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Les cerfs-volants, Romain Gary : un dernier roman d’apprentissage, d’amour et de résistance

Ce qu’il y a d’affreux dans le nazisme, dit-on, c’est son côté inhumain. Oui. Mais il faut bien se rendre à l’évidence : ce côté inhumain fait partie de l’humain. Tant qu’on ne reconnaîtra pas que l’inhumanité est chose humaine, on restera dans le mensonge pieux.

En 1980, Romain Gary se suicide après avoir publié les Les cerfs-volants, concluant son œuvre comme il l’a commencée par un très grand roman sur la résistance. Sujet d’où jaillit sa foi inébranlable, bien que cyclique, oscillant entre des pics d’optimisme et des rechutes sceptiques en la nature humaine. Déjà dans Éducation européenne, premier roman éblouissant de maîtrise et gorgé d’humanité qui augurait de l’immense talent du romancier, se posait la question de la part d’allemand tapie en chacun de nous. Soit l’articulation entre le bien et mal. Notre part d’ombre et de lumière.

Les hommes se racontent des jolies histoires, et puis ils se font tuer pour elles, ils s’imaginent qu’ainsi le mythe se fera réalité… Il est tout près du désespoir, lui aussi. Il n’y a pas que les Allemands. Ça rôde partout, depuis toujours, autour de l’humanité… Dès que ça se rapproche trop, dès que ça pénètre en vous, l’homme se fait allemand… même s’il est un patriote polonais. La question est de savoir si l’homme est allemand ou non… s’il lui arrive seulement de l’être parfois.

Pourtant, trente-cinq ans après, alors que le 20e siècle a entériné l’effondrement moral de notre civilisation avec la Shoah, la Guerre froide, l’explosion des génocides et conflits armés, sa confiance en l’existence d’un groupe de partisans ou d’une figure providentielle capable de racheter le genre humain se maintient. Que ce soit dans la croisade écologique d’un Morel défendant les éléphants d’Afrique (Les racines du ciel), la figure du héros légendaire de la résistance polonaise Nadejda (Éducation européenne) ou dans le vol des cerfs-volants dans le ciel normand, l’allégorie est l’outil propre à Gary. L’idéalisme et l’humanisme, les deux traits dominants structurant la personnalité de ses héros. Et il en faut pour extirper les hommes de la fange dans laquelle ils se roulent épisodiquement. Le romancier penche résolument du côté de ceux qui distinguent dans le « grain de folie » l’« étincelle sacrée » et qui « à raison garder » préfère leur « raison de vivre ». En lui, brûle le feu sacré d’un espoir inextinguible. Cette droiture morale, reposant sur une pureté des sentiments, fait dire au lecteur que, sa vie durant, il aura conservé son âme d’enfant. Un regard naïf, généreux, poétique sur le monde qu’il inocule à ses personnages. Les rendant profondément vivants et touchants. L’amour, jamais avilissant, est un sentiment noble permettant de transcender la réalité, de s’élever. Il est inconditionnel et absolu. Comme peut l’expérimenter pour la première fois un adolescent de quinze ans, s’éprenant un été d’une jeune aristocrate polonaise, fantasque et rêveuse, pour ne plus l’oublier. L’énergie vitale pour résister à l’occupant allemand pendant quatre ans, lui sera insufflée par l’image de la jeune fille restée gravée dans son esprit.

Je continuais pourtant à puiser dans mon amour tout l’aveuglement qu’il faut pour croire à la sagesse des hommes, et mon oncle ne doutait pas une seconde de la paix, comme si son cœur pouvait à lui tout seul triomphait de l’histoire.

Orphelin et recueilli par son oncle Ambroise Fleury – « le Français qui ne savait pas désespérer », vétéran jamais remis de 14-18, revenu pacifiste et objecteur de conscience, célèbre dans son village de Cléry en Normandie en qualité de « maître des cerfs-volants », Ludo trouve sa place dans la galerie des héros magnifiques imaginés par Gary. La jeunesse, l’ardeur, la bravoure, les rêves, l’amour transcendant les classes sociales, les idéaux tenus à bout de fil, les Montaigne, Rousseau, Don Quichotte gonflés par le vent normand, les seconds rôles flamboyants, portent très haut ce roman d’apprentissage lumineux piqué d’un humour grinçant.

Je commençais cependant à m’éveiller à l’idée qu’il ne suffisait pas d’aimer mais qu’il fallait aussi apprendre à aimer […] il ne m’était jamais venu à l’esprit qu’aimer une femme pouvait être aussi un apprentissage de la liberté.

Pendant les années de guerre, Ludo apprendra à dompter sa jalousie pour son rival allemand Hans von Schwede, à aimer Lila Bronicki malgré les revers de l’Histoire acculant une jeune noble déchue à certains compromis :

j’aimais une femme avec tous ses malheurs, c’est tout […] – Elle reviendra. Il faudra beaucoup lui pardonner. Je ne savais pas s’il parlait de Lila ou de la France. – Ne la laisse pas tomber.

à adopter une vision non-manichéenne du monde, refusant les jugements hâtifs par trop expéditifs.

Le blanc et le noir, il y en a marre. Le gris, il n’y a que ça d’humain.

Jusqu’au bout, Romain Gary, qui n’a cessé de se réinventer en endossant de multiples identités : juif russe naturalisé français, résistant, aviateur de la France libre, diplomate à l’étranger, écrivain sous diverses noms de plume, faisant endosser à son petit-cousin Paul Pavlowitch la paternité de son double littéraire Emile Ajar, mystification qu’il ne sera levée qu’à son décès, double récipiendaire du prix Goncourt… aura défendu la nécessité de garder intacte une forme de naïveté propice à la créativité. Une sorte de marge de protection.

