L’épisode rocambolesque de la grande fusillade aux pièces de 10 cents méritent tous les hommages, tellement la complicité entre les deux compères est flagrante. On se délecte de cette scène de bataille, où Johanna rivalise d’ingéniosité. Il n’est pas donné à tout le monde de concocter des munitions composées de pièces de monnaie faisant office de balles afin de trouer la peau de ses ravisseurs. Rien que pour ça, il faut absolument lire ce roman !

Un voyage à travers l’Amérique sauvage

Paulette Jiles nous fait voyager dans le temps, en nous transportant au cœur de l’Amérique sauvage, à feu et à sang, des années post Guerre de Sécession. Le Texas, rallié aux États confédérés d’Amérique en 1861, fut obligé de capituler en 1865, à la fin de la Guerre de Sécession, et de réintégrer l’Union dès 1870. La région à cette époque est une véritable poudrière. La tribu Kiowa, à laquelle a appartenu Johanna, ainsi que les Comanches sont installés en Territoire Indien. Néanmoins, loin d’apaiser les tensions, la Guerre de Sécession les a aggravées, alors qu’elle s’étaient déjà intensifiées dès 1860. Les Indiens s’opposant fermement à la colonisation de leurs terres par les « blancs ». Les massacres se multiplient fragilisant considérablement les peuples Amérindiens perdant du terrain face aux colons blancs. Les guerres indiennes prendront fin à la fin du siècle. Les terres sont entièrement colonisées. Les Indiens, quant à eux, ont été chassés ou décimés, et se retrouvent parqués dans des réserves. Le nombre de victimes du génocide amérindien est estimé entre 80 et 100 millions de morts. C’est cette époque qui nous est racontée par Paulette Jiles à travers le voyage de Capitaine Kidd et de Johanna. Des routes peuplées de mercenaires et de brigands, où le danger est omniprésent. Un pays divisé politiquement qui a peine à s’unifier sur le socle de valeurs communes. De là, vient cette culture des armes à feu. Chacun est garant de sa propre sécurité dans une région où la seule loi en vigueur est celle du plus fort. L’écriture délicate de Paulette Jiles rend compte à merveille des paysages que traversent nos compagnons de voyage. Des terres arides, aux grandes plaines, aux eaux agitées des fleuves qu’ils devront affronter. C’est avec un plaisir immense qu’on s’immerge dans la culture locale et que l’on côtoie des personnages aussi attachants que terrifiants.

Conclusion

Je n’ai qu’une chose à dire, FONCEZ lire ce roman ! Finaliste du National Book Award, ce n’est pas un hasard, puisque tous les ingrédients sont présents pour en faire un grand roman d’aventures, certes, mais surtout de filiation. Puisque c’est bien de cela dont il s’agit. Les nouvelles du monde est l’histoire d’un homme qui va redonner un sens à sa vie en veillant sur une jeune fille désorientée. Tout simplement bouleversant !


Mon évaluation : 5/5

Date de parution : 2018. Grand format aux Éditions de La Table Ronde (collection Quai Voltaire), poche chez Folio, traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Esch, 240 pages.


Pour les amateurs de westerns

  • Lonesome Dove de Larry McMurtry : {Roman Culte}
  • Les Cavaliers des canyons de Zane Grey : « le premier western littéraire »
  • Les pionniers d’Ernest Haycox : la conquête de l’Ouest au plus près d’une communauté de colons
  • Des jours sans fin de Sebastian Barry : la fureur des hommes
  • Au loin de Hernán Diáz : un long voyage en solitaire dans les contrées sauvages de l’Ouest américain
  • Au nord du monde de Marcel Theroux : un western féminin.iste post-apocalyptique dans le Grand Nord 

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Une immense sensation de calme, Laurine Roux : la nature triomphante

