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Gorge d’or, Anni Kytömäki : une fresque écologique et politique ambitieuse retraçant le destin d’une famille d’exploitants forestiers finlandais

« Le plus fort est en fin de compte celui qui pèse le plus lourd, car l’univers est régi par la loi de la gravitation. Tout ce qui est léger est transitoire et se projette en rêve dans le néant. » Dans l’entre-deux-guerres en Finlande, dominent : la cupidité du père d’Erik Stenfors, qui sillonne le pays pour transformer les forêts en bois de chauffage, le sentiment nationaliste, la haine des Rouges, la tentation fasciste, la force coercitive du nombre et son corollaire la peur de sortir du rang. L’émergence d’un capitalisme étatique après la rupture idéologique du pays avec son voisin bolchevique. Face à ces bouleversements, la dissidence incarnée par une militante ouvrière, l’amour d’un père interné par les autorités pour sa fille orpheline confiée à l’assistance publique, la beauté intacte d’une nature inviolée en sursis, les légendes sylvestres… La fragilité si délicate des destins individuels écrasés par la toute-puissance du système. À l’instar du premier roman de Michael ChristieLorsque le dernier arbre, Gorge d’or d’Anni Kytömäki est une saga familiale dense et ambitieuse, portée par le désir d’émancipation des héritiers d’exploitants forestiers. Une fresque écologique et politique retraçant le combat déloyal d’individus maintenus sous tutelle par la société. Le fatalisme de ce roman contemplatif, découlant de l’âpreté de la vie solitaire dans les régions isolées de Finlande est adouci par le réalisme magique instillé par Anni Kytömäki, dont la plume poétique brouille la frontière entre le monde des rêves et la réalité. Comme s’ils en étaient une extension, les émotions d’Erik, Lidia, leur fille Malla et Joel l’homme des bois, vibrent au diapason de la forêt. Le talent de l’autrice culminant dans un très beau portrait de femme révoltée et une histoire d’amour tragique dont le dénouement inattendu fend le cœur. « Il ne peut ni aller seul très loin ou dans la forêt, ni marcher dehors dans la douce nuit d’été. Le silence détacherait de trop grosses échardes du tronc qui a poussé en lui au fil des ans et lui maintient les pieds sur terre, et laisserait au gouffre noir la place de s’ouvrir, sans qu’aucune racine puisse l’en protéger. »

Mon appréciation : 4/5

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Seul dans Berlin, Hans Fallada : le grand roman de la résistance allemande {#chefdœuvre}

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« Mais Quangel ! Est-ce que vous aimez vraiment mieux vivre pour une cause injuste que mourir pour une cause juste ? Vous savez bien qu’il n’y a pas le choix, ni pour vous ni pour moi. C’est parce que nous sommes comme nous sommes que nous devions prendre ce chemin. » Inspiré de l’histoire vraie d’un couple d’ouvriers arrêté et exécuté par la Gestapo pour haute trahison, Seul dans Berlin est un monument de la littérature. Le grand roman de la résistance allemande, à la fois romanesque, tout en nuances, sombre, drôle par moments dans la manière grotesque avec laquelle Hans Fallada croque l’élite politique de son pays – l’Obergruppenführer aboie et souffle dans les bronches de ses subordonnés, le président de tribunal se fait procureur, la délation empoisonne le pays asphyxié par un climat de peur, révélant les plus vils instincts et ruisselant du haut de la pyramide jusqu’aux fanges de la société, là où grouillent les mouchards avides d’argent et d’un sentiment d’importance qui leur avait été jusqu’alors refusée. En 1940, à Berlin, sous le IIIe Reich, alors que la France vient de capituler, « une moitié du peuple enferme l’autre, cela ne pourra plus durer très longtemps ». Dynamique qui se réplique Rue Jablonski, dans l’immeuble où cohabitent une vieille femme juive Frau Rosenthal, dont le mari a été déporté ; les rejetons Persicke qui gravissent à grandes enjambées les échelons du parti ; Otto et Anna Quangle, anciens partisans du régime entrés dans la clandestinité, qui chaque dimanche écrivent avec assiduité des tracts antinazis sous forme de cartes postales qu’ils disséminent dans les cages d’escalier des immeubles berlinois ; et, Herr Fromm, un homme juste, ancien juge à la cour d’appel. Cet échantillon des comportements humains au sein d’un état totalitaire a une valeur quasi sociologique. À tort, on pourrait croire que le déclencheur de la révolte est de nature idéologique, ce que Hans Fallada nie en lui faisant prendre racine dans la sphère intime de ses personnages. Dans un événement tragique faisant dévier leur trajectoire de citoyens moyens du Reich. Les yeux des époux Quangel se dessillent après l’annonce de la mort de leur fils sur le front, de même l’inspecteur Eschrich – fin limier de la Gestapo chargé de l’opération « Oiseau de malheur » – humilié par sa hiérarchie prend conscience de sa vulnérabilité, et Hete Häberle, nourrit une haine farouche envers les SS suite à l’arrestation de son mari pour activités communistes. Si chacun de ces individus, ne présentant aucune prédisposition à la rébellion, n’avait pas été touché si intimement, aurait-il pris la mesure du monde dans lequel il vivait ? Autrement dit, quel degré de soumission et d’avilissement l’être humain peut-il tolérer avant que sa lâcheté ne finisse par le dégoûter ? La force de ce pavé historique écrit en à peine quatre semaines à Berlin-Est en 1947, et publié après le décès de l’auteur, réside autant dans la réhabilitation d’une partie de la population allemande ayant refusé de collaborer, que dans la chasse à l’homme engagée par la fine fleur de la police secrète – deux ans à observer de hauts fonctionnaires(-tortionnaires) d’Hitler se casser le nez – pour débusquer un couple ordinaire au courage extraordinaire. L’acte de résister, sa justification, n’est pas à chercher dans le nombre des adeptes convertis, son efficacité à court terme, mais plus justement dans ce que cet acte contribue à conserver intacte notre dignité. La droiture morale fonde sa légitimité. D’où l’utilité d’une petite résistance à la mesure de ceux qui l’ont engagée. Les mots de Primo Levi rendent justice au chef-d’œuvre de Fallada, oublié dans les caisses de la RDA pendant 60 ans : « l’un des plus beaux livres sur la résistance allemande antinazie ».