C’était la première fois que j’utilisais l’imagination comme arme de défense et rien ne devait m’être plus salutaire dans la vie. […] Rien ne vaut la peine d’être vécu qui n’est pas d’abord une œuvre d’imagination, ou alors la mer ne serait plus que de l’eau salée…

Le pendant sombre des Cerfs-volants réside dans un constat terrifiant formulé en d’autres termes par l’écrivain hongrois Imre Kertész, rescapé de la Shoah : « Auschwitz n’a pas été un accident de l’Histoire » mais la conclusion naturelle d’un processus de déshumanisation à l’œuvre dans les sociétés modernes. Gary n’étant pas nationaliste, il ne circonscrit pas le mal à un espace national. Celui-ci n’est pas plus allemand, que français, ou polonais, mais inhérent à l’être humain. Il a visage d’homme.

Plus tard, lorsque je pus penser, ce qui demeura au-delà de l’horreur, ce fut le souvenir de tous ces visages familiers que je connaissais depuis mon enfance : ce n’était pas des monstres. Et c’était bien cela qui était monstrueux.

Seule une sacrée dose de folie, à l’instar de l’obstination forcenée du chef étoilé Marcellin Duprat à défendre sa cuisine comme le dernier bastion de résistance français, et d’un Ambroise Fleury faisant voler l’étoile jaune en soutien aux enfants déportés de la Rafle du Vél d’Hiv ou un de Gaulle de papier au vu et au sus de l’occupant, peut l’empêcher de triompher.

Je salue la folie sacrée. La vôtre, celle de votre oncle Ambroise et celle de tous les autres jeunes Français de ce pays à qui la mémoire a fait perdre complètement la tête. Je suis heureux de constater que vous êtes nombreux à avoir retenu ce qui mérite de l’être dans notre vieil enseignement public obligatoire.

Mon appréciation : 4/5

Date de parution : 1980. Poche chez Folio, 384 pages.

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Les jours viennent et passent, Hemley Boum : de la guerre d’indépendance à Boko Haram, l’histoire du Cameroun sur 5 générations

 Il nous faudra encore mettre des mots sur la douleur, revenir sur nos erreurs, déchiffrer nos dérives, entendre notre colère et notre humiliation. Il nous faudra boire jusqu’à la lie la coupe de nos défaites et en accepter l’amertume. Il nous faudra comprendre le mal qui nous mutile pour espérer le vaincre et, enfin, trouver l’apaisement.

De la guerre d’indépendance, aux massacres en pays Bamilékés, à la corruption endémique gangrenant les institutions publiques, jusqu’au slogan #BringBackOurGirls, en soutien aux fillettes enlevées par la secte Boko Haram en 2014, Hemley Boum embrasse cinquante ans de l’histoire politique du Cameroun. Au chevet de sa mère malade, dont elle récolte les confessions, Abi tire le fil d’une fresque familiale chevauchant deux continents et cinq générations. Une lignée maudite de filles orphelines à la naissance, dont les mères, suscitant la convoitise des hommes, ont péri sous les coups d’un mari violent ou d’un amour obsédant. La condition féminine étant reléguée au dernier plan dans une société patriarcale vendue au plus offrant. Privée de débouchés, la jeunesse alimente un vivier de laissés-pour-compte acculés à deux types d’embrigadement : le Jihad ou l’exil en Occident. Max, fils d’Abi, élevé en France, né d’un mariage mixte, et son groupe d’amis restés au pays : Ismaël amoureux de la douce Jenny et Tina, au tempérament sulfureux, subiront de plein fouet la violence des événements, rendus vulnérables par les secrets de leurs parents. Lesquels rongés par la culpabilité de se savoir responsables des déchirements identitaires de leurs enfants, assisteront impuissants à leur endoctrinement. Comment les erreurs des parents infléchissent les trajectoires des enfants ? Comment anticiper des basculements que rien ne laissait présager ? Dans la veine d’Americanah de Chimamanda Ngozi Adichie, Hemley Boum questionne dans ce très beau roman la notion d’identité raciale. Illustrant à travers des portraits de femme fortes, luttant pour offrir à leurs enfants l’avenir dont elles ont été privées, la difficulté d’être mère et l’impossibilité de préserver ceux qu’on aime du cours inéluctable des événements.

Mon appréciation : 4/5

Date de parution : 2019. Grand format aux Éditions Gallimard, poche chez Folio, 416 pages.

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Éducation européenne, Romain Gary : un premier roman où éclatent toute la générosité, l’humanisme, la puissance narrative, de celui qui deviendra l’un des plus grands romanciers français !

L’Europe a toujours eu les meilleures et les plus belles Universités  du monde. C’est là que sont nées nos plus belles idées, celles qui ont inspiré nos plus grandes œuvres : les notions de liberté, de dignité humaine, de fraternité. Les Universités européennes ont été le berceau de la civilisation. Mais il y a aussi une autre éducation européenne, celle que nous recevons en ce moment : les pelletons d’exécution, l’esclavage, la torture, le viol – la destruction de tout ce qui rend la vie plus belle. C’est l’heure des ténèbres.

