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Les belles ambitieuses, Stéphane Hoffmann : rentrée littéraire 2018 (#RL2018)

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Portrait grinçant de l’aristocratie versaillaise, Les belles ambitieuses est un roman délicieux. Une petite friandise, qui passé les premiers instants révèle un parfum acidulé qui vous pique le nez. Sous des airs faussement légers, Stéphane Hoffmann se plaît à épingler tout ce que la bonne société compte d’opportunistes et d’ambitieux. Tout droit sorti du sérail, Amblard Blamont-Chauvry fait figure d’exception puisqu’il n’entend pas suivre la route qui lui a été tracée depuis qu’il est né. Il a beau être polytechnicien et énarque, sa vie il la conçoit autrement qu’à se tenir le doigt en l’air en espérant sentir le vent tourné en vue d’être bien placé sur l’échiquier pour ne surtout pas manquer une belle opportunité. À tous ces agités prêts à tout pour se hisser au sommet de l’État, il oppose une douce léthargie. La perspective de profiter des avantages que lui octroie sa naissance semble bien plus alléchante pour cet hédoniste de nature qui se dédie à une vie de plaisirs et d’oisiveté. Et pourtant, ironie du sort, il se retrouve affublé, cinq mois seulement après l’avoir rencontrée, d’une épouse dont les dents rayent le parquet. De ce couple mal assorti, Stéphane Hoffmann tire une satire à peine dissimulée de notre société. Égratignant au passage l’élitisme poussiéreux à la française. L’auteur se délecte à observer la stérilité déconcertante des diners mondains, où les tirades enflammées de ceux qui les meublent ne servent que les intérêts particuliers de ceux qui les prononcent. Au ballet des affamés, notre anti-héros se contente d’assister en qualité d’invité, amusé de constater que ses anciens camarades dépensent une énergie folle là où lui se contente de se laisser porter. Amblard a choisi son camp. Quitte pour cela à être persona non grata. Stéphane Hoffmann par le biais de cet anti-héros pose la question du bonheur. Habitué à déplacer le cursus de ses exigences, l’homme le place constamment hors de portée. Ne serait-il pas plus judicieux de se libérer de cette condition d’être éternellement insatisfait ?

Un hédonisme assumé, comme pied de nez à l’ambition de ceux incapables de saisir le bonheur là où il est

Lire Les belles ambitieuses revient à se laisser envelopper par le charme suranné d’un milieu social particulier. Celui des illustres familles versaillaises, dont les patronymes alambiqués semblent tout droit sortis du bottin mondain. Amblard Blamont-Chauvry n’a que vingt-cinq ans mais comprend vite que son temps est compté, et que pour assurer la lignée il lui faut trouver une épouse dans les plus brefs délais. Avec une ironie mordante, Stéphane Hoffmann imagine l’union de deux êtres parfaitement désaccordés. Alors qu’Amblard se plaît dans la paresse et la mollesse, son épouse cravache pour se faire un nom. Ambitionnant de rejoindre le gouvernement. Et pour cela, pas de petites concessions. Passe-droits, ententes et hypocrisie rythment sa vie. Tout ce petit monde, composé de la plupart de ses anciens amis, excelle à tirer les ficelles d’une démocratie fatiguée, illusoirement fondée sur un principe méritocratique. Chacun acceptant, au gré des changements de gouvernement, de nuancer ses positions. Oscillant ostensiblement de droite à gauche et de gauche à droite avec habileté. L’auteur dresse un portrait peu glorieux de notre élite politique. Comédie pathétique qui prêterait à sourire si elle n’était pas si dramatique. Puisque si tout est faux, tout sonne vrai. Stéphane Hoffmann alterne en permanence entre un ton désinvolte et une plume acérée. Le travail, longtemps perçu comme une source d’aliénation pour les classes sociales les plus basses, touche le haut du panier. Les hauts fonctionnaires sont pieds et poings liés à la dynamique de leur carrière. Leur nom ne suffit plus à assurer leur légitimité. Il leur faut sans cesse exceller, faire leurs preuves, être le premier, au risque d’être écarté du cercle des initiés. Rien de pire que d’être mis sur le banc de touche. Comme d’Amblard, méprisé pour son refus de se plier aux codes tacites du milieu dans lequel il a été élevé. Finalement, las de les voir pérorer, s’invectiver et débiter des stupidités qui leur vaudraient de voir leur nez s’allonger à  chaque mensonge proféré, on en vient à envier la douce léthargie de d’Amblard. Vivre retiré de la société n’est pas une si mauvaise idée.

Conclusion

J’admire le style de Stéphane Hoffmann, qui manie avec doigté l’art de critiquer avec subtilité. Les belles ambitieuses est une lecture qui se veut à la fois gourmande, intelligente, mais également cinglante. Tout le plaisir réside dans cette alternance délicatement orchestrée. C’est une très jolie découverte de cette rentrée littéraire. Je recommande ! 😉

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La seule histoire, Julian Barnes : rentrée littéraire 2018 (#RL2018)

« Préféreriez-vous aimer davantage, et souffrir davantage ; ou aimer moins, et moins souffrir ? » C’est à cette question faussement ouverte, puisque suggérant d’être capable de faire preuve de discernement en amour, placée en exergue du roman, que Julian Barnes tente de répondre. Paul a dix-neuf, Susan quarante-huit, un mari et deux enfants, lorsqu’ils se rencontrent au club de tennis. Entre eux, l’amour s’impose d’emblée. Leur valant d’être exclus du club pour comportement indécent, avec ce flegme si anglais et cette désapprobation délicieusement tue accompagnant la résolution d’une situation jugée moralement malséante. Le bannissement de l’établissement équivaut à une forme d’exclusion sociale. Les deux amants partent pour Londres. Paul est empli de fierté à l’idée d’avoir su s’affranchir des codes étriqués de la société. Il est galvanisé et aveuglé par cet amour transgressif capable de triompher des obstacles se présentant. Jusqu’au jour où il découvre que Susan lui cache un secret. Elle est alcoolique. Julian Barnes déploie des trésors de sagacité dans sa manière de retranscrire un premier amour. Du sentiment d’élection aux affres de la désillusion. Il fait se confronter l’absolu au principe de réalité. Parvenu au terme de sa vie, le narrateur porte un regard d’une extrême lucidité sur ses jeunes années à l’aune de son expérience et du temps écoulé. Il remonte le fil de son histoire nous dévoilant la lente mutation d’un amour éclatant en une lente agonie. La perte de l’être aimé dont l’existence se dissout progressivement dans les effluves d’alcool, brouillant jusqu’aux liens les unissant. L’issue inéluctable qu’il se refuse à envisager puisque témoignant de son incapacité à sauver celle qu’il aime. Julian Barnes est un portraitiste de génie, qui avec une élégance folle ausculte l’éclosion des sentiments jusqu’à leur lent délitement. Interrogeant la capacité de chacun à résister au poids du passé, ainsi que le pouvoir de l’amour de nous en libérer, empêchant l’étau de se resserrer. Julian Barnes signe un très grand roman.