Laurine Roux nous offre une délicieuse parenthèse de douceur et de volupté dans laquelle on se laisse délicatement glisser. Sous l’effet des mots, notre corps se détend, notre esprit s’évade, on se laisse emporter par la musique de la langue qui chante une nature triomphante. La civilisation telle qu’on la connaît a disparu, victime d’une guerre dont la cause est méconnue. Dès lors, dans ce monde imaginaire, la nature déchue reprend ses droits. L’homme renoue avec ses instincts primaires. Les corps communient avec la matière. Se nourrissant de la lumière et des richesses de la terre. Dans cet univers cruel, une jeune fille enterre sa grand-mère. Confrontée à la solitude et n’ayant plus d’endroit où s’abriter, elle se met à marcher. Son corps est épuisé et finit par céder. Elle est recueillie et soignée par des étrangers. C’est dans ce foyer qu’elle rencontre Igor. L’apparition électrise son corps. Elle est subjuguée par la beauté de cet homme au corps de titan doté d’une aura magnétique. L’homme éveille en elle des désirs charnels, quelque chose d’animal tapi en elle. À l’écoute de ses sensations et intimement convaincue de la justesse de ses intuitions, elle se laisse guider. L’amour avec Igor lui apprend la patience, les vertus du silence mais plus que tout la résilience. Accepter ce qui est, sans chercher à infléchir ce qui doit arriver. Laurine Roux décrit avec beaucoup de poésie le voyage initiatique de cette jeune fille, qui très tôt fait l’expérience de la solitude et sera amener à composer avec la mort. Elle apprendra à apprivoiser la douleur consécutive à la perte de l’être aimé. La plume de Laurine Roux décrit une nature grandiose, toute puissante, au sein de laquelle l’homme n’est qu’un élément. Elle signe un récit lumineux, d’une grande sensualité. Un conte préconisant un retour à des émotions plus naturelles permises par une écoute attentive de nos instincts humains. Ce retour à l’essentiel étant source d’harmonie et de paix.

Lecture cocon

Il est des lectures que l’on n’a pas envie de quitter, Une immense sensation de calme est de celles-ci. Laurine Roux imagine un monde post-apocalyptique à la manière d’une dystopie. La guerre a tout dévasté, éradiquant toute une génération d’hommes. Les enfants, pour beaucoup, ont perdu leurs parents ou ont été abandonnés. Rodant près des foyers à la recherche de quoi se sustenter, ils sont chassés. Ce sont les invisibles. De vieilles superstitions conseillent de ne pas les approcher. Les Anciens sont incapables de faire allusion à l’ancien monde. Ils gardent le silence sur cette époque d’un autre temps, dont l’évocation permettrait pourtant d’éclairer le présent. C’est à travers les histoires racontées par les femmes ayant vécu avant le Grand-Oubli, que la narratrice découvre le monde d’avant. La violence des hommes et la souffrance des femmes répudiées. Portant le sceau de leur infamie même une fois bannies. La maternité est au cœur du roman, rappelant ce pouvoir qu’exerce la femme sur le monde. La matrice retrouve sa fonction de puissance créatrice. De là les femmes tirent leur force. Une immense sensation de calme reste longtemps en mémoire après l’avoir refermé. Laissant infuser lentement les idées évoquées. Laurine Roux livre un texte relativement court, dont une relecture permet d’en mieux cerner les subtilités.

Conclusion

Une immense sensation de calme est un premier roman réussi. Laurine Roux parvient à envoûter le lecteur et à l’immerger dans son univers, pure construction de son imagination. Sa manière de décrire les paysages et la communion de l’homme avec la nature est d’une grande beauté. Une très jolie découverte, à lire si vous avez envie de vous évader ! 😉


Mon évaluation : 4/5

Date de parution : 2018. Grand format aux Éditions du Sonneur, 128 pages.


Idées de lecture

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Réparer les vivants, Maylis de Kerangal : le récit virtuose d’une transplantation cardiaque