1945, l’Allemagne capitule, tandis qu’en librairie un premier roman, au titre évocateur, d’un auteur encore inconnu, juif russe ayant émigré en France à 14 ans, aviateur de la France libre, fait parler de lui. De son expérience de résistant, l’écrivain deux fois goncourisé tire le récit de survie d’un groupe de partisans polonais. Comme un pendant lumineux au crépusculaire Le Monde d’hier de l’écrivain autrichien Stefan Zweig, qui illustre avec la même lucidité l’échec européen, soit la déroute idéologique d’une civilisation éclairée, avant de se suicider en 1942. Année où, caché par son père dans la forêt, avant que ce dernier dans un geste de bravoure désespéré n’attaque une division de SS, le héros, Janek, un adolescent de quinze ans rejoint le maquis. Porté par une plume lyrique, des instants de grâce, un humour noir contant des épisodes tragiques vécus par des personnages incarnés, de chair et de sang, dans des pages magnifiques, Éducation européenne porte en germe les thèmes que Romain Gary ne cessera de développer par la suite : l’art comme refuge face à la barbarie, la dualité de la nature humaine, l’alternance d’ombres et de lumière, de courage et de lâcheté, une foi inaltérable en la bonté de l’être humain, affaiblie par le constat épisodique de sa médiocrité (cf le conseil du père à son fils page 3 « Méfie-toi des hommes »), que le sacrifice d’une minorité, d’où émerge la figure tutélaire de l’homme providentiel cristallisant en lui tous les espoirs d’un peuple, sauve in extremis de l’ignominie. Que ce soit ici, avec le Partisan Nadejda, un chef de guerre légendaire doué du don d’ubiquité, vu ici et là, attisant le soulèvement du ghetto de Varsovie, sur le front, faisant sauter des ponts et dérayer des trains, ou Morel dans Les racines du ciel, en croisade écologique pour sauver « l’honneur du nom d’homme » et les éléphants d’Afrique, Romain Gary créé « un véritable mythe d’invincibilité ». Défendant l’idée qu’un individu peut, par sa rectitude morale, tout changer. Qu’il en suffit d’un pour racheter l’humanité.

Je forme des vœux pour que la victoire si proche vous trouve tous unis fraternellement, et pour que vous trouviez en vous une force et un courage encore plus grands : ceux qu’il nous faudra pour vaincre sans opprimer à notre tour, et pour pardonner sans oublier. Signé : partisan Nadejda.

À l’instar du chef-d’œuvre qui consacrera son formidable talent de conteur, Éducation européenne possède une dimension symbolique forte, dévoilant les valeurs humanistes d’un homme refusant de céder aux sirènes du scepticisme et du nationalisme.

Éducation européenne, pour lui, ce sont les bombes, les massacres, les otages fusillés, les hommes obligés de vivre dans des trous, comme des bêtes… Mais moi, je relève le défi. On peut me dire tant qu’on voudra que la liberté, la dignité, l’honneur d’être un homme, tout ça, enfin, c’est seulement un conte de nourrice, un conte de fées pour lequel on se fait tuer. La vérité, c’est qu’il y a des moments dans l’histoire, des moments comme celui que nous vivons, où tout ce qui empêche l’homme de désespérer, tout ce qui lui permet de croire et de continuer à vivre, a besoin d’une cachette, d’un refuge. Ce refuge, parfois, c’est seulement une chanson, un poème, une musique, un livre. Je voudrais que mon livre soit un de ces refuges, qu’en l’ouvrant, après la guerre, quand tout sera fini, les hommes retrouve leur bien intact, qu’ils sachent qu’on a pu nous forcer à vivre comme des bêtes, mais qu’on n’a pas pu nous forcer à désespérer. Il n’y a pas d’art désespéré – le désespoir, c’est seulement un manque de talent.

– Tu aimes les Russes, toi ? – J’aime tous les peuples, dit Dobranski, mais je n’aime aucune nation. Je suis patriote, je ne suis pas nationaliste. – Quelle est la différence ? – Le patriotisme, c’est l’amour des siens. Le nationalisme, c’est la haine des autres.

Grand admirateur du général de Gaulle qu’il a rejoint à Londres, Romain Gary, croit en la nécessité en temps de crise d’une figure fédératrice. Conscient que la valeur d’une action ne réside pas dans le nombre, mais dans l’intention.

 – Et que feront-ils, nos amis, quand ils auront gagné la bataille ? – Ils feront un monde nouveau. – Nous ne pourrons pas les aider. Nous sommes trop petits. C’est dommage. – Ce n’est pas la taille qui compte, c’est le courage. – Comment sera-t-il ce monde nouveau ? – Il sera sans haine. – Il faudra tuer beaucoup de gens, alors… – Il faudra tuer beaucoup de gens. – Et la haine sera toujours là… Il y en aura encore plus qu’avant… – On ne les tuera pas, alors. On les guérira. On leur donnera à manger. On leur construira des maisons. On leur donnera de la musique et des livres. On leur apprendra la bonté. Ils ont appris la haine, ils peuvent bien apprendre la bonté.

Alors que la bataille de Stalingrad occupe le front de l’Est, sous moins quarante degrés, les résistants réfugiés dans la forêt de Wilejka, près de Wilno Vilnius), continuent coûte que coûte à lutter contre l’occupant, le froid, la faim et le désespoir. L’enjeu n’est pas tant la victoire des Alliés, qu’ils sont sûrs de voir triompher, que la conservation de leur dignité. Plus qu’un récit de guerre ou le constat pessimiste-amer d’une Europe des Lumières détournée de ses valeurs par la modernité, Éducation européenne est un roman de formation laissant éclater toute la générosité, la puissance narrative et le talent de celui qui deviendra l’un des plus grands romanciers français !

Mais à la fin, tout ce que cette fameuse éducation européenne vous apprend, c’est comment trouver le courage et de bonnes raisons, très valables, bien propres, pour tuer un homme qui ne vous a rien fait, et qui est assis là, sur la glace, avec ses patins en baissant la tête et en attendant que ça vienne.

Mon appréciation : 4,5/5

Date de parution : 1945. Poche chez Folio, 288 pages.

Article lié : #ChallengeGary 2024

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🏆 {Bilan 2023} : Mes meilleures lectures de l’année

Année du tour monde, de l’Interrail en Europe, 2023 a aussi été une formidable année littéraire Retour sur un TOP 5 de qualité réussissant mes deux auteurs contemporains préférés !