Le premier amour

Qu’est-ce qui rend si spécial le premier amour ? La force des émotions ? La naïveté des effusions ? L’innocence qu’il y a à s’offusquer de voir l’amour échouer à surmonter chaque obstacle se dressant face à lui ? Julian Barnes situe sa singularité dans sa faculté à teinter toutes les relations qui suivront. Un premier amour ne disparaît jamais tout à fait. Là est le postulat. Il ne se réduit pas à sa fonction d’initiation, comme il peut y avoir une première fois à tout. Mais au contraire donne la structure des futures relations. Paul, échaudé par l’addiction de Susan, conscient de sa totale dépendance à la boisson, mais surtout à lui, fuira les amours compliqués impliquant de trop s’engager. Face à l’implacable logique qui sous-entend qu’à un grand amour peut succéder un grand désespoir, quelle posture faut-il adopter ? Vaut-il mieux accepter de se mettre en danger même si cela suppose d’être amené à souffrir une fois l’histoire terminée ou se garder de trop s’avancer, garantie d’une plus grande sérénité ? Encore faut-il que la question puisse se poser. Puisque sous la plume de Julian Barnes l’amour fait peu de cas de ce type de considérations et tend à tout emporter. Enferrée dans un quotidien morose et engagée dans ce qui n’est que le simulacre d’un couple, Susan n’oppose aucune résistance à l’entrée de Paul dans sa vie. Quant à lui, il saisit le caractère subversif d’une telle liaison et s’en réjouit avec délectation. Il parvient à convaincre Susan de la pérennité de ses sentiments. L’emménagement à Londres marque un tournant. Susan s’est libérée d’un mari violent. Paul subvient à leurs besoins. Ce n’est que bien plus tard, alors qu’elle-même affichait son dégoût face au goût prononcé de son mari pour la boisson, que Paul prend conscience que Susan boit. Afin d’en être sûr il s’essaiera à divers subterfuges, comme de tracer un trait sur la bouteille mesurant ainsi son degré d’écoulement. Susan rivalisera d’ingéniosité pour cacher son penchant. Cachant des bouteilles un peu partout dans la maison. Se trouvant des excuses visant à légitimer la consommation d’un petit verre de temps en temps. En réalité, le couple tombe dans une spirale infernale. Celle du mensonge et de l’aveuglement. Paul tentera coûte que coûte de la soutenir. Partagé entre le sentiment de se comporter comme un lâche lorsqu’il abonde dans sons sens, quitte à mentir effrontément, et comme un moralisateur quand il tente de réfréner ses pulsions. Tour à tour complice et bourreau. Chez Julian Barnes, pas d’effusions ni d’éclats de voix, tout est suggéré, rien n’est imposé. Il donne au lecteur les clés de lecture. Aucun jugement ne sera prononcé. Seul l’amour et sa résistance seront éprouvés jusqu’à ce Paul soit contraint de capituler. L’amour même le plus fou possède-t-il suffisamment de ressources pour vaincre la volonté chez l’autre de se nuire ? Peut-on sauver quelqu’un simplement en l’aimant ? Le constat est amère. Et pourtant, l’amour est là. Inaltérable même si abimé par les années. La beauté des sentiments persiste. Paul veut garder l’image des premiers moments. Éclats fugaces d’une histoire depuis longtemps achevée, qu’il n’oubliera jamais.

Conclusion

La seule histoire de Julian Barnes est certainement le plus beau roman que j’ai lu pour le moment de cette rentrée littéraire et sans nul doute le plus abouti. En le lisant je me suis laissée envahir par la sensibilité de l’auteur et la pertinence de ses réflexions. Pour écrire un tel roman, à mon sens il faut une grande maturité, à la fois en tant qu’homme mais également en tant que romancier. Car le récit est teinté de l’expérience de l’auteur, de sa connaissance de la nature en générale et de l’amour en particulier. Tout sonne juste. Julian Barnes ponctue son récit de considérations éclairantes qui méritent d’être soulevées. J’ai pris beaucoup de plaisir à lire ce roman et vous le conseille vivement ! 🙂

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À son image, Jérôme Ferrari : rentrée littéraire 2018 (#RL2018)

Jérôme Ferrari, lauréat du Prix littéraire Le Monde 2018 avec À son image, fait de la photographie de guerre le sujet de son dernier roman. Celle qui fige le temps, obligeant le photographe à saisir le moment, à croquer le présent alors même que cette vérité fixée appartient déjà au passé. La photographie, telle que décrite par Jérôme Ferrari, a une double fonction de conservation. À la fois fixant un instant avant l’inéluctable basculement, tout en préservant de l’oubli. Trace éternelle léguée à la postérité, elle a pour vocation de témoigner de l’authenticité d’une situation dans sa plus cruelle réalité. Et c’est précisément le lien que la photo entretient avec la mort qui fascine l’héroïne. Clé de voute de l’entrelacs macabre composé de sa vie sur l’île de beauté à côtoyer des nationalistes corses et de celle qu’elle s’en va photographier en Yougoslavie. La relation d’attraction répulsion qu’elle entretient avec la mort se manifeste dans les pellicules qu’elle se refuse à développer. Cette manie témoigne chez elle d’un désir de se confronter à la mort tout en tentant désespérément de la maintenir à distance. Jérôme Ferrari souligne avec justesse la caractère ambigu de la photographie professionnelle, qui futile ne mérite pas d’être conservée, mais qui lorsqu’elle est le reflet d’une réalité trop atroce pour être dévoilée ferait mieux de rester cachée. À travers ce livre, l’auteur redonne à la photo son pouvoir d’évocation, terni par les clichés d’une excessive banalité dont nous sommes entourés. Si l’écriture est très belle, figurative, elle s’attache à coller au plus près du réel tout en étant teintée d’un certain mysticisme, et le sujet captivant, j’aurais préféré qu’il soit traité sous la forme d’un essai plutôt que d’un roman. Antonia m’a semblé n’être que le prétexte à une réflexion approfondie sur la photographie. Le projet sous-jacent du roman consistant à interroger le lien ténu que la photographie entretient avec la mort et le réel. Ce positionnement flou m’a dérangé et m’a empêché d’entrer tout à fait dans le roman.

Quel lien entretient la photographie avec le réel ?