Maylis de Kerangal est une architecte de la langue, qu’elle manie avec virtuosité. Auteure au talent époustouflant, elle construit ses romans selon une mécanique bien rodée. Avec Réparer les vivants, elle réitère un procédé déjà éprouvé. Elle se saisit d’un sujet peu attrayant, l’étudie attentivement, le décortique, adopte le lexique technique, jusqu’à en maîtriser chaque subtilité, en épouser tous ses aspects. Ce n’est qu’une fois devenue experte, lorsqu’elle a fusionné avec son sujet, qu’elle laisse libre cours à sa prose virtuose. Qu’elle transcende son sujet. Comme si cette maîtrise purement technique lui servait de tremplin, n’était qu’un prétexte au déploiement de son talent. La réitération de ce procédé mécanique, loin de donner au texte un aspect fabriqué, porté par une langue désincarnée, confère à ses romans un timbre particulier. L’auteure joue avec la matière, au cœur de la création littéraire, l’étire, la modèle, pour lui donner in fine la structure désirée. D’un réalisme sidérant, Réparer les vivants, offre une immersion de vingt-quatre heures en milieu hospitalier. Les corps ainsi auscultés retrouvent leur matérialité. Victime d’un accident routier, Simon est dans un coma dépassé. Si son cerveau est à l’arrêt, ses organes vitaux, eux, continuent de fonctionner. Commence alors une course effrénée. Le don d’organes est minuté, le laps de temps entre le prélèvement et la greffe chronométré. Le roman évolue dans une double temporalité, à la fois figée et précipitée. Dès lors, c’est tout un écosystème qui se met à vibrer, électrisé par l’urgence de ce cœur en attente d’être transplanté, par l’énergie grisante de l’opération à effectuer. Au sein de la chaîne de transplantation, chaque maillon a sa mission, que l’auteure décrypte sous une plume clinique, quasi physique. Distillant une certaine tension. Le rythme est pulsé. La musique organique. Maylis de Kerangal a le souci du détail. Chaque mot, choisi avec soin, témoigne de son acuité. Elle signe un roman bouleversant, un petit bijou sublimé par une langue riche aux élans lyriques.

Le choix du sujet

Le choix du sujet chez Maylis de Kerangal est primordial puisque autour de lui se construit l’architecture narrative. C’est-à-dire que l’écosystème minutieusement étudié teinte le roman. Avec Corniche Kennedy elle avait su insuffler au roman un élan puissant, à l’image de la fougue de la jeunesse. De ses sentiments violents. Véritable roman solaire, les éléments y jouaient un rôle prépondérant, le ciel, le soleil, la mer. Dans Tangente vers l’Est, celui que je préfère, récit relatant un voyage en Transsibérien, le temps s’étirait. L’auteure le dilatait pour mieux refléter la langueur du voyage en train, la grandeur des espaces et la splendeur des paysages russes. Chaque roman chez Maylis de Kerangal est l’occasion de s’approprier un sujet, de s’en imprégner, pour retranscrire l’émotion au plus près de la réalité. Dans Réparer les vivants, elle reconstitue parfaitement l’univers aseptisé du monde hospitalier. Cette valse des corps, leur musicalité, tantôt vivants, tantôt morts. Comme si elle était apte à capter le son qu’émettent les corps et à reproduire leur tonalité. Il y a quelque chose de magique chez Maylis de Kerangal. Une sensibilité à fleur de peau.

Le ballet des corps dans un espace-temps limité

Simon est mort prématurément. Il n’a même pas vingt ans lorsqu’un banal accident de la route lui ôte la vie. Les garçons se sont levés aux aurores. L’heure passée dans l’eau, à surfer et lutter contre l’apesanteur, a eu raison de leurs dernières forces. Ils sont exsangues. Le conducteur somnole au volant. Les paupières sont lourdes, le sommeil tout près. Le véhicule dévie de sa trajectoire. Le choc est tel que la collision est mortelle. Il plonge immédiatement dans le coma, tandis que ses deux amis sortent indemnes de l’accident. À peine arrivé à l’hôpital, il est déclaré en mort cérébrale. Ses fonctions vitales subsistent mais son cerveau s’est éteint. On parle de coma dépassé, de mort encéphalique, d’arrêt de l’activité cérébrale, toute une terminologie médicale pour énoncer une réalité qui tombe comme un couperet. Simon a dix-neuf et il est déclaré mort. Même si son corps ne porte pas les stigmates de l’accident, même si sous le drap blanc son abdomen se soulève au rythme des battements de son cœur, et si ses traits semblent apaisés. On a tendance à croire que c’est lorsque le cœur cesse de battre, que l’on est déclaré mort. Eh bien non ! On apprend que la mort est déclarée une fois que le cerveau a cessé de fonctionner. Une fois le décès constaté, le récit suit une double temporalité. Celle des parents, figés dans la douleur. En peu de temps, il vont devoir assimiler l’idée que leur enfant est décédé, mais surtout que sa mort en fait un donneur potentiel. Thomas, l’infirmier coordinateur des dons d’organes, marche sur des œufs, tel un équilibriste évoluant sur un fil, il doit jongler entre le deuil des parents et l’urgence d’agir le plus rapidement, avant que les organes ne se détériorent. L’opération est délicate, elle requiert une finesse particulière, un doigté d’expert. À partir du moment où le consentement est accordé, la machine est lancée, le protocole activé. Chaque acteur de la chaîne de transplantation joue le rôle qui lui est attribué. Commence un ballet. Celui des médecins, des aides-soignants et des infirmiers. Les gestes, qui ont été maintes fois répétés, rodés au point de devenir automatiques, habitent l’espace, luttent contre le temps. Certains passages sont d’une beauté inouïe. Notamment lorsque les parents de Simon formulent une requête bien spécifique à l’infirmier-coordinateur. Le seul autorisé à accompagner leur enfant dans le bloc. Au moment où le cœur de Simon sera arrêté, ils souhaitent que celui-ci soit bercé par le bruit familier de la mer. Dans la salle d’opération, le corps de Simon sera découpé, défiguré, mais son esprit pourra s’évader, s’élever, loin de l’agitation. Maylis de Kerangal imagine un moment hors du temps d’une grande poésie.