Elle comprit aussitôt qu’avec cette première phrase il avait déclaré la guerre, aujourd’hui et pour toujours, et elle sentit aussi obscurément ce que cela signifiait : la guerre entre eux d’un côté, les pauvres et insignifiants petits ouvriers, qui à cause d’un mot pouvaient être éliminés pour toujours, et de l’autre le Führer, le parti, ce monstrueux appareil avec tous ses pouvoirs et son éclat, et les trois quarts, oui, les quatre cinquièmes même de tout le peuple allemand derrière eux. Et tous les deux ici, dans cette petite pièce de la rue Jablonski, tous les deux tout seuls !

Malgré tout vous avez résisté au mal. […] – Oui, et puis on va nous ôter la vie, et à quoi est-ce que ça aura servi de résister, alors ? – À nous – ça nous aura beaucoup servi, parce que nous aurons pu nous considérer comme des personnes convenables jusqu’à notre mort. Et ça aura servi plus encore au peuple tout entier, qui sera sauvé à cause des justes comme il est dit dans la Bible. Vous voyez, Quangel, cela aurait été bien sûr cent fois mieux s’il y avait eu un homme pour dire : vous devez agir ainsi et ainsi, notre plan c’est ça et ça. Mais s’il y avait eu un homme pareil en Allemagne, alors nous n’en serions jamais arrivés à 1933. Et donc nous avons tous été obligés d’agir chacun tout seul, pour soi, et c’est tout seuls que nous sommes enfermés, et c’est tout seuls que nous devrons mourir. Mais ce n’est pas pour autant que nous sommes seuls, Quangel, ce n’est pas pour autant que nous mourrons en vain. Rien n’arrive en vain dans ce monde, et puisque nous luttons contre la violence brutale, pour la justice, alors nous serons tout de même les vainqueurs à la fin.

Histoire du livre

Fruit d’une commande passée par la RDA à l’écrivain allemande Hans Fallada, Seul dans Berlin a été écrit en quelques semaines seulement. Le destin rocambolesque du roman est à la mesure de la vie mouvementée de son auteur. Le manuscrit original a été censuré, des détails sur les personnages remaniés. In fine, cet immense roman a été oublié de nombreuses années et réédité en allemand en 2011, puis repéré par les Éditions Denoël, qui ont racheté les droits pour une bouchée de pain. Incroyable ! C’est ce qui s’appelle avoir du flair.

Mon appréciation : 4,5/5

Date de parution : 1947. Nouvelle édition intégrale en grand format aux Éditions Denoël, poche chez Folio, traduit de l’allemand par Laurence Courtois, 768 pages.

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Être sans destin, Imre Kertész : « une œuvre qui dresse l’expérience fragile de l’individu contre l’arbitraire barbare de l’histoire » {Prix Nobel de littérature 2002}

« Moi aussi, j’ai vécu un destin donné. Ce n’était pas mon destin, mais c’est moi qui l’ai vécu jusqu’au bout, […] désormais je devais en faire quelque chose, il fallait l’adapter à quelque chose, maintenant, je pouvais ne pas m’accommoder de l’idée que ce n’était qu’une erreur, un accident, une espèce de dérapage, ou que peut-être rien ne s’était passé. » Les camps de concentration : une anomalie de l’Histoire, un événement isolé, ou l’aboutissement « naturel » du processus de déliquescence d’une civilisation sur le déclin, soit une manifestation révélant les abîmes de l’âme humaine ? L’écrivain hongrois Imre Kertész (1929-2016), qui relate dans ce roman autobiographique bouleversant – premier volet de sa trilogie Vivre sans destin – sa déportation en 1944 à Auschwitz, son transfert à Buchenwald, le quotidien au sein du camp, puis sa libération un an plus tard, privilégie la seconde option. En 1944, 430 000 Juifs sont raflés et envoyés en un temps record, 8 semaines, vers les camps de la mort, dans le cadre de l’accélération de la mise en œuvre de la Solution finale après l’invasion de la Hongrie par l’Allemagne nazie  (à Auschwitz, un tiers des Juifs exterminés étaient hongrois). Imre Kertész, né à Budapest dans une famille de la bourgeoisie juive, est l’un d’eux. De sa confrontation avec l’horreur de la Shoah, l’adolescent de 14 ans en tire une leçon : le mal est inhérent au monde, son principe structurant, la norme et non l’exception. Ce qui pose bien évidemment la question épineuse d’une possible répétition, et celle irrésolue à la fin du récit de la faute. Qui est innocent et qui est coupable ? Une victime peut-elle être reconnue coupable du seul fait d’avoir consentie à ses conditions de réclusion ? La population de ne pas s’être révoltée ? Le bourreau d’avoir accepter de se plier aux ordres sans les contester ? Cette réflexion sur la nature et l’origine du mal ne cessera de le hanter et d’habiter ses romans. Puisque l’expérience concentrationnaire aura non seulement modulé sa vie, mais aussi façonné son œuvre littéraire. En cela, Kadddish pour l’enfant qui na naitra pas – qui clôt le triptyque – éclaire son refus de paternité au regard du traumatisme que l’Holocauste a été. De tous les écrits des camps que j’ai lus, le témoignage d’Imre Kertész a ceci de profondément choquant – aussi dérangeant certainement qu’a pu l’être le concept philosophique de « banalité du mal » développé par Hannah Arendt en 1963, qu’avec un détachement contrastant avec l’horreur des faits relatés, sur un ton légèrement distant à hauteur d’adolescent, il édicte un constat terrifiant : le temps est une variable d’ajustement. Dit autrement, du fait de l’écoulement immuable du temps, du quotidien, de la répétition de taches identiques, de l’organisation millimétrée des journées, même dans un camp de concentration, l’homme est capable de s’adapter. Plus révoltant encore, d’en apprécier certains aspects. // « Tout le monde me pose des questions à propos des vicissitudes, des « horreurs » : pourtant en ce qui me concerne, c’est peut-être ce sentiment-là qui restera le plus mémorable. Oui, c’est de cela, du bonheur des camps de concentration, que je devrais parler la prochaine fois, qu’on me posera des questions. » « Oui, dans un certain sens, là-bas, la vie était plus clair et plus simple. »// Si le processus de rationalisation dans un régime totalitaire, en déshumanisant, enclenche une révision des valeurs morales, se traduisant par une banalisation du mal, sur ce terrain les réflexions d’Imre Kertész croisent celle d’Hannah Arendt en montrant par son expérience personnelle, qu’il concourt également à normaliser une situation où les valeurs ont été inversées. À relativiser l’horreur absolue. //« – Le temps. – Comment ça, le temps ? – Je veux dire que le temps, ça aide. – Ça aide…? À quoi ? – À tout. »// Confronté à une nouvelle réalité vertigineuse, l’esprit pour ne pas sombrer dans la folie, la trafique, se ment. //« Si les choses ne se passaient pas dans cet ordre, si toute la connaissance nous tombait irrémédiablement dessus, sur place, il est possible qu’alors ni notre tête ni notre cœur ne pourraient le supporter. »// Appréhender de manière « naturelle » une situation exceptionnelle, devient, dès lors, la condition de la survie psychique du déporté. //« Il n’y a aucune absurdité que l’on ne puisse vivre tout naturellement. »// Il faudrait accepter d’être dépossédé de son destin, au nom d’une idéologie ou d’une cause supérieure (le bien collectif, la pureté de la race, l’hubris des dirigeants…), tout en le vivant obstinément. //« Je vais continuer à vivre ma vie invivable. »// Imre Kertész a cohabité 71 ans avec cette contradiction, qu’il a magnifiquement développée dans ses écrits, lui valant le prix Nobel de littérature en 2002 : « pour une œuvre qui dresse l’expérience fragile de l’individu contre l’arbitraire barbare de l’histoire. » Puisqu’au creux de ses écrits se dessine une question existentielle : sommes-nous maîtres de notre destin ? Prises entre les feux croisés des idéologies – nazie puis communiste au 20e siècle, quelle place reste-t-il aux trajectoires individuelles ? L’homme évoluerait in fine dans un espace limité, régit par des forces politiques extérieures, avec l’illusion de disposer des pleines potentialités d’un destin qui ne lui a été que « donné ». // « On ne pouvait jamais commencer une nouvelle vie, on ne peut que poursuivre l’ancienne. »// Être sans destin est le fruit de 13 années à chercher comment trouver le ton juste pour exprimer l’indicible. Le résultat est un texte absolument indispensable, rendu lumineux par le désir de vivre de son auteur, revenu d’entre les morts, soulevant des questionnements intellectuels et philosophiques capitales avec une honnêteté déconcertante et une profondeur éblouissante.