C’est à la résolution de cette question que tend le roman. À travers le parcours d’Antonia, Jérôme Ferrari questionne la notion de réalité. Celle vécue versus celle rendue par un instantané. Il évoque également en filigrane la fascination des photographes de guerre pour la mort . L’excitation grisante qu’il y a à la côtoyer au quotidien. À y échapper tout en parvenant à la capter. L’auteur pose la question de la bonne distance à maintenir avec le sujet photographié et l’implication du photographe. Le cas de Kevin Carter étant emblématique de ce type de problématique. Alors qu’il reçoit en 1994 le prestigieux Prix Pulitzer pour « La fille et le vautour », sa série de clichés fait l’objet d’une vive polémique. On l’accuse de manquer d’éthique, de privilégier la réussite de son cliché au détriment de vie de l’enfant. Pourtant, le photographe est accablé par ce dont il est le témoin. Où est la bonne distance ? Que doit-on montrer et occulter pour ne pas choquer et provoquer un tollé ? Où se cache la vérité ? Autant de questions essentielles qui sont abordées dans le roman. En parallèle, la narration suit la vie d’Antonia élevée dans un petit village corse. Nous sommes dans les années quatre-vingt, les revendications nationalistes sont vives. Antonia grandit dans un monde où les jeunes filles sont promises à des garçons plus âgés, eux-mêmes enrôlés dans un conflit qui les dépasse et dont la stérilité du combat ne les frappe pas. La violence imprègne son existence. Malgré l’attachement à son clan, elle ne se fait pas d’illusions et comprend rapidement que ce sont encore des enfants se livrant à des jeux de grands. Le vrai combat ne se situe pas là, mais à des milliers de kilomètres. Alors que la guerre des balkans a transformé la région en une véritable poudrière. C’est là-bas qu’elle partira, prendre la mesure de sa vulnérabilité. Y toucher du doigt une certaine vérité.

Roman ou essai ?

Question qui reste en suspens à la lecture du roman. Et c’est là que le bas blesse. Puisque si les thèmes abordés sont passionnants et la plume de l’auteur un régal, le choix du roman m’a perturbée. Incarner son idée à travers une héroïne dont on suit l’évolution n’était pas nécessaire à mon sens. Cet aspect du projet m’a échappée. J’aurais nettement préféré rester dans les Balkans. Quant à la partie qui traite du nationalisme corse, je dois avouer ne pas avoir été convaincue de son intérêt. Faire le choix de l’essai aurait peut-être été plus judicieux. Comme Éric Vuillard avait pu le faire avec L’ordre du jour – Prix Goncourt 2017 – en circonscrivant son sujet à un périmètre délimité. D’autant que je n’ai pas su saisir ce qui motivent l’héroïne à se mettre en danger, et à contrario ce qui l’empêche de couper les liens qui l’unissent à une famille et à des amis pour qui elle n’a que peu d’affection. Le portrait d’Antonia est inabouti. Seule explication à mes yeux, l’auteur a tenu à flouter son héroïne à la manière du photographe qui s’effacerait devant son sujet.

Conclusion

Jérôme Ferrari avec À son image expose sa conception de la photographie et dresse un portrait peu flatteur des professionnels qui en font un instrument récréatif à défaut d’y puiser une manière plus concrète d’approcher la vérité. La plume de l’auteur m’a enthousiasmée, nette, propre et ciselée, les mots sonnent comme une évidence. J’aime cette clarté de ton. Néanmoins, le personnage d’Antonia, ainsi que les rivalités au sein du clan corse n’ont pas su me toucher. Plusieurs fois j’ai eu la sensation de rester à l’extérieur du roman sans parvenir à voir où l’auteur souhaitait m’emmener. Hormis ce bémol, il est évident que Jérôme Ferrari est un auteur de talent dont je lirai les prochains romans 😉

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Avec toutes mes sympathies, Olivia de Lamberterie : rentrée littéraire 2018 (#RL2018)

Journaliste à Elle, magazine au sein duquel elle dirige la rubrique «Livre», chroniqueuse littéraire pétillante dans la célèbre émission Le Masque et la Plume et sur Télématin, où elle tient la rubrique «Mots», Olivia de Lamberterie a ce don exceptionnel de faire aimer les livres. Alors quel plus beau cadeau aurait-elle pu faire à ce frère disparu que de lui bâtir un tombeau fait de mots ? Matériau précieux dont elle s’enivre quotidiennement. Elle qui affirme ne jamais en être rassasiée, s’abreuver continuellement pour y puiser une certaine vérité, se voit couper l’herbe sous le pied lorsqu’elle comprend que son frère s’est suicidé. De la journaliste on a l’image d’une femme solaire et douce. C’est une autre facette qu’elle dévoile dans ce premier roman. Issue d’une famille bourgeoise, on l’imaginait privilégiée, préservée, comme évoluant dans un cadre ouaté. Et pourtant, la fatalité la rattrape ce matin du 14 octobre 2015. Ce n’est pas la première fois que le destin s’acharne sur sa famille. D’ailleurs la mort rode comme un spectre et s’abat principalement sur les hommes. Leur ôtant peu à peu l’envie de vivre. La mélancolie se diffuse insidieusement en eux, empoisonne les moments les plus heureux. Les plonge dans une atmosphère crépusculaire. La nuit finit par étendre tout à fait son emprise. Rien n’y fait, c’est un combat à armes inégales. Il est perdu d’avance. Le frère chéri, l’enfant prodige ne fait pas exception. Olivia de Lamberterie, fervente adepte de la pensée magique et ivre de vie, n’entend pas qu’on oublie l’homme rayonnant, l’ami excessif, le père aimant et le frère bourré de talent. Prendre la plume revient à le rendre vivant. À chanter le bonheur qu’il y avait à vivre auprès de lui, à lui rendre son éclat et à en finir avec la langue de bois. D’une grande sensibilité, la plume d’Olivia de Lamberterie immortalise un être lumineux, entier, un frère terriblement aimé dont elle respecte le choix. Même si cela implique de vivre amputée d’une partie de soi. Un premier roman extrêmement touchant.

Immortaliser par les mots

En prenant la plume, Olivia de Lamberterie tente de mettre des mots sur une douleur sourde qui l’étreint profondément. La perte d’un être cher, c’est toujours une épreuve, mais quand il s’agit d’un frère cadet, alors les choses prennent un autre sens. On fait l’expérience d’une temporalité inversée. Ce sont les parents qui devraient partir en premier, pas les derniers arrivés. Alex est le dernier d’une fratrie composée de trois sœurs. Cocon familial protégé. Les enfants grandissent dans un environnement familial serein, au cœur des beaux quartiers parisiens. Choyés, aimés, dorlotés. Certes, mais les silences pèsent. Car chez les Lamberterie, il y a des choses qui se disent et d’autres que l’on garde pour soi. Décence oblige. Pourtant une ombre plane au-dessus de la famille. Celle de ces hommes qui se sont donnés la mort. Plus qu’une manie, c’est une malédiction. Des suicides en série. La maladie frappe une première fois. Alex a à peine trente ans. Le signal d’alarme est tiré. Répétition de ce qui arrivera une dizaine d’années plus tard. Je crois que c’est à ce moment précis où en tant que lectrice je n’ai pas les moyens de saisir l’effroi qui a du traverser Olivia de Lamberterie. Car il me semble inconcevable d’imaginer ma sœur vouloir partir. Et pourtant comme l’auteure le dit si bien, cette décision ne nous appartient pas. Un passage m’a particulièrement saisi. Olivia de Lamberterie croise Anna Gavalda dans les rues de Paris, et celle-ci exprime une évidence avec une simplicité désarmante : «Oui, c’est triste, mais c’est ce qu’il voulait, alors c’est bien.» Tout simplement. La décision lui revient. Ni plus, ni moins. Et cela Olivia de Lamberterie a l’intelligence de ne pas le questionner. De ce frère flamboyant, il ne faut se souvenir que des bons moments. Ces instants de grâce volés à la maladie. Les mots ont ce pouvoir là. Immortaliser l’être aimé. Bloquer le temps pour un instant. Les mots permettent d’influencer la temporalité, de figer le temps. Stop. Arrêt. Rembobiner. Alex revit, Alex sourit. Alex est vivant. Est-ce une manière de vivre dans le passé ? Au contraire, je ne pense pas. C’est la meilleure manière d’apprivoiser la mort et de continuer à avancer sans pour autant l’occulter. Je partage ceci avec Olivia de Lamberterie, que les êtres chers, ceux qui ont réellement compté sont là. Toujours présents. Extension de nous-même ou réincarnation fantasmée, ils ne nous quittent pas. Belle manière de ne jamais les oublier. Le triomphe de la vie sur la mort. Avec toutes mes sympathies est un texte à la fois douloureux et lumineux. Il tient plus de l’hymne à la vie que de l’oraison funèbre. Une belle manière de célébrer son frère.