Conclusion

Maylis de Kerangal fait figure d’exception au sein du paysage littéraire français. Elle dénote tant par les sujets traités, que par la densité de son phrasé. Si le génie littéraire se jauge à la capacité d’un auteur à imposer un style unique, une voix immédiatement reconnaissable, Maylis de Kerangal compte parmi les auteurs contemporains les plus importants. Je considère ce roman comme étant un chef d’œuvre, mon favori restant Tangente vers l’Est. Et pour ceux, qui comme moi, sont touchés par la beauté de la plume de l’auteure, le prochain est prévu pour la rentrée littéraire de septembre. De quoi se réjouir, voire d’attendre impatiemment la fin de l’été 😉

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Tropique de la violence, Nathacha Appanah : l’île de Mayotte, paradis maudit (#RL2016)

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Nathacha Appanah nous plonge dans l’enfer de l’île de Mayotte. Lauréat de treize prix littéraires, Tropique de la violence sonde la noirceur de l’âme humaine. Celle d’une jeunesse engluée dans une réalité où tout espoir semble avoir déserté. À mille lieux des paysages paradisiaques, des lagons d’un bleu profond et des plages de sable fin au cœur de l’océan Indien, une toute autre réalité se dessine. La ville de Kawéni, surnommé Gaza, est le plus grand bidonville français. S’y entassent des milliers d’habitants dans le chaos le plus complet. Cette portion de terre où la population vit dans la misère est connue pour être le lieu d’accueil quotidien d’immigrés fraîchement débarqués. Les clandestins accostent sur les plages de Mayotte à bord de « kwassa », canots de pêche transportant ceux prêts à risquer leur vie pour atteindre l’eldorado français. Exacerbant ainsi les tensions. Les infrastructures ne sont pas adaptées, les rues sont surpeuplées. Kawéni est devenue un terreau propice à la violence. Une véritable bombe à retardement. Des jeunes sèment la terreur. Moïse, dont la mère s’est évaporée après l’avoir confié à une infirmière stérile désirant ardemment un enfant, est élevé dans un cadre protégé. Ignorant la colère qui gronde à l’extérieur du foyer. Le jour où sa mère décède brutalement, sa vie bascule. Il croise la route de Bruce, le chef de Gaza. Il entame alors une descente aux enfers. À travers le destin de cet adolescent, on découvre un territoire français en proie à une crise migratoire complexe et laissé à l’abandon par les autorités. L’île de Mayotte se nourrit de ses habitants, suçant leur sang jusqu’à leur faire perdre la tête. Distillant son poison, altérant la raison. L’île semble dotée d’une force quasi mystique. Elle altère le jugement de ses habitants, fait ressortir les plus vils comportements. La folie les gagne tous. Nathacha Appanah décrit avec précision la misère et la souffrance de ceux qui vivent dans ce paradis maudit. Un lieu où tout espoir est mort-né.