 

Prix Nobel de littérature 2002 – Communiqué de presse

Imre Kertész

Le prix Nobel de littérature pour l’année 2002 est attribué à l’écrivain hongrois Imre Kertész

« pour une œuvre qui dresse l’expérience fragile de l’individu contre l’arbitraire barbare de l’histoire. »

L’œuvre d’Imre Kertész examine si la possibilité de vie et de pensée individuelles existe encore à une époque où les hommes se sont subordonnés presque totalement au pouvoir politique. Son œuvre revient continuellement sur l’événement déterminant de sa vie : le séjour à Auschwitz où il fut déporté adolescent lors des persécutions nazies des Juifs hongrois. Pour l’écrivain, Auschwitz ne constitue pas un cas d’exception, tel un corps étranger qui se trouverait à l’extérieur de l’histoire normale du monde occidental, mais bien l’illustration de l’ultime vérité sur la dégradation de l’homme dans la vie moderne.

Mon appréciation : 4,5/5

Date de parution : 1975. Grand format aux Éditions Actes Sud, poche dans la collection Babel, traduit du hongrois par Charles Zaremba et Natalia Zaremba-Huzsvai, 368 pages.

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{Le tour des librairies} : Prélude, la Librairie française de Budapest #Hongrie 🇭🇺

En tant que lecteur.ice, on a tou.te.s nos petites obsessions. Un domaine (français, étranger), genre (littérature blanche, polar, SF, essai…) de prédilection. En cela, la littérature de la Mitteleuropa exerce sur moi une véritable fascination. Profondément enracinée au cœur de l’Europe, elle témoigne – sous une forme quasi testamentaire – de la nostalgie d’un âge d’or (Le monde d’hier de Stefan Zweig), de la décadence d’une civilisation éclairée, cosmopolite, et ouverte sur le monde, de l’existence d’un microcosme disparu : le Yiddishland – espace linguistique englobant des pays d’Europe de l’Est et réunissant les communautés ashkénazes (La famille Moskat d’Isaac Bashevis Singer). Un monde intellectuel et culturel bouillonnant englouti sous la folie des idéologies du 20e siècle : nazie, puis communiste, visant à la négation systématique de l’individu. Par son exclusion de l’humanité ou sa dissolution dans un tout. Du mince interstice que les voix dissidentes ont creusé, émerge fébrilement celle de quelques grands romanciers s’efforçant de redonner des contours nets aux silhouettes floues prises entre les feux croisés des totalitarismes. La littérature s’affirme alors comme le dernier espace de liberté. Une enclave où l’individu triomphe d’un système coercitif visant l’annihilation de la pensée, l’étouffement de l’esprit critique. Un champ de bataille et un refuge. Un outil contestataire essentiel face à l’absurdité du monde (Le procès de Franz Kafka, L’homme de Kiev de Bernard Malamud). Si le 20e siècle a révélé toute la noirceur de l’âme humaine, l’échec de l’homme moderne que la société a dépouillé de son humanité (La mort est mon métier de Robert Merle), des figures de l’ombre se sont aussi distinguées. Porteuses d’un humanisme indéfectible, leur seule présence attestant de la possibilité de faire émerger des ténèbres la lumière. L’espoir tenace d’un monde meilleur. La foi en l’humanité. Revenu d’entre les morts, le prix Nobel de littérature 2002 : Imre Kertész est de ceux-là. Contrairement – comme il le soulignait avec ironie – à ses contemporains qui se sont suicidés après avoir survécu et écrit sur les camps (Primo Lévi), lui a choisi la vie.

(Extrait d’un article de Florence Noiville dans Le Monde)

Parce que vivre était synonyme de créer et que créer était transformer la matière la plus abjecte de l’humain en quelque chose de fortifiant, d’éclairant et d’intemporel, la littérature. Faire du sens avec du non-sens. L’art comme réponse. Recours et secours à la fois.

Et bien que je m’étais promis de ne pas ajouter ne serait-ce qu’un seul livre aux 18 qui déjà alourdissaient mon sac à dos pendant ce tour d’Europe de deux mois en train, face aux arguments de Franck Mercier, officiant à la @prelude librairie française de Budapest, je n’ai pas pu résister. Tant qu’à craquer après un long moment à échanger (j’ai d’ailleurs réussi à placer La huitième vie commandée suite à mon passage) – j’ai l’excuse du birthday alone à l’étranger – je suis repartie avec trois excellents ouvrages éclairant la société hongroise. Parmi toutes les librairies visitées à l’étranger, la librairie française de Budapest, est résolument une de mes préférées. Un lieu de perdition proposant une sélection très fine d’une rare qualité que ce soit dans le domaine hongrois, français ou étranger. Un écrin sur les rives du Danube que je vous invite à visiter si vous êtes de passage en Hongrie.