Conclusion

Si jamais vous n’avez jamais eu la chance de lire, écouter ou regarder Olivia de Lamberterie parler livres, il faut impérativement y remédier. Car rares sont ceux qui le font avec autant de talent. C’est le choix du roi, vous pouvez l’écouter sur France Inter, la regarder sur France 2 ou la lire dans Elle. L’émission Le Masque et la Plume est un régal. Petit bijou du dimanche soir, à écouter sans modération. Les chroniqueurs s’écharpent joyeusement avec une mauvaise foi qui frise l’indécence 😉 Olivia de Lamberterie tient également la rubrique «Mots», dans laquelle elle évoque ses coups de cœur. Et enfin, vous pouvez lire ces critiques dans le magazine Elle. À la fois bienveillante et sincère, Olivia de Lamberterie a cette capacité à trouver le ton juste pour parler littérature. Parce qu’elle m’a offert des moments de lecture formidables et parce qu’elle participe à cette transmission de l’amour des mots, je lui suis infiniment reconnaissante de nous confier son histoire. Elle fait une entrée en littérature remarquable et j’espère sincèrement que d’autres romans suivront. En attendant, je vous laisse découvrir celui-ci 🙂

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Les Hauts de Hurlevent, Emily Brontë : un amour damné (#chefd’œuvre)

Chef d’œuvre au pouvoir de fascination diabolique et à l’attrait magnétique intact depuis sa publication en 1847, Les Hauts de Hurlevent est le seul et unique roman écrit de la main d’Emily Brontë, qui s’éteignit un an plus tard. À sa parution, le roman mâtiné d’un parfum de scandale provoqua un tollé et fut qualifié de texte sulfureux à même de froisser les bonnes mœurs de la société victorienne. L’auteure y peint avec ardeur des êtres en proie à des passions violentes, voire gouvernés par celles-ci. Et en effet, près de deux siècles plus tard, le pouvoir d’évocation du récit reste inchangé ainsi que l’aura subversive dont il est auréolé. Sous les traits d’un héros au charme ensorceleur, pourvu d’un esprit démoniaque et à l’âme aussi noire que du charbon, une malédiction vient frapper chacun des membres d’une famille. Heathcliff est un enfant lorsqu’il est accueilli à Hurlevent par le maître. Oiseau de mauvaise augure, son arrivée sonne le glas de la paix dans le foyer. Tel un serpent, il distille son venin. Les mauvais traitements dont il fait l’objet aiguise sa soif de vengeance. Incapable de tempérer ses sentiments et animé d’un amour ardent, il jette son dévolu sur la fille de son protecteur. Faute de pouvoir sceller cette union, chacun se consumera, prisonnier d’un amour impossible qui brûle entre deux êtres chez qui l’orgueil prend systématiquement le pas sur toutes les émotions. Les Hauts de Hurlevent est une œuvre intemporelle. Emily Brontë nous raconte l’histoire cruelle d’une passion amoureuse destructrice qui emporte tout sur son passage. D’êtres frappés par le mauvais sort. Une force mystique, quasi fantastique émane de la figure de Heathcliff dont le pouvoir de nuisance semble infini. Les descriptions des landes anglaises brumeuses frappées par des vents violents sont sublimes. La plume de l’auteure rend compte avec une justesse rare du feu intérieur qui embrase des êtres tourmentés jusqu’à les consumer tout entier.

Chef d’œuvre classique et subversif

Du bourgeon de l’amour à l’enfer de la passion, Emily Brontë de sa plume fine explore les méandres du sentiment amoureux. Contrairement à sa sœur, Charlotte, Emily met en scène des personnages complexes aux personnalités multiples. Aucun d’eux n’incarnent la notion de vertu, ni de vice. Au contraire, à la manière d’un peintre impressionniste, elle dispose par touches les défauts et les qualités afin qu’aucun ne soit trop favorisé. Véritable Kaléidoscope des émotions. Influencée par des lectures gothiques, dans la veine du romantisme allemand, Emily Brontë dote son personnage principal des atouts du héros romantique. Soit un destin individuel construit en opposition au monde extérieur, une ambition féroce, un esprit de vengeance et une âme torturée. Heatcliff est mû par une rage contenue qu’il ne parvient que rarement à canaliser. Les personnages sont liés par le secret. Le mystère plane sur Les Hauts de Hurlevent. Le décor est sombre, la végétation luxuriante et inhospitalière est le reflet de la nature profonde de ceux qui la peuplent. Les vents violents soufflent sur la demeure isolée, quasi abandonnée à son triste sort. Sans qu’aucune présence extérieure ne puisse s’introduire dans ce drame familial, qui prend des allures de huis clos étouffant. La nature sauvage est propice à favoriser l’exaltation des passions. Toute sa vie, Emily Brontë éprouvera des difficultés à composer avec le monde extérieur. Après une tentative veine de quitter le foyer familial, elle reviendra auprès de ses sœurs et de son frère reprendre son existence calme et monotone dans le presbytère de son père. La sauvagerie de son caractère et son besoin de vivre retirée du monde ont certainement joué un rôle prépondérant dans sa façon de décrire le déchaînement des passions. Lectrice assidue des textes de son époque, elle a été marqué par ses contemporains et la dimension fantastique de leurs écrits. Jusqu’à elle-même imaginer une histoire aux accents de tragédie où la folie prend le pas sur la raison. Décédée un an après la publication de son unique roman, elle laisse derrière elle un texte fascinant. Les Hauts de Hurlevent ne cesse de s’enrichir, d’offrir des perspectives nouvelles en le relisant. Il est d’ailleurs toujours étonnant de s’apercevoir qu’un même texte lu à des périodes éloignées dans le temps aura un écho différent.La première fois je n’avais pas su saisir la noirceur des personnages. La violence de leurs tourments et la puissance narrative de l’œuvre d’Emily Brontë. Bien qu’elle-même ne connaîtra rien des sentiments ardents qui animent ses personnages et vivra recluse dans un environnement cloisonné la protégeant du danger des passions. Cette imaginaire débordant serait alors le fruit de ce repli désiré de son vivant. Une chose est sûre, elle signe une œuvre magistrale, considérée par tous comme un classique de la littérature anglaise de l’ère victorienne. Époque littéraire que j’affectionne particulièrement et qui a su nous donner les plus grandes auteures féminines de la littérature anglaise.