❤️ Ton absence n’est que ténèbres
de Jón Kalman Stefánsson

Suivant une construction à tiroirs parfaitement maîtrisée, Jón Kalman Stefánsson entrecroise les temporalités sur cinq générations, tissant ainsi une généalogie de la mélancolie. Sur 120 ans – à quelques modulations près – les destins de Guðríður, Jón, Skúli, Halldór et Eiríkur se répondent sur un même thème : les regrets. De n’avoir pas choisi « la boussole du cœur », d’avoir laissé filer – lâcheté ou responsabilité ? – l’être aimé. Par l’entremise d’un narrateur amnésique, prisonnier comme nous tous des abysses de la conscience, du doute, qu’il tente de dissiper en recollant les morceaux d’une histoire familiale fragmentée, l’auteur omniscient étudie avec acuité l’équilibre fragile de nos vies : les choix faits ayant pour corollaires les regrets – partir ou rester/aimer et trahir ou se retenir et passer à côté/haïr ou pardonner. Plus qu’une saga familiale nous transportant dans les fjords de l’ouest, Jón Kalman Stefánsson compose dans un style lyrique et hypnotique une éblouissante réflexion sur la transmission et la création.

🩵 Les racines du ciel de Romain Gary

Légende africaine, anarchiste, humanitaire misanthrope, idéaliste soupçonné d’officier en tant qu’agent double à la solde des Français, Morel, l’alter ego de Gary, a pris le maquis pour défendre les éléphants d’Afrique. Si au milieu du 20e siècle, le combat écologique en est encore à ses balbutiements, le choix des éléphants dans une région colonisée par l’homme blanc revêt un caractère symbolique. Suggérant une modernité fatiguée en quête d’exotisme pour se ressourcer. À l’instar de son héros magnifique, Romain Gary transcende sa misanthropie, faisant surgir du fond de l’ignominie une nouvelle espèce d’homme. Sa croisade écologique est une lutte « pour l’honneur du nom d’homme ». Épopée humanitaire doublée d’une critique de l’idéologie comme outil génocidaire, Les racines du ciel s’est révélé un chef-d’œuvre visionnaire. Un cri de résistance et un éloge de l’engagement contre la suprématie de l’Homme sur son environnement. Morel a ceci de prodigieux qu’il est animé par une foi contagieuse en la capacité de l’humanité à protéger cette marge de liberté et de dignité.

🩷 Apeirogon de Colum McCann

Histoire d’une amitié antinomique entre deux pères appartenant à des camps opposés : Rami Elhanan, israélien, juif, vivant à Jérusalem, membre du Cercle des parents, descendant d’un rescapé hongrois de la Shoah ayant émigré en Israël, beau-fils d’un ancien général idéaliste : socialiste, sioniste, démocrate, époux d’une intellectuelle engagée dénonçant avec virulence l’Occupation ; Bassam Aramin, palestinien, musulman, né dans une grotte d’Hébron, ayant purgé une peine de sept ans de prison pour activités terroristes, militant, co-fondateur des Combattants de la paix ayant rédigé son mémoire de maîtrise sur l’Holocauste, Apeirogon embrasse sans manichéisme, en l’incarnant magnifiquement, toute la complexité du conflit israélo-palestinien.

💜 Stupeur de Zeruya Shalev

Pour la première fois – et c’est pour moi, ce qui fait de Stupeur son roman le plus abouti, l’autrice israélienne étudie la cellule intime eu égard à la situation politique du pays : la création de l’État d’Israël, les dissensions internes entre le Yishouv et les groupuscules terroristes tels que le Lehi, l’Irgoun ou la Haganah, la légitimité de leur combat, les séquelles psychologiques du service militaire, la guerre comme état permanent, la récupération par des politiques corrompus d’un idéal travesti, l’échec d’une alliance avec les populations arabes et ses répercussions : terreau d’un conflit qui perdure encore aujourd’hui. Et par là, la transmission d’une culpabilité des parents aux enfants, qui fuyant cette violence systémique se tournent vers la religion. Un face-à-face magistral entre deux femmes, l’histoire d’Israël à la jonction de leur vie !

💛 Les enfants Oppermann
de Lion Feuchtwanger

Membre de l’intelligentsia allemande exilé en France, Lion Feuchtwanger publie en 1933 la chronique d’une famille juive bourgeoise berlinoise installée en Allemagne depuis des générations, qui assiste incrédule à l’anéantissement de l’esprit allemand. Ce témoignage édifiant est un texte exceptionnel à portée universelle. Un matériau de première main pour qui veut comprendre comment une civilisation éclairée – patrie de Freud et de Goethe, par inertie, sentimentalisme national, intérêts particuliers, se retrouve gagnée par la cécité. Comment chaque concession sape l’intégrité morale, contribue à s’aliéner, à se parjurer en réfutant une réalité ne se conformant pas à la dialectique historique enseignée par le parti dominant : l’idéologie raciale nazie.

Ex æquo

💛 L’homme de Kiev de Bernard Malamud

À l’instar d’Albert Camus, Bernard Malamud imagine un héros révolté face à l’absurdité de la condition humaine. Résistance passive se traduisant par le simple fait d’exister. Accusation montée de toutes pièces, preuves falsifiées, persécution, emprisonnement sans jugement, tortures… L’arbitraire et la négation du Droit, confèrent à L’homme de Kiev une dimension universelle. En décortiquant le processus de discrimination, qui déshumanise puisque transforme une sentence individuelle en un châtiment collectif, donc impersonnel, Bernard Malamud transcende son sujet. Hasard et Histoire scellent le destin d’un homme innocent. Seul son refus de collaborer en endossant la culpabilité d’un crime qu’il n’a pas commis permet à Yakov Bok de conserver sa dignité. Lauréat du prix Pulitzer 1967 et du National Book Award, L’homme de Kiev est un plaidoyer humaniste, un monument de la littérature américaine par l’un de ses maîtres.