Le récit d’une descente aux enfers

Lorsque Moïse quitte son foyer, laissant le corps de sa mère se décomposer, il garde encore intacte son âme d’enfant. Elle ne survivra que peu de temps face à l’enfer qui l’attend. Sa mère a tenu à le préserver, le tenant écarté des drames qui sont en train de se jouer. Moïse est sourd à la tension qui plombe l’atmosphère. Et pourtant la colère gronde. Les habitants voient leur ville leur échapper, envahie par ceux qu’ils appellent maintenant des clandestins, venus des îles voisines des Comores. La réalité ne va pas tarder à le rattraper. Il comprend alors la chance qu’il a d’avoir été élevé dans un foyer aimant. D’avoir eu accès à tout ce qui lui semblait aller de soi, mais que ceux qui l’ont recueillis n’ont pas eu la chance d’expérimenter. Creusant ainsi un fossé entre eux. Faisant naître une jalousie tenace chez Bruce, pour qui ce garçon aux yeux de couleurs différentes, l’un marron, l’autre vert, couleur du djin, est l’incarnation du démon. Il savait qu’en acceptant sa présence, il se mettait en danger. Le garçon est une menace. Moïse souffre en silence. Il perd tous ses repères. Il subit la violence des jeunes, qui comme lui n’ont plus rien. Jusqu’au jour où il décide de prendre son destin en main et mettre fin à son cauchemar. Déclenchant une fureur sans précédent.

Mayotte : terre d’accueil des immigrés clandestins

Nathacha Appanah fait de la crise migratoire à Mayotte le cadre narratif de son dernier roman. Elle y dénonce l’immobilisme du gouvernement français, qui ferme les yeux sur l’afflux massif de migrants se déversant régulièrement sur l’île de Mayotte. Le fait qu’aucune mesure adaptée ne soit envisagée pour sauver la population de la misère et empêcher la ville de Kawéni de sombrer dans l’insalubrité. L’auteure décrit minutieusement la vie dans le bidonville. Les jeux de pouvoir dont le jeune Moïse fera les frais. Devenant le larbin du chef de Gaza. Les jeunes y sont livrés à eux-mêmes. Survivant grâce à de petits larcins. Faisant la manche. Rackettant, agressant les habitants. L’insécurité est telle, que les habitants se claquemurent chez eux. Fixent des barres de fer aux fenêtres et des cadenas aux portes. D’ailleurs, le seul commerce qui semble fonctionner correctement est celui de la ferronnerie. Et pour cause… Le récit est découpé en différents témoignages. Chaque personnage se confie, évoque une lente désillusion. Il y a ceux qui débarquent pétris de bons sentiments. Prêts à prendre le problème à bras le corps, et qui se confrontent rapidement à la complexité de la situation. Ils prennent conscience que leurs actions influent à la marge sur le réel. La violence à laquelle ils sont confrontés est bien loin de celle qu’ils avaient imaginée. Tellement il semble inconcevable que le gouvernement français laisse prospérer la délinquance et la violence en toute impunité au sein d’un de ses départements. Si la vision de Mayotte diffère d’un personnage à l’autre, tous ont commun de faire l’expérience d’une désillusion. La terre est porteuse d’une malédiction. Épuisant tous ceux qui essaient d’avancer. Avant qu’ils ne finissent par céder. Les plus chanceux rentrent chez eux, riches d’anecdotes à raconter, tandis que les autres n’ont d’autres choix que de faire aller.

Conclusion

En peu de mots, Nathacha Appanah parvient à nous émouvoir. En nous racontant le destin tragique d’un adolescent sur l’île de Mayotte, son calvaire après le décès de sa mère, elle évoque la situation dramatique de l’île. En proie à une crise migratoire sans précédent. Tropique de la violence est d’autant plus précieux, que peu de romans traitent de ce sujet d’actualité. Je vous le recommande !