Conclusion

Les Hauts de Hurlevent est une œuvre époustouflante qu’il faut avoir lu au moins une fois dans sa vie. Non pour se targuer de connaître ses classiques (cela n’a aucun intérêt, vous en conviendrez 😉 ), mais parce que c’est s’offrir un moment hors du temps. Une immersion dans un décor hostile au charme envoûtant avec des personnages incroyablement riches émotionnellement. Chaque lecture est l’occasion de redécouvrir des aspects du romans auxquels on avait pu passer à côté. Je pense qu’après l’avoir lu cent fois, je pourrais encore déceler des subtilités qui m’avaient échappées. La plupart du temps, Les Hauts de Hurlevent est une lecture imposée à l’école. On y va en rechignant persuadé que la lecture sera plombante, tout en étant trop jeune pour appréhender toute sa complexité. Et c’est dommage. Je pense que c’est une lecture exigeante qui demande une certaine maturité pour ne pas en ressortir « dégoutté », mais au contraire être dans les bonnes dispositions pour goûter pleinement  sa beauté.

Si vous aussi vous avez été touchés par les écrits de la famille Brontë ou si vous avez des recommandations à me faire concernant des romans classiques et/ou gothiques, je suis preneuse et n’hésitez pas à me le notifier en commentaires. 😉

Si Les Hauts de Hurlevent vous a plu, laissez-vous tenter par :

>>> Nord et Sud, Elizabeth Gaskell

>>> La salle de bal, Anna Hope

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La neuvième heure, Alice McDermott : rentrée littéraire 2018 (#RL2018)

Alice McDermott signe un roman envoûtant tant par la justesse de sa plume que par la beauté brute des personnages. Bercé par la musicalité des mots choisis, le lecteur se laisse envelopper. L’harmonie se créée naturellement. Alice McDermott est une conteuse de talent, qui parvient à faire du destin d’une jeune orpheline élevée dans un couvent au cœur de Brooklyn, un roman tendre et délicat dans lequel on se glisse avec délectation. Lecture molletonneuse qui a la saveur des histoires d’un autre temps. Le rythme est lent, l’intrigue restant au second plan. Puisque l’essentiel réside dans la chaleur humaine mâtinée de bienveillance qui inonde le roman. Sally n’est pas encore née lorsque son père disparaît. La mère et la fille sont recueillies par des religieuses officiant à Brooklyn. Sally grandit dans ce décor au charme suranné. D’un naturel malicieux, elle égaye le quotidien de soeur Illuminatta par ses imitations et fait la fierté de sa mère. Véritable source de lumière, elle illumine par sa seule présence la pièce sombre et taciturne dans laquelle les deux femmes lavent, cousent et reprisent chaque jour des vêtements destinés aux plus démunis. Dès lors, sa vocation étonne. Elle qui consent difficilement à vivre dans l’abnégation. Si son apprentissage auprès des bonnes sœurs lui enjoint de faire preuve de clémence dans ses jugements et de tempérance dans ses actions, son tempérament lui donne du fil à retordre. Alice McDermott entrelace le destin d’une jeune orpheline au caractère impétueux à celui de religieuses têtues qui n’hésitent pas à faire preuve de fermeté dans l’exercice de leur mission. Aussi tranchantes qu’attachantes, elles quadrillent Brooklyn en vue de soulager ses habitants. Sillonnant les rues, questionnant les jeunes mères sur la bonne conduite de leurs époux, tour à tour bienveillantes ou menaçantes. Elles sont les petites mains d’un quartier où chacun n’a d’autre choix que de composer avec les cartes qu’il a entre les mains. Un texte gorgé de lumière.

Une parenthèse de douceur

Il fallait une certaine dose de culot pour situer dans un couvent l’intrigue d’un roman. Verdict ? C’est une réussite. La neuvième heure est une parenthèse de douceur, un moment hors du temps qui nous est offert. Un petit bonbon. Mon enthousiasme pour les trouvailles des Éditions du Quai Voltaire confine à l’obsession. On ne m’aurait pas dit que ce texte était édité par cette maison, que je l’aurais deviné. La singularité de la maison d’édition naît d’un phénomène étrange qui repose sur les similitudes de ton entre les différentes publications. Une précision dans l’écriture et un charme vaporeux. À l’instar d’une gaze qui se déposerait sur l’histoire, d’une grâce particulière. Malgré le caractère hétéroclite des sujets abordés, la ressemblance est là. Comme si écrits par des auteurs différents, les textes se faisaient écho. Emportant le lecteur dans des univers différents au gré de ses envies. Chaque ouvrage des Éditions de la Table Ronde est une promesse d’évasion. Mrs. Hemingway retraçait le destin rocambolesque des femmes ayant partager le quotidien d’Ernest Hemingway, roman solaire par excellence. Dans les angles morts transportait le lecteur dans un univers glaçant. Thriller psychologique dérangeant. Et Des nouvelles du monde nous faisait cohabiter avec un duo de choc ultra attachant. Dans ce roman Alice McDermott se penche sur les liens mère-fille, la force d’une communauté à offrir un refuge de douceur dans un monde âpre. La solidarité entre les êtres agissant comme un pansement sur des blessures à vif. Un moyen de conjurer le sort que la vie nous a jeté. L’auteure décrit avec une justesse remarquable tout ce que la vocation revêt de complexe. Sally prendra la mesure de ses limites en se confrontant de plein fouet à la réalité de sa mission. La rudesse des gens, ce qu’ils ont d’ordinaire et ce qu’il peut y avoir de frustrant à leur dévouer sa vie sans exiger de contrepartie. La scène du voyage en train est exceptionnelle pour ce qu’elle a de révélateur. Un condensé ce qui nous agace chez autrui et fait tourner aigre même les intentions les plus louables. La neuvième heure est un roman humain. Les bonnes sœurs elles-mêmes sont habitées par des sentiments peu « honorables », se jalousant mutuellement et se livrant bataille pour l’affection de la jeune Sally. Et c’est précisément toutes ces imperfections qui les rendent si touchantes. Dénuées de jugements réprobateurs, ces drôles de bonne sœurs ferment les yeux sur les petits arrangements sans grande gravité avec la morale. Conscience de la difficulté de composer avec la réalité. Alice McDermott dépeint un New-York bien différent de l’idée qu’on en a. Une ville où grouillent des êtres sans prétention mais au cœur immense.