📚 Les 3 romans pour lesquels j'ai craqué

Domaine hongrois : sélection & conseils de libraires

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Sándor Márai (1900-1989)

Élevé dans une famille bourgeoise au début du 20e siècle dans le royaume de Hongrie, alors rattaché à l’empire austro-hongrois, Sándor Márai incarne par ses écrits la nostalgie d’un âge d’or révolu. Son œuvre ausculte les passions humaines, avec pour thème de prédilection : l’exil. Déracinement, qu’il a lui-même connu, contraint de fuir l’Europe centrale face à la menace communiste. Souvent comparé à son homologue autrichien Stefan Zweig, il est l’une des plus grandes voix européennes.

Ses ouvrages les plus connus : Les braises (1942), L’héritage d’Esther (1939), Les Confessions d’un bourgeois (1934)

Magda Szabó (1917-2007)

Née dans une famille protestante de la bourgeoisie hongroise, Magda Szabó est victime de la censure du régime communiste dans les années cinquante. Son œuvre reflète les tourments politiques de son pays en s’attachant à décortiquer les relations entre les êtres, notamment par le biais de figures féminines : jalousie, remords, dépendance…

Ses ouvrages les plus connus : La porte (1987) publié en France en 2003 il a reçu le Prix Femina étranger & été élu meilleur livre de l’année 2015 par le New York Times, Le faon (1959), Abigail (1970)

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La Mitteleuropa : qu'est-ce que c'est ?

Ne faisant référence à aucune réalité géographique tangible, le concept de « Mitteleuropa » (littéralement : Europe du milieu) est une création culturelle logée au cœur de l’Europe centrale, censée regrouper les nations appartenant à l’ancien l’empire austro-hongrois avant qu’il ne se délite suite à la Première Guerre mondiale. Soit un ensemble de peuples de langue allemande partageant une identité culturelle commune. Ces affinités intellectuelles favoriseront des créations artistiques – et notamment littéraires – entretenant des liens étroits. Géographiquement, cet espace engloberait le noyau germanique, les Balkans, jusqu’à la Volga, frontière naturelle entre l’Europe et l’Asie, s’étendant s’étendant de Berlin à Bucarest, en passant par Prague, Vienne, Budapest et Belgrade.

Pays : Allemagne, Autriche, République tchèque, Hongrie, les Balkans, la Serbie, les Pays Baltes, Pologne…

Quelques idées de lecture...

Le monde d’hier de Stefan Zweig 

(1881-1942)

 

Le 21 février 1942, Stefan Zweig envoie le manuscrit du Monde d’hier à son éditeur. Le lendemain il se donne la mort. Ce document, qui fait figure de testament légué à la postérité, est le témoignage précieux d’un écrivain persécuté. Stefan Zweig y livre une lecture éclairée de l’Histoire et fait état de la fin de l’âge d’or européen.

Les enfants Oppermann de Lion Feuchtwanger 

(1884-1958)

L’inertie du peuple (juif) face à la montée du fascisme à travers la chronique d’une famille juive bourgeoise berlinoise installée en Allemagne depuis des générations, qui assiste incrédule à l’anéantissement de l’esprit allemand. Un éclairage éblouissant sur le monde d’aujourd’hui !

L’homme de Kiev de Bernard Malamud

(1914-1986)

À l’instar d’Albert Camus, Bernard Malamud imagine un héros révolté face à l’absurdité de la condition humaine. Résistance passive se traduisant par le simple fait d’exister, cloîtré dans une prison ukrainienne, en attente d’un procès dont il ne connaît pas l’objet. Lauréat du prix Pulitzer 1967 et du National Book Award, L’homme de Kiev est un plaidoyer humaniste, un monument de la littérature américaine par l’un de ses maîtres.

Lilas rouge de Reinhard Kaiser-Mühlecker

(1982-)

Fresque familiale éblouissante tissée de silences et de secrets, portée par des personnages ambivalents d’une profonde humanité, chef-d’œuvre élevant son auteur autrichien – lui-même agriculteur – au même rang que les plus grands romanciers de la Mitteleuropa. Alliant poésie, psychologie et sens du récit, Lilas rouge fait s’entrelacer le destin d’un pays confronté à son héritage nazi avec la vie d’une famille de paysans. Magistral.

Les disparus de Daniel Mendelsohn

(1960-)

6 Juifs parmi 6 millions exterminés, l’écrivain américain livre une enquête familiale minutieuse et colossale pour redonner vie aux membres de sa famille. Au-delà du devoir de mémoire, Les disparus est un très grand texte qui sonde l’âme humaine et illustre de manière concrète l’échec du slogan « plus jamais ».

Le pays du passé de Guéorgui Gospodínov

(1968-)

Avec le charme, l’intelligence pétillante, et la mélancolie des grands conteurs de la Mitteleuropa, l’écrivain bulgare Guéorgui Gospodinov pointe du doigt l’écueil de l’idéalisation et l’établissement d’une utopie fondée sur la nostalgie pour palier la perte d’idéologies. Un voyage dans le temps où chaque pays européen s’apprêterait à voter pour l’époque à laquelle il souhaiterait retourner. Une tentation périlleuse…

Job, roman d’un homme simple de Joseph Roth

(1894-1939)

Avec ce style précis, simple et puissant des grands romanciers juifs-allemands, Joseph Roth propose une variation du mythe biblique de Job : comment la foi résiste-t-elle à la souffrance des homme ? Une cohabitation complexe magnifiquement incarnée dans cette parabole lumineuse gorgée d’espoir et d’humanité.

L’affaire Maurizius de Jakob Wassermann

(1873-1934)

Le combat d’un héros animé d’un idéal de justice pure. Quel Homme est-on lorsqu’on accepte de transiger sur les valeurs qui fondent notre dignité ? Écrivain allemand dont l’œuvre fut brulée par les nazis, Jakob Wassermann s’est inspiré d’une fameuse erreur judiciaire pour en faire un roman d’apprentissage puissant, labourant les thèmes inchangés de tous les grands romans : la pureté de l’âme humaine confrontée à un dilemme moral, le devoir filial, le souci de justice et d’équité.