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Platine, Régine Detambel : la vie sacrifiée de Jean Harlow, premier sex-symbol du cinéma hollywoodien

Qui se souvient de Jean Harlow ? Cette blonde platine à la carrière fulgurante, fauchée par la maladie au zénith de sa gloire. Son premier rôle, elle le doit au milliardaire Howard Hughes, qui l’a fait tourner dans Les anges de l’enfer. Le film la propulse au rang d’icône. Elle a à peine vingt ans. Sa beauté s’imprime sur la pellicule. La rondeur parfaite de ses seins, ce blond – quasi blanc – aux reflets incandescents et la couleur diaphane de sa peau sont sa marque de fabrique. Jean Harlow sera le premier sex-symbol hollywoodien. Quelques années plus tard, une autre blonde plantureuse marchera dans ses pas. Jean Harlow est une étoile filante du cinéma hollywoodien. Encensée dès ses débuts, adulée pour sa plastique parfaite, son histoire est celle d’un corps balloté, mutilé, sur lequel tous les regards sont rivés. Fardeau trop lourd à porter, surtout que Jean Harlow n’aspire qu’à une chose, être maman. Réconfort que la vie refuse de lui accorder. Elle est ferrée. Possession de la MGM. Des producteurs tyranniques qui entendent régenter sa vie au millimètre près. Sa liberté ? Elle l’a sacrifié sur l’autel de la célébrité. Régine Detambel réhabilite l’actrice cantonnée aux rôles de prostituées. Son jeu d’actrice se résumant à afficher son décolleté. Ce roman bref, d’une concision absolue, tout entier tourné vers son sujet, relate, dans un style clinique, un destin broyé par le star system hollywoodien. À travers la vie consumée de Jean Harlow, c’est l’envers du décor qui nous est révélé. Une industrie vorace, prête à dévorer les icônes qu’elle crée. Personnalités aussi vite encensées, qu’elle sont remplacées. Régine Detambel a t-elle choisi d’écrire ce livre au regard des événements récents survenus dans le monde du 7e art ? Puisque le timing est parfait. Elle dresse le portrait d’une époque que l’on pensait naïvement révolue. Le vrai sujet du roman est le corps de la femme violenté. Un outil que l’on maltraite. Dont l’unique corollaire est de plaire. La valeur d’une femme étant étroitement lié au désir qu’elle suscite.

Le corps de la femme : objet de désir et instrument de pouvoir

Il existe un paradoxe saisissant lorsqu’on évoque le corps de la femme. En particulier lorsque celui-ci est son instrument de travail.  Tel est le cas des actrices, qui capitalisent dessus. À force d’être dévoilé, scruté sous toutes les coutures, admiré, critiqué, idolâtré, modelé, persécuté, affiné, shooté, gainé, palpé, ce corps qui leur appartient, ne leur devient-il pas étranger ? Jean Harlow sera l’une des premières actrices à en faire les frais. Pour accéder au rang de star, il lui faut troquer sa liberté. Au vue des critiques acerbes dont elle fait l’objet, elle comprend rapidement que ses talents d’actrice se résument à la profondeur de ses décolletés. Dès lors, son seul souci consiste à protéger ce qui fait son succès. Son beau-père la bat, son premier mari, le soir de leurs noces, la roue de coups, soit, mais que cela ne se voit pas, surtout. Le lendemain elle est attendue sur les plateaux. Afficher des bleus disgracieux sur ce corps sulfureux est inenvisageable. Élevée par une mère asphyxiante, un père qui s’est effacé devant un beau-père libidineux, qui lorgne la poitrine généreuse de sa belle-fille, tout en lui extorquant de l’argent. Jean Harlow n’aura connu des hommes que le pire. Son père la délaissait, son beau-père la convoitait et son premier mari la battait. Faute de pouvoir la satisfaire sexuellement, ce dernier cherchait à asseoir son autorité autrement. Sa satisfaction il la tirait des coups qu’il lui infligeait. Le corps de Jean Harlow est la cause de tous ses tourments. Puisque sous les raccords maquillage, les robes corsetées au décolleté pigeonnant et les lumières aveuglantes des plateaux de tournage, la réalité fait moins rêver. Son corps la fait souffrir atrocement. Douleurs au ventre, aux reins, au dos. Le statut hautement enviable de star de la MGM, de vedette de cinéma à l’époque de l’âge d’or d’Hollywood, implique de faire des concessions. Jean Harlow décède a seulement vingt-six ans. Elle fut la première icône glamour, jouissant d’une telle renommée, à finir broyée par l’industrie qui l’a élevée au rang de sex-symbol. À travers les lignes de ce plaidoyer, c’est toute une industrie qui est dénoncée. La place du corps de la femme dans la société est interrogée. En un siècle a-t-on réellement évolué ? Ou avance-t-on dorénavant masqué ?