Conclusion

Encore un excellent roman des Éditions du Quai Voltaire que je vous conseille de lire si le besoin de prendre de la distance se fait sentir. De s’extraire du monde pour s’offrir un moment délicat dans une atmosphère gorgée de lumière. Je suis ravie d’avoir découvert cet ouvrage qui tranche avec les autres publications de la rentrée littéraire. N’hésitez pas à me dire en commentaires si vous aussi vous avez été conquis par la plume de l’auteure et si vous avez lu d’autres ouvrages d’Alice McDermott que vous me conseillez 😉

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Le lambeau, Philippe Lançon : Prix Femina & Prix spécial du jury Renaudot 2018

Philippe Lançon est un miraculé. Journaliste à Libération et chroniqueur à Charlie Hebdo, il livre avec Le lambeau un récit d’une sincérité désarmante. Le 7 janvier 2015, deux hommes en noir armés de kalachnikovs pénètrent dans les locaux du journal satirique et tuent à bout portant, au nom « d’un fanatisme inculte, stupide et sanguinaire », douze personnes en quelques minutes. Philippe Lançon a survécu à l’attentat. S’il relate la scène, son témoignage sur le massacre s’arrête là. Nul voyeurisme dans Le lambeau, seulement un homme qui raconte son incursion au cœur du système hospitalier. Il est d’ailleurs étonnant de voir que l’homme grièvement blessé au visage, ayant conscience que rien ne sera jamais plus comme avant, n’est habité par aucune colère, ne déceler chez lui aucune aigreur, tout en affichant ostensiblement son refus d’adhérer à un discours démagogique visant à expliquer sociologiquement la violence inouïe dont il a fait l’objet. Philippe Lançon ne cherche pas d’explications là où il n’y en a pas, sa blessure suffit à lui rappeler que les faits sont là. Dans ce texte écrit à vif empreint de résilience, il se garde de sublimer le réel et en donne au contraire une version originelle. La réalité telle qu’il l’a vécue. N’occultant rien au lecteur. Il oscille entre le sentiment d’être vivant et mort, état ambivalent, qu’il traduit par le terme de « morvif » emprunté à la novlangue. Une partie de lui est restée là-bas. Sa force il la puise auprès de certains de ses proches, du personnel hospitalier, mais surtout de sa chirurgienne Chloé, avec laquelle s’installe une relation de dépendance affective. Étant la seule à même de le réparer, sa guérison aussi bien physique que psychologique lui est dès lors entièrement dévolue. Le lambeau brille par le refus de l’auteur d’adhérer aux épanchements émotifs excessifs, que ce soit d’un côté comme de l’autre, et sa volonté d’atteindre un sentiment d’apaisement, de créer autour de lui un espace calfeutré dénué d’animosité. Récit douloureux d’un rescapé qui lutte pour reprendre pieds et ne pas se laisser gagner par la mélancolie.

Vivre après

Lorsque Philippe Lançon écrit ce récit, il a subi dix-sept opérations. Atteint par balle au visage, c’est  en surprenant son reflet dans l’écran d’un téléphone portable, encore assis dans la salle de rédaction, qu’il prend conscience de son état. Certes il est sauvé mais le chemin vers la guérison s’annonce sinueux. L’attentat n’est que le point de départ du récit. Le basculement irréversible entre sa vie d’avant et celle maintenant. Puisque le journaliste insiste à plusieurs reprises sur l’impossibilité qu’il y aurait à vouloir retrouver sa vie d’avant. L’attentat a tout balayé avec lui : « Pendant un an, pour tout, ce fut toujours la première fois. ». Il lui faudra s’habituer à vivre avec une angoisse qui ne le quitte pas. Telle une ombre le suivant pas à pas. Se déployant la nuit, présence oppressante liée la sensation désagréable de se sentir en permanence menacé. Un jour qu’on le change de chambre, Philippe Lançon se fige en découvrant que la fenêtre offre un vis-à-vis, et que par conséquent il serait aisé pour un tueur aguerri de terminer le travail inachevé. Les réflexes sont là. Le corps gardera les stigmates de ce long combat, il lui faudra apprendre à vivre différemment, apprivoiser la douleur et la peur. Ne pas les laissait gagner. Pour cela, Philippe Lançon est constamment entouré. D’abord par ses proches, puis par les soignants. L’auteur redonne un visage à ceux qu’on omet toujours de citer. Chacun sous sa plume se voit attribué un surnom affectueux, gage de sa reconnaissance à l’égard d’un personnel hospitalier qui a cherché par tous les moyens à le soulager. Lui-même se décrit comme un « vampire » se nourrissant de l’énergie des autres pour avancer. Dans le cocon qu’il a réussi à créer, au sein duquel il se sent protégé, Philippe Lançon s’éloigne du tumulte extérieur. Du bruit et de la fureur consécutifs à l’attentat. Il rejette cette manie que chacun a de commenter l’actualité. De s’approprier des événements et de tenter des les expliquer à la lumière d’explications hasardeuses à la psychologie creuse. Rien ne justifie d’écorner l’un des préceptes essentiels d’une société vivable et l’un des dix commandements bibliques , le « Tu ne tueras point ».

Conclusion

Le lambeau est un témoignage essentiel sur la vie d’après les attentats. Sur le travail de reconstruction qu’il soit physique ou psychologique qui suit. Survivre à l’horreur est une chose, cohabiter au quotidien avec elle une autre. Car l’angoisse ne disparaît pas. Philippe Lançon signe un récit humain, sans fards, d’une sincérité implacable. Une confession brute.

Les 100 romans du « Monde » (liste)

>>> Consulter la critique du « Monde des Livres » (11-04-2018)

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La fabrique du monde, Sophie Van der Linden : amour fugace, bonheur éphémère…