La famille Moskat d’Isaac Bashevis Singer

(1902-1991)

PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE 1978

 

En 1978, Isaac Bashevis Singer devient le premier écrivain yiddish à recevoir le prix Nobel de littérature pour « son art narratif qui, plongeant ses racines dans la tradition judéo-polonaise, incarne et personnifie la condition humaine universelle ». Né dans un shtetl en Pologne, l’auteur juif américain puise dans ses souvenirs pour ressusciter dans une saga familiale addictive, déployant de nombreuses ramifications, le Yiddishland polonais : un monde bouillonnant de vie, disparu depuis.

La famille Karnovski d’Israel Joshua Singer

(1893-1944)

Être « Mishling » en Allemagne nazie. Écrit en 1943, La famille Karnovski est une formidable saga familiale qui, à travers trois générations, livre une réflexion magistrale sur l’identité juive, le concept de métissage culturel et de mixité sociale avec en toile de fond la montée du nazisme. Comment dans un pays obsédé par la pureté de la race, un adolescent juif peut-il se construire alors que se cristallisent en lui toutes les contradictions d’une nation ?

Les braises de Sándor Márai

(1900-1989)

L’ultime face-à-face entre deux amis qu’un drame a séparés quarante ans auparavant. Un formidable huis clos psychologique tendu à l’extrême prenant place dans un château reculé aux confins de l’empire austro-hongrois.

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Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke

(1875-1926)

Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke dépasse le cadre d’un échange épistolaire entre un aspirant poète et le grand écrivain autrichien. Manifeste philosophique, guide spirituel, ce petit ouvrage d’une intensité rare sonde les origines de la création artistique et propose une réflexion ontologique, en faisant de la patience une vertu cardinale.

Des arbres à abattre  de Thomas Bernhard

(1931-1989)

Une radioscopie de la petite-bourgeoisie viennoise, un summum de cynisme & une vengeance littéraire cruelle, qui valut à l’auteur autrichien un procès en diffamation. Un exercice littéraire dérangeant et très étonnant.

L’Homme sans postérité d’Adalbert Stifter

(1805-1868)

Chez l’écrivain autrichien Adalbert Stifter – dont le génie littéraire empreint de romantisme a été salué par Nietzsche, Kafka, Hermann Hesse ou encore Thomas Mann, on évolue dans un temps suspendu. Tout est retenu. Nulle effusion lors des retrouvailles entre un jeune orphelin et un oncle inconnu, mais un roman d’apprentissage délicat porté par une plume superbe.

Les Buddenbrook de Thomas Mann

(18751-1955)

PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE 1929

Sur quatre générations on assiste à la déliquescence d’une grande famille de négociants du Nord de l’Allemagne au 19e siècle. Se dessine en creux le portrait d’une civilisation moribonde, à bout de souffle, qui disparaît faute de pouvoir se renouveler. L’atmosphère viciée du roman contribue à en faire un monument.

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La tristesse des anges, Jón Kalman Stefánsson : une méditation poétique sur le sens de l’existence au cœur d’une tempête de neige en Islande

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« Il faut que tu arrives en bas pour y triompher de la tempête qui t’agite, c’est ta lutte personnelle et, là, tu devras te battre à la vie à la mort. Les chances de victoire et de défaite me semblent égales. Mais si tu n’entreprends rien, tu ne gagneras rien. Si tu restes les bras croisés, tu trahiras tous ceux qui te sont chers et probablement jusqu’à la vie elle-même, bien que je n’en sache rien. Tu es chanceux, peut-être pas béni, non, pas du tout, mais tu as de la chance, car le destin t’offre une occasion. » Au cœur de l’interminable hiver islandais, deux silhouettes solitaires, blanches de neige, se fraient un chemin dans la tempête. Avançant au coude-à-coude, les deux hommes traversent des fjords à la barque, voguent sur les eaux lisses et sombres du Dumbsfjörður, gravissent des landes le visage fouetté par les vents violents, luttant pour gagner les coins les plus reculés du territoire islandais, où des êtres isolés attendent les nouvelles du vaste monde. Le postier officiel étant cloué au lit par la grippe, Jens accepte le remplacement jusqu’à Vetrarströnd. L’extrémité du monde, « là où l’Islande prend fin pour faire place à l’éternel hiver ». Accompagné du gamin, l’homme bourru s’enfonce dans le monde blanc, fuyant dans un même élan la femme qu’il aime et lui-même. Peu à peu, les épreuves et le désespoir soudent le duo et la rudesse de Jens fond sous la pression des questions de l’adolescent orphelin, qui trois semaines auparavant a perdu son meilleur ami en mer. Dans Entre ciel et terre – premier volet de la trilogie romanesque, Bardur l’avait initié à la poésie et, l’esprit engourdi par les vers du recueil du Paradis perdu de John Milton avait oublié sa vareuse sur son lit. La poésie tue. Preuve en est, le pêcheur grelottant sur sa barque a succombé à une hypothermie. Roman après roman, Jón Kalman Stefánsson sculpte des personnages à l’image de son île natale : de feu et de glace, endurcis parce que contraints de s’adapter à la rudesse d’une terre inhospitalière. Armure que la poésie fend de son pic aiguisé révélant leur vulnérabilité. « Il peut y avoir un tel abîme entre la surface d’un homme et sa vie intérieure, et cela devrait nous apprendre quelque chose, cela devrait nous enseigner à ne pas trop nous fier aux apparences, celui qui le fait passe à côté de l’essentiel. » De sa langue lyrique et hypnotique, Jón Kalman Stefánsson transforme un périple épique en une magnifique méditation sur l’essence de notre existence. Quelle intensité souhaitons-nous lui donner ? À quoi tient la valeur d’une vie ? Allons-nous abdiquer face aux difficultés ou lutter ? Laisser nos démons nous submerger ou avoir « la force de se battre comme des lions » ? La tempête de neige, s’étalant sur 200 pages sous la plume poétique du romancier, figure les luttes intérieures que l’homme doit mener pour accéder au bonheur. Les épreuves, les lâchetés à surmonter. Sur le chemin, Jens le postier de campagne et le gamin amoureux des livres fendent pas à pas les ténèbres qui tentent de les avaler, puisant dans la chaleur de leur compagnonnage et le souvenir de ceux qui les ont quittés le courage d’avancer.

Mon appréciation : 4/5

Date de parution : 2009. Grand format aux Éditions Gallimard, poche aux Éditions Folio, traduit de l’islandais par Éric Boury, 432 pages.