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À propos d’amour, Bell Hooks : un essai féministe de vulgarisation pour (ré)apprendre à (s’)aimer

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Apprendre à être seul.e est essentiel à l’art d’aimer. Lorsque l’on apprécie la solitude, on apprécie la compagnie des autres sans les utiliser pour échapper à soi-même.

Gloria Jean Watkins – plus connue sous le nom de plume Bell Hooks (1952-2021) – est une des grandes figures du féminisme. Universitaire et théoricienne du Black Feminism, l’autrice afro-américaine née au milieu du 20e siècle propose une réflexion sur le concept d’amour basée sur ses propres observations. Élevée dans une famille dysfonctionnelle, ayant par mimétisme reproduit dans ses relations intimes avec les hommes des schémas vécus dans l’enfance, Bell Hooks tire de son expérience personnelle un essai de vulgarisation sur un sujet autour duquel tout le monde gravite, mais qui reste pourtant inexplicablement exclu de la théorie politique. Mettant à jour l’articulation étroite qui existe entre la sphère intime et politique, l’autrice expose comment le capitalisme, via le patriarcat, a structuré notre façon d’aimer. La restriction de la famille au noyau nucléaire – parents/enfants – a renforcé les rapports de codépendance et la figure autoritaire du père :

Capitalisme & patriarcat : l'échec d'un modèle

Le fait de substituer à la communauté familiale une plus petite unité privée autocratique maximise l’aliénation et facilite les abus de pouvoir. […] Dans notre culture, s’il y a une sphère de pouvoir institutionnalisé qui peut facilement dégénérer vers l’autocratie et le fascisme, c’est bien la vie privée de la famille.

L’échec de ce modèle a beau être depuis longtemps entériné, il reste la norme représentée. Un idéal à atteindre, aussi utopique que l’amour romantique, nous conduisant à cristalliser sur un autre que soi des attentes démesurées, tout en s’engageant souvent dans une relation asymétrique, une mystification, où est mise en avant la meilleure version de soi-même, de peur que la vulnérabilité passe pour une marque de fragilité. Cette répétition de schémas – fruit d’une socialisation sexiste – entérine des croyances malsaines, fragilisant l’estime de soi.

Parmi les gens qui cherchent l’amour nombreux sont ceux qui ont appris dans leur enfance à se sentir indignes, à croire que personne ne pourra les aimer tels qu’ils sont vraiment ; par conséquent, ces gens se construisent un faux moi. Dans leur vie adulte, ils rencontrent des personnes qui tombent amoureuses de leur faux moi. Mais cet amour ne dure pas. À un moment donné, le vrai soi se laisse entrevoir et la déception se produit. Rejetés par la personne avec qui ils ont choisi d’avoir une relation amoureuse, ces gens voient se confirmer le message reçu dans leur enfance : personne n’est susceptible de les aimer tels qu’ils sont vraiment.

Les vertus de la solitude

La solitude offre un cadre idéal pour se débarrasser du faux moi, qui fait office de membrane protectrice entre nous et l’extérieur :

Si l’isolement est pénible, la solitude est paisible. L’isolement nous pousse à nous accrocher aux autres en désespoir de cause, alors que la solitude nous permet de respecter chacun dans sa singularité et produit de la communauté.

Cathexis : confondre désir & amour

Symptomatique d’un rapport altéré à autrui, la substitution de la romance à l’amour – visant à entretenir des fantasmes, semble aussi répandue que la confusion entre « Cathexis » et amour. Défini par Freud comme un investissement libidinal, le fait de « cathecter » une personne consiste à investir en elle des sentiments ou des émotions. L’attirance, le désir pour l’autre, prémices – ou pas, d’ailleurs – d’une relation amoureuse, ne peut en aucun cas en être le fondement. Cette association simpliste entre désir et amour, Bell Hooks la dissipe en revenant à une définition claire du terme lui-même. Aimer et être aimé, qu’est-ce que c’est ? Bien qu’inégal sous certains aspects, l’essai prend ici tout son intérêt. Le premier chapitre s’ouvre sur une tentative plutôt réussie de circonscrire un terme galvaudé associé au fantasme d’une émotion instinctive, d’une reconnaissance entre deux âmes sœurs, faisant le jeu de la complémentarité et donc de la codépendance. Une personne célibataire, étant par nature incomplète selon les représentations normées de la société, se doit de chercher sa moitié.

De l'importance d'une définition claire de l'amour

La définition formulée par M. Scott Peck selon laquelle l’amour serait :

la volonté de s’étendre soi-même dans le but de nourrir sa propre croissance spirituelle ou celle d’autrui ; [par spirituel, il faut entendre : ] cette couche fondamentale de notre réalité, où l’esprit, le corps et l’âme ne font qu’un 

invalide cette affirmation. L’amour n’est pas une évidence, une fatalité à laquelle on ne pourrait se soustraire, qui nous tombe dessus comme on tomberait d’une chaise ; au contraire, Bell Hooks introduit la dimension de volonté. Donc d’une responsabilité à l’égard de l’être aimé. La jalousie, la violence, l’humiliation… longtemps associés dans l’imaginaire collectif – la culture populaire ayant contribué à fixer dans nos esprits en la banalisant la dynamique des relations toxiques (Blair et Chuck dans Gossip Girl, Carrie et Mr. Big dans Sex & the City, Rachel et Ross dans Friends, et le phénomène de la Dark romance je n’en parle même pas) – à des débordements inhérents à la passion, n’entrent pas dans cette définition. Ces dérives apparaissent davantage comme le produit d’une société capitaliste reposant sur des rapports de domination, genrés, que l’on a intégrés.

Parce qu’on nous apprend des définitions erronées de l’amour dans notre jeunesse, il nous est difficile d’en faire preuve en grandissant.

L'amour : un sentiment subi ou un acte choisi ?