Sophie Van der Linden allie, dans ce court texte qui tient plus de la nouvelle que du roman, concision et puissance d’évocation. Elle explore en peu de mots la violence du sentiment amoureux. Vécu sans transition comme une libération, puis comme une condamnation. Mei est ouvrière dans une usine de textile chinoise. Elle n’a que dix-sept, et pourtant sa vie à peine entamée semble déjà sur le point de s’achever comme elle a commencé. Condamnée à reproduire les mêmes gestes à longueur de journée, Mei évolue dans un univers étriqué. Alors que ses compagnes partent dans leur famille pour les fêtes de fin d’année, seule trêve octroyée, Mei est contrainte de rester. Le patron lui a retiré sa paie pour comportement récalcitrant. La fatigue d’un travail répétitif et assujettissant a beau l’étriller, les journées à coudre achever de lui ôter toutes velléités de rébellion, Mei s’évade en rêvant. Elle reprend sa liberté et se laisse aller à fantasmer. Pendant ce court laps de temps dans l’usine désertée, ses rêves vont s’incarner. Le temps d’une rencontre, de baisers échangés, d’une étreinte aussi brève qu’intense, Mei voit éclore en elle des sentiments aussi douloureux que puissants. Elle est secouée par cet amour fugace qui vient faire péricliter un quotidien assommant. Rien ne la destinait à éprouver des sentiments si violents. Plus qu’une histoire, elle y voit une échappatoire. D’un monde monochrome, elle bascule dans un univers gorgé de saveurs. Dès lors comment revenir en arrière, se glisser comme si de rien n’était dans sa vie d’avant. Redevenir la petite ouvrière parcellaire obligeante prête à se sacrifier sur l’autel du progrès. Quelque chose naît en elle. Le refus d’abdiquer, de n’être qu’un pion dans un vaste échiquier. De la chair à canon, une quantité négligeable et substituable. Sophie Van der Linden signe un roman bouleversant, d’une beauté inouïe. Elle fait surgir la beauté là où on ne l’attend pas et nous offre un moment de grâce.

Une découverte inattendue pour un pur plaisir de lecture

Comme tout le monde, j’ai tendance à rester dans ma zone de confort. Exception faite des nouvelles de Stefan Zweig – pour qui j’éprouve une admiration sans limite 😉 , j’ai du mal à apprécier les romans brefs. J’entends une petite centaine de pages. Faute de temps, je ne parviens pas à m’attacher aux personnages. Je reste souvent sur ma faim et me rends compte que je garde peu de souvenirs de ces lectures. D’où le choc provoqué par la découverte de La fabrique du monde. En lisant autant que je lis actuellement, je finis par éprouver un sentiment de lassitude. Il arrive un moment où je deviens hermétique à n’importe quel roman. Dans ce cas-là je cherche un texte court, histoire de me réveiller. De reprendre goût à la lecture en éveillant ma curiosité sans me forcer. Pour cela reprendre une nouvelle de Zweig a toujours très bien fonctionné ! Et là, j’ai ressenti le même effet. En lisant ce roman, quelque chose s’est débloqué. C’est précisément là que je situe le moment charnière où le talent de l’auteur apparaît. Sophie Van der Linden vous happe dès la première page. Tout sonne juste. La description du quotidien terne de l’héroïne, le besoin vital de s’extirper de sa condition. Entrevoir une échappatoire. la force et brièveté du sentiment amoureux. Ce qu’il peut révéler de nous. Faire surgir du plus profond de nous un désir de vivre, d’exister et pas seulement de subsister. C’est également une critique acerbe d’un modèle économique reposant sur des rapports de domination. Faisant de l’humain une force de travail au même titre que la machine et lui retirant toute capacité de résonner en l’anesthésiant. Sophie Van der Linden relève l’incongruité des slogans scandés à chaque nouvelle mission et les tourne en ridicule. Comme s’il suffisait de rabâcher aux oreilles de ceux qui triment dans des conditions de travail inhumaines l’utilité de leurs tâches pour l’édification d’une nation forte économiquement. La fabrique du monde est un appel à la liberté, à ne pas se laisser écraser. On a l’impression en tant que lecteur de vivre la situation, de ressentir les émotions de la narratrice. Sa frustration lorsqu’elle réalise qu’elle va devoir capituler. Le poids qui enserre son cœur, qui l’empêche de respirer. On y est. Sophie Van der Linden fait montre de tout son talent.

Conclusion

La fabrique du monde est un premier roman éblouissant, à lire absolument ! N’hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé. Et si, comme moi, ce texte vous a marqué. 🙂

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Loup et les hommes, Emmanuelle Pirotte : rentrée littéraire 2018 (#RL2018)

Aux amateurs de romans d’aventure, à ceux qui cherchent à être dépaysés, à s’évader vers des contrées lointaines où la sauvagerie règne et où la barbarie le dispute au pouvoir de l’émerveillement, à ceux-là, ce roman est fait pour vous. Emmanuelle Pirotte, historienne de formation, nous embarque avec Loup et les hommes dans un périple à destination des terres indiennes. Contrées sauvages à la nature luxuriante et aux paysages éblouissants. Nous sommes en 1663, Armand est un ancien noble déchu tentant vainement de redonner à son blason le prestige d’antan. Celui des périodes fastes où sa famille suscitait crainte et admiration et qui lui a été retiré. Au cours d’une soirée, il surprend au cou d’une jeune femme le saphir légué par sa mère à son frère bien des années auparavant. Cette vision ressuscite en lui des sentiments endormis. Réminiscences de ses fautes passées. Conscient d’avoir commis un crime abject, la culpabilité de son geste ne lui laisse aucun répit. Juste corollaire pour avoir dénoncer ce frère envoyé aux galères. Tiraillé par la jalousie et rongé par l’aigreur, il s’était vengé de ce frère adulé, doté d’une aura mystérieuse capable d’envoûter tous ceux amenés à le fréquenter. Abandonné à sa naissance, les parents d’Armand avait élevé Loup comme leur digne héritier. Tout l’amour de sa mère lui était destiné, ne laissant à Armand rien pour se consoler. Armand a souffert de ce manque d’affection jusqu’à haïr férocement son frère, qu’il aimait tant. Et pourtant, à l’aune de sa vie, il ressent le besoin d’expier ses fautes. En route pour l’Iroquoisie, à la recherche de Loup, il ne soupçonne pas encore le changement qui va s’opérer en lui. Loup et les hommes explore la complexité des relations fraternelles et la violence des sentiments humains, partagés entre désir de vengeance et besoin de se faire pardonner. Le tout dans des décors grandioses qui frappent l’imagination et nous font entrevoir un monde au sein duquel les rapports humains sont délestés des artifices qui viennent les dénaturer.