Les autres tomes de la trilogie romanesque

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Ímaqa, Flemming Jensen : un instituteur danois idéaliste en quête d’aventures au Groenland

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« La vie est étrange, murmura-t-il. On a donné la priorité à tout ce qui entoure la chose plutôt qu’à la chose elle-même. Mais peut-être faut-il se retrouver sous d’autres cieux et voir les gens agir exactement de la même manière pour comprendre que quelque chose cloche ? » En quête d’aventures et de sens, Martin, un jeune instituteur danois de trente-huit ans, demande sa mutation pour le district d’Umanaq. Près du cercle polaire, la petite île montagneuse se dresse au milieu d’un fjord groenlandais. À bord du bateau conduisant Martin au village de Nunarqafiq, comptabilisant 150 habitants, un adolescent entame le voyage retour après une année passée sur le continent. Ce déracinement est vécu comme un choc culturel. Au regard de la modernité des villes danoises, le hameau, où l’on vit de la pêche et de la chasse, se nourrit de viande de phoque et circule sur la banquise en traîneaux à chiens, semble bien étriqué. En parallèle, se dessinent deux trajectoires qui finiront par converger : celle d’une réadaptation et d’une acculturation. Le désespoir de Jakúnguak face à la déchéance sociale de son père employé par l’industrie minière. Le combat contre le Ministère d’un professeur de bonne volonté, outil malgré lui de l’impérialisme danois, dont la vie au sein de la communauté Inuit chaleureuse et soudée amènera à questionner la légitimité. En dispensant un enseignement expérimental, Martin, tel le grain de sable perturbant la grande roue du progrès, fait acte de désobéissance civile. Une résistance vectrice de liberté, bien que chèrement payée. Au gré des événements : l’union mixte du narrateur avec la belle Naja, son amitié avec le roublard Gert, le catéchiste alcoolique Pavia ou Álbala, le descendant déchu d’une lignée de chasseurs devenu salarié…Flemming Jensen montre avec beaucoup d’humour et d’humanité comment le mécanisme de la colonisation mène à l’extinction d’une population. Le processus d’effacement culturel et linguistique dépossédant les peuples autochtones de leurs traditions. Ce roman d’apprentissage, dont la douceur ne diminue en rien l’engagement, illustre, par le biais de personnages hauts en couleur et attachants évoluant au cœur d’une nature glacée, comment un microcosme se retrouve chamboulé par la présence d’un corps étranger, même bien intentionné.

Chasseur…

Salarié…

Des normes de valeur qui étaient peut-être en train de changer. Toute la société reposait sur le fait qu’être chasseur était la fonction la plus digne – porteuse de toute la culture.

[…]

Qu’allait-il se passer maintenant si le chasseur était supplanté par le salarié ? Qu’allait-il se passer si ce travail, auréolé du plus haut prestige, qui exigeait un savoir-faire et des connaissances transmises de génération en génération, et constituait le fondement de l’existence des hommes, perdait du terrain au profit des gens qui allaient donner un coup de main à des étrangers entreprenants ? 

Mon appréciation : 4/5

Date de parution : 2002. Grand format aux Éditions Gaïa, poche dans la collection Babel, traduit du danois par Inès Jorgensen, 448 pages.

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Les partisans, Aharon Appelfeld : récit de survie d’un groupe de résistants juifs dans les forêts ukrainiennes

« Mon chéri, quatre générations t’ont précédé dans l’écriture mais toi, dans ta courte vie, tu as vu beaucoup de choses et tu dois les raconter aux générations à venir pour qu’elles comprennent la signification des mots « d’où ? » et « vers où ? ». Et la réponse à la première question contient la réponse à la seconde. » D’où vient la vocation d’écrivain ? Pourquoi certains gravitent inlassablement autour des mêmes sujets, creusant certains épisodes de leur vie jusqu’à les épuiser ? Peut-être pour supporter la culpabilité d’avoir survécu et ressusciter l’esprit des disparus. Né en Roumanie en 1932, Aharon Appelfeld est un rescapé de la Shoah. À huit ans, il est déporté dans un camp, d’où il s’évade. Le reste de sa famille est exterminée par les nazis. Pendant trois ans, l’orphelin se réfugie dans les forêts ukrainiennes avant de rejoindre les rangs de l’Armée rouge. De cette enfance chaotique, l’écrivain israélien, traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti, tire Les partisans. Le récit de survie pendant la Seconde Guerre mondiale d’un groupe de combattants Juifs pour la liberté échappés d’un ghetto et retranchés dans les forêts des Carpates. L’utopie d’une communauté aimante, un microcosme d’humanité. Entre expéditions dans les villages, soirées de réflexions et actions de sabotage, les partisans mettent leur énergie à sauver le plus de vies. Les Allemands sont en déroute, l’Armée rouge sur le point de débarquer. Et pourtant, l’antisémitisme dans la population ukrainienne persiste : « Les Juifs ne parlent jamais comme ça » « Ah bon ? Comment parlent-ils alors ? Raconte-nous un peu. » « Les Juifs acceptent leur destin en silence. » Quel goût une victoire milliaire arrachée, alors que les mentalités demeurent inchangées, peut-elle avoir ? Progressant sur la brèche, le groupe soudé a un effet galvanisant les empêchant de flancher. Reste à Edmund, le narrateur – alter ego de l’auteur ?, la mission de témoigner, sous peine que le futur ne soit qu’une répétition du passé. Alignée avec les valeurs qu’Aharon Appelfeld a défendues toute sa vie, l’armée de fortune composée de militants communistes, sionistes, laïcs, d’un enfant de deux ans trouvé dans les barbelés, ou encore de Tsirel une vieille femme de 93 ans, l’âme du clan… lutte pour conserver intacte sa part d’humanité. Il faut beaucoup aimer les hommes pour ne pas désespérer.

Mon appréciation : 3,5/5

Date de parution : 2015. Grand format aux Éditions de L’Olivier, poche aux Éditions Points, traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti, 336 pages.