Pour aimer vraiment, nous devons apprendre à mélanger plusieurs ingrédients : soins, affection, reconnaissance, respect, engagement et confiance, ainsi qu’une communication honnête et ouverte.

Combien de couples, de familles, d’amitiés reposent réellement sur ces piliers ? En cherchant à adopter une ligne de conduite alignée sur ces valeurs, l’amour dépasse largement le cadre de la simple attirance réciproque, pour se penser en terme d’action, plutôt que comme un sentiment. Un des mythes à déboulonner est cette idée que l’amour et la maltraitance, ainsi que la négligence, peuvent coexister. Si les violences domestiques sont unanimement réprouvées, le terrorisme psychologique persiste, empruntant des formes détournées. Le mensonge, qui « est un moyen pour les hommes de se défouler et d’exprimer la rage constante qu’ils éprouvent à voir échouer la promesse de l’amour », donc de reprendre le contrôle, fragilise le lien de confiance, sapant toute relation basée sur la réciprocité.

Comment (ré)apprendre à (s')aimer

Auscultant les rouages sociétaux nous empêchant d’aimer véritablement, Bell Hooks met aussi l’accent sur la nécessité d’un travail à l’échelle individuelle de restauration d’une estime de soi entamée par une socialisation négative. Dispensant des exemples concrets relatifs à son propre cheminement, l’autrice féministe ancre sa pensée dans le mouvement, donnant à son lecteur les outils pour réapprendre à (s’)aimer. Une démarche s’appuyant sur le concept de réflexivité, invitant à unir nos actes à notre pensée.

Le fait de s’engager dans une éthique de l’amour transforme nos vies en nous donnant la possibilité de vivre selon un système de valeurs différent.

Le nihilisme ne se vainc pas par des arguments ou des analyses, il se dompte par l’amour et l’attention. Toute maladie de l’âme doit être vaincue par un revirement de l’âme. Ce revirement se fait par l’affirmation de sa propre valeur, une affirmation alimentée par la sollicitude des autres.

Adopter une éthique de l’amour, c’est intégrer toutes les dimensions de l’amour – soin, engagement, confiance, responsabilité, respect et connaissance. La seule façon d’y parvenir est de cultiver notre conscience. Avoir conscience du monde qui nous entoure nous permet d’examiner nos propres actions d’un œil critique et de nous rendre compte de ce dont on a besoin pour prendre soin d’autrui, faire preuve de responsabilité, de respect et manifester sa volonté d’apprendre. […] La pratique de la vie consciente consiste à faire preuve d’esprit critique vis-à-vis de soi-même et du monde dans lequel on vit, c’est poser des questions fondamentales comme qui, quoi, quand, où et pourquoi.

Formuler des choix en accord avec son éthique personnelle est un moyen de tenir à distance les voix négatives qui nous handicapent. De faire taire le censeur intérieur ou extérieur qui juge nos comportements, « se livrant à une critique négative sans fin ».

On peut s’offrir à soi-même un amour inconditionnel, qui sert de fondement à l’acceptation et l’affirmation de soi dans la durée. Lorsqu’on se fait ce cadeau précieux, on est alors en mesure de tendre la main aux autres à partir d’un état d’épanouissement et non d’un état de manque.

S'engager moralement...

En posant les bases d’une éthique de l’amour, la théoricienne afro-américaine renouvelle sa croyance, sa foi même, en l’amour véritable. Qui suppose non seulement d’opérer selon un système de valeurs différent, donc un effort de conscientisation et d’action, de s’engager moralement :

Ces citoyen.nes ont peur d’agir en fonction de ce en quoi ils et elles croient, car cela impliquerait de remettre en question le statu quo conservateur. Le fait de refuser de se battre pour ce en quoi l’on croit fragilise la moralité et l’éthique individuelles, mais aussi culturelles.

...et résister à la tentation de la cupidité pour vaincre l'état psychologique de manque permanent

; mais aussi de vivre simplement. Si l’état psychologique de manque permanent est le socle du système capitaliste, la consommation ayant pour fonction de pallier des carences affectives, prendre le contre-pied requière de résister à la tentation de la cupidité.

Lorsqu’on apprécie le fait de retarder la satisfaction, lorsque l’on assume la responsabilité de ses actes, on simplifie son univers affectif. Dans une vie simple, il est simple d’aimer. Faire le choix de vivre simplement améliore forcément notre capacité à aimer. C’est en affirmant quotidiennement ses liens avec une communauté mondiale qu’on apprend à faire preuve de compassion. 

Empruntant à des théories sociologiques et philosophiques des concepts simples, relevant du bon sens, À propos d’amour est une bonne porte d’entrée dans l’œuvre de Bell Hooks et une base sur laquelle commencer à repenser notre manière d’aimer.

Mon appréciation : 3,5/5

Date de parution : 2000. Grand format aux Éditions Divergences, traduit de l’anglais (États-Unis) par Alex Taillard et Florence Zheng, 240 pages.

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Gorge d’or, Anni Kytömäki : une fresque écologique et politique ambitieuse retraçant le destin d’une famille d’exploitants forestiers finlandais