Rivalité fraternelle

Le roman s’ouvre sur la vision d’Armand. Rencontre qui le renvoie à un passé douloureux, offrant ainsi au lecteur une porte d’entrée dans l’esprit du vieil homme, désormais prêt à se confier. Les souvenirs affluent de cette enfance que Loup lui a volée. Puisque l’enfant prodige était le point de mire de toute les attentions, tandis que lui n’était pas désiré. Ce que sa mère ne manquait pas de lui faire cruellement sentir. Malgré l’instinct protecteur de Loup envers Armand, ce dernier ne peut s’empêcher de nourrir à son encontre une rancoeur féroce. En révélant la vérité sur la naissance de son grand frère, il saisit enfin l’opportunité de se venger des humiliations subies. Armand ne mesure pas les conséquences de ses actes et fait basculer toute sa famille dans l’infamie. Il perd ses titres de noblesses, on lui retire ses terres. Loup, quant à lui, est condamné aux galères. La vue du collier a tout fait affluer dans l’esprit d’Armand, désormais préoccupé. Conscient du poids de son péché il embarque avec son valet – Valère – pour l’Amérique, bien décidé à obtenir le pardon de Loup. Avec pour seul point de repère la perspective de retrouver cette jeune femme aperçue dans un salon mondain parisien. Comme s’ils étaient reliés par un lien invisible, Loup détecte la présence de son frère. Sorte de reconnaissance instinctive, qui les guide inéluctablement l’un vers l’autre. Lui, qui autrefois était consumé par l’esprit de vengeance avait réussi à trouver un sentiment de paix dans ces contrées arides. Et pourtant, la perspective de revoir son frère le plonge dans un état fébrile. Des années se sont écoulées depuis la trahison d’Armand, néanmoins rien n’y fait, la colère de Loup ne faiblit pas. On suit en parallèle la progression des pensées des deux hommes. Emmanuelle Pirotte à travers les destins croisés d’Armand et de Loup nous raconte deux versions d’une même histoire. Chacun percevant à travers le prisme de ses émotions une réalité identique mais vécue différemment. Au delà du conflit fratricide, c’est tout un monde qui s’offre à nous. Les us et coutumes du peuple iroquois. Leur liberté de moeurs. L’acceptation des relations homosexuelles notamment. À la fois roman d’aventure et récit historique, Emmanuelle Pirotte met au service de la narration sa maîtrise du contexte culturel et politique. La lutte avec les puissances occidentales, la lente disparition des peuples aborigènes que l’ont sait condamnés à l’extinction ou à l’assimilation. Loup et les hommes est un roman riche dans lequel on se glisse avec plaisir.

Conclusion

Dans la veine des romans de cape et d’épée d’Alexandre Dumas avec une touche de nature writing, Loup et les hommes joue avec les codes du roman historique et offre un beau moment d’évasion. Je vous le conseille ! 😉

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La vraie vie, Adeline Dieudonné : rentrée littéraire 2018 (#RL2018)

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BOUM ! Une petite bombe, impossible de qualifier autrement le roman d’Adeline Dieudonné. Un premier roman fulgurant, à la plume concise et acérée. L’Iconoclaste avait déjà réussi le pari risqué de faire d’un premier roman un succès l’an passé, avec l’éblouissant Ma reine de Jean-Baptiste Andrea. Ils confirment ici leur qualité de dénicheur de talents. Avec une grâce infinie, La vraie vie s’empare du sujet de la violence conjugale. L’ombre du père violent pèse sur le récit. Prête à s’abattre à tout moment. Le rythme est tendu, l’atmosphère viciée. À travers les yeux d’une jeune fille au caractère bien trempé, Adeline Dieudonné nous fait pénétrer dans une maison où tout semble figé. La mère sert de défouloir sur lequel son mari passe régulièrement ses nerfs. Quant au père, tout son être aspire à annihiler le plus infime bourgeon de rébellion. Elle et son petit frère, Gilles, sont des rescapés. Jusqu’au jour où le glacier ambulant chez qui ils ont l’habitude d’aller fini broyé par sa machine. C’est précisément là où tout s’enraye. Quelque chose vrille dans la tête de Gilles. Le mal est entré. Il a réussi à s’infiltrer dans un territoire qu’il n’avait pas encore réussi à contaminer. Toute la violence emmagasinée au fil des années ressurgit. Face à l’inertie de sa mère incapable de se révolter, au basculement opéré dans l’esprit de son frère et à la propension de son père à écraser toute tentative d’émancipation, la narratrice comprend qu’elle va devoir se forger seule. Apprendre à cacher la révolte qui gronde en elle. Masquer ses avancées et placer ses pions de telle sorte à ne jamais devenir une proie. Cette certitude est ancrée en elle, elle résistera coûte que coûte, quitte à se mettre en danger. En peu de mots, Adeline Dieudonné parvient à exprimer l’horreur de la situation et à rendre la force qui habite son héroïne. On sort de ce premier roman sonné. À la fois bouleversé et révolté. Chapeau bas !

Un premier roman fulgurant sur les violences conjugales et familiales

Tous les ingrédients sont présents pour faire de ce roman une vraie réussite. Le sujet glace les sangs. De la première à la dernière ligne, le lecteur est suspendu à la narration. Un arrière goût ferreux teinte le roman, une sensation désagréable d’évoluer dans un cadre malsain où la peur a pris ses quartiers. Quelque chose nous prend et ne nous lâche plus de tout le roman. On est pendu aux lèvres ou plutôt aux poings de cet homme violent. Tyrannisant sa femme et ses enfants. Rien que l’existence d’une pièce où sont exposés les cadavres empaillés des animaux chassés atteste du glauque de cette famille dysfonctionnelle. Le sourire cruel de la hyène que la narratrice croise en entrant dans la zone interdite deviendra le symbole du mal rodant. Adeline Dieudonné campe des personnages attachants. La mère est une « amibe ». Un être transparent, un ectoplasme dont la seule mission consiste à éduquer ses enfants et à servir de paravent au courroux de son époux. Les scènes décrites sont d’une violence inouïe. Et en même elles semblent entourées d’une sorte de brume. Une capacité de la narratrice à s’extraire d’un quotidien étouffant pour se renforcer. S’endurcir, non pas au détriment de ce qui fait son humanité, mais tout en conservant sa capacité à éprouver des sentiments. L’auteure ne se limite pas à décrire les accès de fureur du père, mais s’attèle à en décrypter les ressorts. Les mécanismes psychologiques à l’œuvre et qui font de lui un monstre. De sa montée à son déferlement, la rage qui anime le père est étudiée. On le sent prisonnier de cette colère qu’il se sait pas maitriser, le condamnant à répéter inlassablement les mêmes comportements. Le corps meurtri de sa femme martelé de coups témoignant de sa bestialité. Si la narratrice parvient à conserver un certaine dose de lucidité, ce n’est pas le cas de son petit frère, qui fera les frais du climat violent ambiant. Sa santé mentale est altérée. Il est comme happé par son côté malfaisant. La hyène gagne du terrain. Vient coloniser des terres restées vierges. Le malsain vient sucer les restes de l’enfance. Faisant de lui un être sadique dépourvu d’humanité. Adeline Dieudonné est une scénariste hors paire. La scène finale offre un dénouement explosif à la hauteur du roman. La tension y atteint son paroxysme. Je ne suis pas souvent émue à ce point, et là ce fut le cas. J’ai totalement occulté l’aspect fictionnel pour me projeter toute entière dans le texte. J’avais l’impression de vivre la scène.

Conclusion

La rentrée littéraire cette année a ceci de particulier que ce sont 94 premiers romans qui sont attendus sur les étals des librairies. Tous n’auront pas le chance de sortir du lot. Chaque année c’est à un jeu cruel que se livrent les maisons d’édition. Parmi celles-ci, l’Iconoclaste a su dénicher deux années consécutives une petite perle. La vraie vie suscite déjà beaucoup d’attention dans les médias. Lauréate du Prix Première Plume, qui vient de lui être remis, l’auteure a le vent en poupe. Pas de doute ce premier roman va faire parler de lui, c’est un phénomène !

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