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Apeirogon, Colum McCann : Israël/Palestine, deux pères endeuillés combattant pour la paix

« Bassam et Rami en vinrent à comprendre qu’ils se serviraient de la force de leur chagrin comme d’une arme. […] Comme si ces choses différentes dont ils sont constitués pouvaient, d’une certaine façon, se reconnaître mutuellement. » Histoire d’une amitié antinomique entre deux pères appartenant à des camps opposés : Rami Elhanan, israélien, juif, vivant à Jérusalem, membre du Cercle des parents, descendant d’un rescapé hongrois de la Shoah ayant émigré en Israël, beau-fils d’un ancien général idéaliste : socialiste, sioniste, démocrate, époux d’une intellectuelle engagée dénonçant avec virulence l’Occupation ; Bassam Aramin, palestinien, musulman, né dans une grotte d’Hébron, ayant purgé une peine de sept ans de prison pour activités terroristes, militant, co-fondateur des Combattants de la paix ayant rédigé son mémoire de maîtrise sur l’Holocauste, Apeirogon embrasse sans manichéisme, en l’incarnant magnifiquement, toute la complexité du conflit israélo-palestinien. À dix ans d’intervalle, Rami Elhanan perd Smadar, sa fille de treize ans, dans un attentat-suicide commis dans un café de Ben Yehuda Street par trois terroristes palestiniens, tandis qu’en 2007, Abir, la fille de Bassam – déjà engagé dans un mouvement pour la paix – âgée de dix ans, est abattue d’une balle dans la nuque par un garde-frontière israélien. Deux tragédies intimes se déroulant en miroir, sans lien apparent, et pourtant étroitement imbriquées dans une histoire commune. Celle d’un conflit géopolitique au Moyen-Orient s’auto-alimentant. Chaque nouvel élément contribuant à façonner une figure géométrique possédant un nombre dénombrablement infini de côtés : un Apeirogone. Sphère où chaque événement peut être associé à un sommet interconnecté au suivant par une logique chronologique épidermique. Il suffit, dès lors, d’actionner un levier pour que le point névralgique sollicité déclenche une escalade de la violence, légitimée par l’esprit de vengeance. Mécanique qu’illustre le titre du roman. Au récit des deux pères endeuillés, qui ont dépassé leur douleur en faisant de leur tragédie une arme de paix et sillonnent le monde entier en participant à des conférences visant à combattre l’ignorance, mettre fin à l’amalgame entre justice et vengeance, viennent se greffer une infinité d’épisodes historiques, constitutifs de l’actuelle situation géopolitique catastrophique. L’appropriation du conflit par des élites politiques étrangères, son instrumentalisation, la polarisation intellectuelle, la charge émotionnelle ; mais aussi, à la manière d’un effet papillon à retardement, comment des inventions humaines éloignées dans le temps, une fois enchâssées, participent du chaos ambiant. La création de la bombe H à Los Alamos, la fabrication de drones à partir d’imprimantes 3-D – drones et missiles suivant des trajectoires de vol inspirées de celles des oiseaux,  l’invention du Semtex par des chimistes tchèques, la Guerre du Vietnam, l’IRA, l’OLP, les Brigades rouges, Kadhafi… La sophistication de l’intelligence humaine mise au service de la guerre. Jamais de la paix. Qui nécessite un effort colossal d’extraction de soi pour ne pas laisser ses instincts primaires l’emporter, afin que la raison désentravée puisse librement s’exercer. Suivant une structure narrative éclatée, à l’instar d’une bombe ayant explosé ou d’une tragédie tissée de mille et une histoires, l’écrivain irlandais Colum McCann confirme par ce roman bouleversant inspiré d’une histoire vraie l’affirmation de Borges « qui écrivait qu’il suffit de deux miroirs opposés pour construire un labyrinthe. » La solution ? « Tout ce qui crée inévitablement des liens émotionnels entre les êtres humains combat inévitablement la guerre. Ce qu’il fallait viser était un sentiment de communauté, et une mythologie des instincts. » (Réponse de Freud à Einstein, dont l’échange épistolaire remonte à 1932, soit un an avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir en Allemagne…)

Il y aura la sécurité pour tous le jour où il y aura la justice pour chacun. Comme je le dis toujours, découvrir l’humanité de votre ennemi, sa noblesse, est un désastre, parce qu’il n’est plus votre ennemi, il ne peut plus l’être.

Mon appréciation : 4,5/5

Date de parution : 2020. Grand format aux Éditions Belfond, poche aux Éditions 10/18, traduit de l’anglais (Irlande) par Clément Baude, 648 pages.

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Des arbres à abattre, Thomas Bernhard : radioscopie de la petite-bourgeoisie viennoise, un summum de cynisme & une vengeance littéraire cruelle

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« J’étais le point noir de ce dîner, […] je suis l’observateur, l’ignoble individu qui s’est confortablement installé dans le fauteuil à oreilles et s’adonne là, profitant de la pénombre de l’antichambre, à son jeu dégoûtant qui consiste plus ou moins à disséquer, comme on dit les invités des Auersberger. » Encastré dans son fauteuil à oreilles, lorgnant de l’antichambre les invités des époux Auersberger, un écrivain désabusé épanche son venin dans un flot de pensées nerveux, un ressassement névrotique, étrillant avec un plaisir indicible la médiocrité des milieux artistiques viennois que Thomas Bernhard a longtemps fréquentés. Puisque Des arbres à abattre – summum de cynisme et vengeance littéraire fameuse, valut à l’auteur controversé un procès en diffamation pour s’être largement inspiré de son cercle d’amis sur lesquels l’alter ego de l’auteur déverse son fiel, englobant toute la clique de parasites gravitant autour de la rue Gentzgasse. « Sinistres et foireux de l’art », soupers artistiques pathétiques réunissant le gratin de ce que l’ancienne capitale de l’Empire Austro-Hongrois, beauté baroque en plein cœur de l’Europe centrale, compte d’opportunistes, l’écrivain autrichien portraitise de sa plume caustique l’hypocrisie de la petite-bourgeoisie. Intelligentsia qu’a fuie pendant vingt ans le narrateur avant de tomber par hasard sur les époux Auersberger. Cédant à un sentimentalisme répugnant, il accepte par lâcheté leur invitation à diner. Le dramaturge travaille sa scénographie transformant un « dîner artistique » en un monologue continu, où se mêlent les sentiments contradictoires – attraction-répulsion – que lui inspire la société avec laquelle il n’est pas parvenu à rompre tout à fait. L’humour noir, la fièvre et la haine du narrateur, aussi cruel envers les autres que lui-même, contamine le lecteur-spectateur. L’exercice littéraire est étonnant, voire dérangeant. Une critique au vitriol d’une drôlerie absolue, que sous-tend un profond malaise : le constat d’une société artificielle névrosée où règne la vacuité, régie par des compromis auxquels la bourgeoisie de tout temps a cédé pour s’élever socialement.

Mon appréciation : 3/5

Date de parution : 1984. Poche chez Folio, traduit de l’allemand par Bernard Kreiss, 240 pages.