« Le plus fort est en fin de compte celui qui pèse le plus lourd, car l’univers est régi par la loi de la gravitation. Tout ce qui est léger est transitoire et se projette en rêve dans le néant. » Dans l’entre-deux-guerres en Finlande, dominent : la cupidité du père d’Erik Stenfors, qui sillonne le pays pour transformer les forêts en bois de chauffage, le sentiment nationaliste, la haine des Rouges, la tentation fasciste, la force coercitive du nombre et son corollaire la peur de sortir du rang. L’émergence d’un capitalisme étatique après la rupture idéologique du pays avec son voisin bolchevique. Face à ces bouleversements, la dissidence incarnée par une militante ouvrière, l’amour d’un père interné par les autorités pour sa fille orpheline confiée à l’assistance publique, la beauté intacte d’une nature inviolée en sursis, les légendes sylvestres… La fragilité si délicate des destins individuels écrasés par la toute-puissance du système. À l’instar du premier roman de Michael ChristieLorsque le dernier arbre, Gorge d’or d’Anni Kytömäki est une saga familiale dense et ambitieuse, portée par le désir d’émancipation des héritiers d’exploitants forestiers. Une fresque écologique et politique retraçant le combat déloyal d’individus maintenus sous tutelle par la société. Le fatalisme de ce roman contemplatif, découlant de l’âpreté de la vie solitaire dans les régions isolées de Finlande est adouci par le réalisme magique instillé par Anni Kytömäki, dont la plume poétique brouille la frontière entre le monde des rêves et la réalité. Comme s’ils en étaient une extension, les émotions d’Erik, Lidia, leur fille Malla et Joel l’homme des bois, vibrent au diapason de la forêt. Le talent de l’autrice culminant dans un très beau portrait de femme révoltée et une histoire d’amour tragique dont le dénouement inattendu fend le cœur. « Il ne peut ni aller seul très loin ou dans la forêt, ni marcher dehors dans la douce nuit d’été. Le silence détacherait de trop grosses échardes du tronc qui a poussé en lui au fil des ans et lui maintient les pieds sur terre, et laisserait au gouffre noir la place de s’ouvrir, sans qu’aucune racine puisse l’en protéger. »

Mon appréciation : 4/5

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Seul dans Berlin, Hans Fallada : le grand roman de la résistance allemande {#chefdœuvre}

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« Mais Quangel ! Est-ce que vous aimez vraiment mieux vivre pour une cause injuste que mourir pour une cause juste ? Vous savez bien qu’il n’y a pas le choix, ni pour vous ni pour moi. C’est parce que nous sommes comme nous sommes que nous devions prendre ce chemin. » Inspiré de l’histoire vraie d’un couple d’ouvriers arrêté et exécuté par la Gestapo pour haute trahison, Seul dans Berlin est un monument de la littérature. Le grand roman de la résistance allemande, à la fois romanesque, tout en nuances, sombre, drôle par moments dans la manière grotesque avec laquelle Hans Fallada croque l’élite politique de son pays – l’Obergruppenführer aboie et souffle dans les bronches de ses subordonnés, le président de tribunal se fait procureur, la délation empoisonne le pays asphyxié par un climat de peur, révélant les plus vils instincts et ruisselant du haut de la pyramide jusqu’aux fanges de la société, là où grouillent les mouchards avides d’argent et d’un sentiment d’importance qui leur avait été jusqu’alors refusée. En 1940, à Berlin, sous le IIIe Reich, alors que la France vient de capituler, « une moitié du peuple enferme l’autre, cela ne pourra plus durer très longtemps ». Dynamique qui se réplique Rue Jablonski, dans l’immeuble où cohabitent une vieille femme juive Frau Rosenthal, dont le mari a été déporté ; les rejetons Persicke qui gravissent à grandes enjambées les échelons du parti ; Otto et Anna Quangle, anciens partisans du régime entrés dans la clandestinité, qui chaque dimanche écrivent avec assiduité des tracts antinazis sous forme de cartes postales qu’ils disséminent dans les cages d’escalier des immeubles berlinois ; et, Herr Fromm, un homme juste, ancien juge à la cour d’appel. Cet échantillon des comportements humains au sein d’un état totalitaire a une valeur quasi sociologique. À tort, on pourrait croire que le déclencheur de la révolte est de nature idéologique, ce que Hans Fallada nie en lui faisant prendre racine dans la sphère intime de ses personnages. Dans un événement tragique faisant dévier leur trajectoire de citoyens moyens du Reich. Les yeux des époux Quangel se dessillent après l’annonce de la mort de leur fils sur le front, de même l’inspecteur Eschrich – fin limier de la Gestapo chargé de l’opération « Oiseau de malheur » – humilié par sa hiérarchie prend conscience de sa vulnérabilité, et Hete Häberle, nourrit une haine farouche envers les SS suite à l’arrestation de son mari pour activités communistes. Si chacun de ces individus, ne présentant aucune prédisposition à la rébellion, n’avait pas été touché si intimement, aurait-il pris la mesure du monde dans lequel il vivait ? Autrement dit, quel degré de soumission et d’avilissement l’être humain peut-il tolérer avant que sa lâcheté ne finisse par le dégoûter ? La force de ce pavé historique écrit en à peine quatre semaines à Berlin-Est en 1947, et publié après le décès de l’auteur, réside autant dans la réhabilitation d’une partie de la population allemande ayant refusé de collaborer, que dans la chasse à l’homme engagée par la fine fleur de la police secrète – deux ans à observer de hauts fonctionnaires(-tortionnaires) d’Hitler se casser le nez – pour débusquer un couple ordinaire au courage extraordinaire. L’acte de résister, sa justification, n’est pas à chercher dans le nombre des adeptes convertis, son efficacité à court terme, mais plus justement dans ce que cet acte contribue à conserver intacte notre dignité. La droiture morale fonde sa légitimité. D’où l’utilité d’une petite résistance à la mesure de ceux qui l’ont engagée. Les mots de Primo Levi rendent justice au chef-d’œuvre de Fallada, oublié dans les caisses de la RDA pendant 60 ans : « l’un des plus beaux livres sur la résistance allemande antinazie ».

Elle comprit aussitôt qu’avec cette première phrase il avait déclaré la guerre, aujourd’hui et pour toujours, et elle sentit aussi obscurément ce que cela signifiait : la guerre entre eux d’un côté, les pauvres et insignifiants petits ouvriers, qui à cause d’un mot pouvaient être éliminés pour toujours, et de l’autre le Führer, le parti, ce monstrueux appareil avec tous ses pouvoirs et son éclat, et les trois quarts, oui, les quatre cinquièmes même de tout le peuple allemand derrière eux. Et tous les deux ici, dans cette petite pièce de la rue Jablonski, tous les deux tout seuls !