Le 7e art : les choses ont-elles véritablement changé ?

L’année 2017 aura été marquée par le dévoilement successif de plusieurs affaires de viols dans le monde du cinéma. Attouchements, harcèlements, viols… La liste des crimes commis est longue et les inculpés nombreux. Harvey Weinstein est un de ces prédateurs. Corollaire positif, les langues se sont déliées. Les femmes victimes de harcèlements sexuels se sont senties plus libres d’en parler et plus à même d’être écoutées sans pour autant être jugées. Et pourtant, il semble évident que l’affaire Harvey Weinstein n’est pas un cas isolé. Mais seulement la face émergée de l’iceberg. Combien de femmes ont accepté de se prêter au jeu pour ne pas être sanctionnées ? Ne pas voir leur carrière s’arrêter ou ne jamais décoller ? Une sorte d’omerta régnait sur le monde du cinéma. De Jean Harlow à aujourd’hui, on est en droit de se demander si les choses ont réellement changé.

Conclusion

En écrivant Platine, Régine Detambel a parfaitement su capter les changements qui bousculent le monde du cinéma. Elle décrit une icône des années trente, terriblement actuelle. Les thèmes soulevés restent inchangés. La question du corps de la femme, de la sexualité, du pouvoir masculin et de son emprise sur ce qui ne lui revient pas de droit. Cette manière de s’approprier ce qui n’est pas à soit. Sous prétexte de s’en arroger les droits, moyennant compensations financières. Je ne connaissais absolument pas cette actrice hollywoodienne avant de découvrir ce roman, et je remercie sincèrement l’auteure d’avoir su rétablir la vérité et rendre hommage à cette femme au destin brisé.

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Le bûcher des vanités, Tom Wolfe : New York décryptée, les dérives du système américain

Décédé en mai dernier, Tom Wolfe, lègue à la postérité une lecture extra-lucide de l’Amérique contemporaine. Devenu un des plus grands auteurs américains, il excelle dans l’art de décrypter les vices de cette société. Dans un style corrosif il s’attaque violemment à l’illusion du rêve américain. Le bûcher des vanités est son premier roman, devenu un bestseller mondial, il y dresse le portrait au vitriol de la ville de New York. Il fait état d’une société malade, dégénérescente, gangrénée par la violence et guidée par l’appât du gain. Une ville défigurée par les luttes intestines et les conflits raciaux. La ville, rongée par la criminalité, est scindée en îlots ethniques, n’offrant aucune porosité. Chacun vit retranché. Manhattan dans ses prisons dorées. Le Bronx dans ses habitations délabrées. Tom Wolfe réalise non seulement une analyse sociologique mais également topographique. À New York, les zones de non-droits jouxtent à quelques rues près les immeubles avec portiers. La force de ce roman réside essentiellement dans la capacité de l’auteur à anticiper les évènements. Tom Wolfe offre une vision sinistre et préfigure l’état de l’Amérique actuelle. Il dénonce la surexposition médiatique, un journalisme à sensation plus que d’investigation, l’ultra-politisation, une réalité savamment orchestrée par les dirigeants. À travers le procès surmédiatisé d’un jeune WASP, golden boy de Wall Street accusé d’avoir renversé un jeune noir dans le Bronx, puis d’avoir filé, Tom Wolfe fait état d’une justice plus soucieuse de soigner la côte de popularité de ses élus, que de rétablir la réalité des faits. Ce simulacre de procès s’avère n’être qu’un prétexte au service d’une cause idéologique. Les acteurs de cette danse macabre ne sont que des poupées désarticulées, ballottées au gré des intérêts des dirigeants, et prêtes à être sacrifiées sur l’autel de leur vanité. Chacun est instrumentalisé. Tom Wolfe est un esprit visionnaire. Il a su dès 1987 identifier les symptômes de la déliquescence américaine, qui apparaît ici dans sa réalité la plus crue, quasi bestiale. Ce roman époustouflant n’offre aucune prise au temps.