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Le Mur invisible, Marlen Haushofer : un récit survivaliste post-apocalyptique qui cache un grand classique de la littérature féministe

« Quelque chose de neuf se tenait en attente derrière tout cela, mais je ne pouvais pas le voir car ma tête était remplie de vieilles images et mes yeux incapables de changer leur façon de voir. J’avais perdu l’ancien mais je n’avais pas encore gagné ce qui était nouveau ; ce nouveau me restait inaccessible mais je savais qu’il existait. Je ne sais pourquoi, cette pensée suffit à me remplir d’une sorte de joie timide. » L’héroïne, la quarantaine, veuve et mère de deux enfants accepte l’invitation des Rüttlinger, à passer quelques jours dans la campagne autrichienne. Niché au creux d’une vallée alpine, le chalet de chasse est une villa de bois en troncs massifs sur un étage. La veille, le couple est descendu au village. Au petit matin, l’héroïne constate qu’un changement est survenu. Le couple n’est pas revenu, le silence règne. En s’enfonçant dans la forêt, elle se heurte à une résistance invisible, lisse et froide. Un mur invisible infranchissable, comme une cloche de verre, s’est dressé dans la nuit. Au-delà, les hommes et les animaux se sont changés en statues de pierre. Consciente de l’inutilité de chercher un sens à l’énigme qui lui est imposée, l’héroïne accepte sans résistance le confinement dans la prison forestière. Plus tard, pour ne pas perdre la raison et tenir la peur à distance, elle écrit le déroulé de ses deux dernières années, entièrement consacrées à sa survie. Journal de bord d’une femme forcée à la solitude, récit survivaliste post-apocalyptique, Le Mur invisible de l’autrice autrichienne Marlen Haushofer est surtout un immense classique de la littérature féministe. Le récit d’apprentissage éblouissant d’une femme qui se dépouille au fil des pages de son passé : « il est probable que mon refus de me confronter avec le passé aggravait encore mon état », qui, seule, ressassant ses pensées, décide de les affronter : « La simple décision de céder semblait avoir été efficace. Je me remémorai clairement le passé et j’envisageais d’être objective et de ne rien enjoliver. » Ne cherchant plus à résister au flux de pensées qui l’assaille, elle se laisse traverser par les émotions, les souvenirs d’un monde révolu. Les digues s’ouvrent. Les nœuds de frustration se dénouent. L’anxiété provoquée par des peurs remontant à l’enfance qu’elle a laissé s’installer sans avoir le courage de les déloger : la crainte de perdre ceux qu’elle aime, de se montrer défaillante, de voir son monde s’effondrer, plus tard le sentiment de culpabilité inhérent à la maternité, apparaît telle qu’elle est : une construction de son esprit. Un mur froid, rigide, infranchissable. Une limite psychologique. L’obstacle le plus difficile à surmonter, puisque créé par elle contre elle-même. Et pourtant, une fois ce danger matérialisé, qu’en reste-t-il ? Loin de la civilisation, le temps donné par les corneilles s’écoule différemment, rythmé par le travail aux champs, la traite de Bella, les repas aux chats, les balades dans la forêt avec Lynx, le braque de Bavière fidèle compagnon de randonnées. La nervosité d’une existence soumise aux sollicitations jusqu’à l’écœurement, l’ennui accablant, le souci d’efficacité disparaissent. La solitude, autrefois source d’anxiété, devient une vertu, source d’apaisement, lui permettant « de voir encore une fois, sans souvenirs ni conscience, la splendeur de la vie ». « Ici, dans la forêt, je me trouve enfin à la place qui me convient. » Quittant le poste d’observation, où se tiennent les hommes en surplomb de la nature, l’héroïne s’immerge en elle. « Quand mes pensées s’embrouillent, c’est comme si la forêt avait commencé à allonger en moi ses racines pour penser avec mon cerveau ses vieilles et éternelles pensées. » Porteur d’un message d’espoir vivifiant, Le Mur invisible ne se réduit pas au simple constat d’une féminité entravée, d’une société masculine hostile aux femmes, où la solitude témoigne d’un échec – marital, familial, social. Puisqu’en suivant étape par étape l’évolution de l’héroïne, le récit nous donne les clés pour franchir les barrières psychologiques qui nous entravent et se réapproprier ce qu’on abdique trop facilement : notre liberté. Ce chef-d’œuvre féministe, qui se double d’un plaidoyer écologique, rejoint d’office le cercle très fermé de mes lectures de chevet.

Je n’écris pas pour le seul plaisir d’écrire. M’obliger à écrire me semble le seul moyen de ne pas perdre la raison.

Il y avait longtemps que mes pensées avaient cessé, comme si mes soucis et mes souvenirs n’avaient plus rien de commun avec moi.

Je prenais conscience que tout ce que j’avais pensé ou fait dans le passé n’avait été qu’une imitation sans valeur. D’autres hommes avaient pensé et agi, avant moi et pour moi. Je n’avais eu qu’à suivre leur trace. Les heures passées sur le banc devant la cabane étaient la réalité, une expérience  que je faisais en personne et pourtant pas jusqu’au bout. Presque toujours les pensées étaient plus rapides que les yeux et falsifiaient l’image véritable. […] Depuis mon enfance, j’avais désappris à voir les choses avec mes propres yeux et j’avais oublié qu’un jour le monde avait été jeune, intact, très beau et terrible.

Dans le silence bruissant de la prairie, sous le ciel immense, il m’était presque impossible de rester un moi unique et séparé, une aveugle petite vie entêtée qui refusait de se fondre dans la grande communauté. Autrefois j’avais tiré toute ma fierté d’être une telle vie, mais sur l’alpage cette vie m’apparaissait misérable et ridicule, un néant bouffi d’orgueil. 

Une personne qui court n’a le temps de ne rien voir. […] C’est depuis que j’ai ralenti mes mouvements que la forêt pour moi est devenue vivante. Je ne veux pas dire que ce soit la seule façon de vivre, mais c’est certainement celle qui me convient le mieux. Et que n’a-t-il pas fallu qu’il se passe avant que je ne parvienne à la trouver.

Je plains les animaux  et les hommes parce qu’ils sont jetés dans la vie sans l’avoir voulu. Mais ce sont les hommes qui sont sans doute le plus à plaindre, parce qu’ils possèdent juste assez de raison pour lutter contre le cours naturel des choses.

Mon appréciation : 4,5/5

Date de parution : 1963. Poche aux Éditions Actes Sud dans la collection Babel, traduit de l’allemand par Liselotte Bodo et Jacqueline Chambon, 352 pages.

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