La ville de New York : le vrai sujet du roman

Tom Wolfe consacre son roman à la ville de New York. Ville cosmopolite où se croisent chaque jour dans ses rues une multitude de nationalités. Et pourtant, inapte à créer un semblant d’unité. Ce qui frappe à la lecture du bûcher des vanités, c’est que chacun se définit et perçoit l’autre à travers le filtre de son appartenance à une nationalité. Les italiens d’un côté, les juifs de l’autre, les irlandais, les noirs, les blancs, les latinos… La ville est divisée et structurée en fonction de ces distinctions raciales, qui dressent des barrières invisibles entre les habitants, eux-mêmes ayant parfaitement intégré ces règles tacites. La scène où le flamboyant Sherman McCoy, financier sur le marché des obligations chez Pierce & Pierce, se perd au volant de son coupé Mercedes, sa maîtresse sur le siège passager, dans les dédales du Bronx est sidérante. Il est à peine croyable d’imaginer qu’à l’abri dans sa voiture de luxe, le financier se sente menacé. Il est tétanisé à l’idée de ne pas pouvoir sortir de ce quartier. Lui, qui s’enorgueillit à l’idée d’être un maître de l’univers capable d’influer sur le sort des marchés financiers en une fraction de seconde, sort peu glorieux de son échappée. Sa maîtresse alors au volant, ils percutent de plein fouet un jeune noir et prennent la fuite. Alors qu’il pensait être passé entre les mailles du filet, l’étau se resserre. L’accident prend une ampleur démesurée. Bientôt, Sherman est rendu coupable d’acte à résonance raciale. Il devient le bouc-émissaire d’une véritable chasse aux sorcières de la part des dirigeants accusés d’être trop complaisants à l’égard des citoyens blancs issus des beaux quartiers. L’affaire est montée en épingle par les médias. Sherman est acculé, instrumentalisé à des fins électorales. Le maire se sert de lui pour impulser un regain de popularité. La grande machine médiatique se met en branle, se délectant de chaque détail, même le plus insignifiant. Tom Wolfe annonce les prémices d’une société obnubilée par l’image. Chaque élément est inspecté, décortiqué jusqu’à donner la nausée. Rien ne lui est épargné. Les titres racoleurs en première page des journaux déforment la réalité. Sherman est mis à mort, cloué au pilori. L’information n’a aucune valeur, les mots vides de sens. Seul compte d’occuper l’espace public et médiatique. Tom Wolfe torpille le paysage médiatique américain. Les journalistes apparaissent comme des charognards incompétents en quête d’un scoop bien juteux à se mettre sous la dent. Ironique de la part de l’inventeur du Nouveau Journalisme. Sous la plume de l’écrivain américain au cynisme grinçant, tout le monde en prend pour son grade. On se délecte de ce voyeurisme assumé. À la fois répugnant mais terriblement réjouissant. Le lecteur assiste médusé à la déchéance sociale de Sherman McCoy. Il découvre les coulisses du pouvoir judiciaire, de petits arrangements en renvois d’ascenseur. Chacun tentant de tirer son épingle du jeu et d’apparaître sous les projecteurs. Tout plutôt que d’être noyé dans les affres de l’anonymat.

Un roman annonciateur de l’ère de Donald Trump

Écrit en 1987, Le bûcher des vanités préfigure déjà les fondements sur lesquels Donald Trump fondera son élection. Il semble que les maux qui pourrissent la société américaine aient été détectés à temps mais n’aient pas été soignés. Laissant la situation s’enliser. Et préparant le terrain à un président tel que Trump, qui incarne tous les excès. Communiquant quotidiennement à coup de messages virulents ses coups de gueule sur Twitter. Il est le pur produit de ce que les dirigeants ont refusé d’éradiquer. C’est en lisant ce roman que j’ai compris pourquoi il n’était pas si étonnant qu’un tel homme ait été élu. Tom Wolfe confirme son talent visionnaire. C’est ce qui fait que ce roman est un véritable chef d’œuvre, à lire d’urgence !

Conclusion

Avant de me plonger dans ce roman (pavé de 900 pages !!), j’étais un peu sceptique. Tout d’abord la longueur du roman puis l’excentricité de son auteur laissaient présager une lecture laborieuse. Il n’en a rien été. J’ai pris un plaisir fou à lire ce livre. Chaque page est un pur bonheur. Tom Wolfe s’exprime dans une langue crue, brutale, sans artifices à l’image de la ville qu’il décrit. Devenu un classique de la littérature américaine, vous ne pouvez pas passer à côté !

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