Malgré tout vous avez résisté au mal. […] – Oui, et puis on va nous ôter la vie, et à quoi est-ce que ça aura servi de résister, alors ? – À nous – ça nous aura beaucoup servi, parce que nous aurons pu nous considérer comme des personnes convenables jusqu’à notre mort. Et ça aura servi plus encore au peuple tout entier, qui sera sauvé à cause des justes comme il est dit dans la Bible. Vous voyez, Quangel, cela aurait été bien sûr cent fois mieux s’il y avait eu un homme pour dire : vous devez agir ainsi et ainsi, notre plan c’est ça et ça. Mais s’il y avait eu un homme pareil en Allemagne, alors nous n’en serions jamais arrivés à 1933. Et donc nous avons tous été obligés d’agir chacun tout seul, pour soi, et c’est tout seuls que nous sommes enfermés, et c’est tout seuls que nous devrons mourir. Mais ce n’est pas pour autant que nous sommes seuls, Quangel, ce n’est pas pour autant que nous mourrons en vain. Rien n’arrive en vain dans ce monde, et puisque nous luttons contre la violence brutale, pour la justice, alors nous serons tout de même les vainqueurs à la fin.

Histoire du livre

Fruit d’une commande passée par la RDA à l’écrivain allemande Hans Fallada, Seul dans Berlin a été écrit en quelques semaines seulement. Le destin rocambolesque du roman est à la mesure de la vie mouvementée de son auteur. Le manuscrit original a été censuré, des détails sur les personnages remaniés. In fine, cet immense roman a été oublié de nombreuses années et réédité en allemand en 2011, puis repéré par les Éditions Denoël, qui ont racheté les droits pour une bouchée de pain. Incroyable ! C’est ce qui s’appelle avoir du flair.

Mon appréciation : 4,5/5

Date de parution : 1947. Nouvelle édition intégrale en grand format aux Éditions Denoël, poche chez Folio, traduit de l’allemand par Laurence Courtois, 768 pages.

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Être sans destin, Imre Kertész : « une œuvre qui dresse l’expérience fragile de l’individu contre l’arbitraire barbare de l’histoire » {Prix Nobel de littérature 2002}

« Moi aussi, j’ai vécu un destin donné. Ce n’était pas mon destin, mais c’est moi qui l’ai vécu jusqu’au bout, […] désormais je devais en faire quelque chose, il fallait l’adapter à quelque chose, maintenant, je pouvais ne pas m’accommoder de l’idée que ce n’était qu’une erreur, un accident, une espèce de dérapage, ou que peut-être rien ne s’était passé. » Les camps de concentration : une anomalie de l’Histoire, un événement isolé, ou l’aboutissement « naturel » du processus de déliquescence d’une civilisation sur le déclin, soit une manifestation révélant les abîmes de l’âme humaine ? L’écrivain hongrois Imre Kertész (1929-2016), qui relate dans ce roman autobiographique bouleversant – premier volet de sa trilogie Vivre sans destin – sa déportation en 1944 à Auschwitz, son transfert à Buchenwald, le quotidien au sein du camp, puis sa libération un an plus tard, privilégie la seconde option. En 1944, 430 000 Juifs sont raflés et envoyés en un temps record, 8 semaines, vers les camps de la mort, dans le cadre de l’accélération de la mise en œuvre de la Solution finale après l’invasion de la Hongrie par l’Allemagne nazie  (à Auschwitz, un tiers des Juifs exterminés étaient hongrois). Imre Kertész, né à Budapest dans une famille de la bourgeoisie juive, est l’un d’eux. De sa confrontation avec l’horreur de la Shoah, l’adolescent de 14 ans en tire une leçon : le mal est inhérent au monde, son principe structurant, la norme et non l’exception. Ce qui pose bien évidemment la question épineuse d’une possible répétition, et celle irrésolue à la fin du récit de la faute. Qui est innocent et qui est coupable ? Une victime peut-elle être reconnue coupable du seul fait d’avoir consentie à ses conditions de réclusion ? La population de ne pas s’être révoltée ? Le bourreau d’avoir accepter de se plier aux ordres sans les contester ? Cette réflexion sur la nature et l’origine du mal ne cessera de le hanter et d’habiter ses romans. Puisque l’expérience concentrationnaire aura non seulement modulé sa vie, mais aussi façonné son œuvre littéraire. En cela, Kadddish pour l’enfant qui na naitra pas – qui clôt le triptyque – éclaire son refus de paternité au regard du traumatisme que l’Holocauste a été. De tous les écrits des camps que j’ai lus, le témoignage d’Imre Kertész a ceci de profondément choquant – aussi dérangeant certainement qu’a pu l’être le concept philosophique de « banalité du mal » développé par Hannah Arendt en 1963, qu’avec un détachement contrastant avec l’horreur des faits relatés, sur un ton légèrement distant à hauteur d’adolescent, il édicte un constat terrifiant : le temps est une variable d’ajustement. Dit autrement, du fait de l’écoulement immuable du temps, du quotidien, de la répétition de taches identiques, de l’organisation millimétrée des journées, même dans un camp de concentration, l’homme est capable de s’adapter. Plus révoltant encore, d’en apprécier certains aspects. // « Tout le monde me pose des questions à propos des vicissitudes, des « horreurs » : pourtant en ce qui me concerne, c’est peut-être ce sentiment-là qui restera le plus mémorable. Oui, c’est de cela, du bonheur des camps de concentration, que je devrais parler la prochaine fois, qu’on me posera des questions. » « Oui, dans un certain sens, là-bas, la vie était plus clair et plus simple. »// Si le processus de rationalisation dans un régime totalitaire, en déshumanisant, enclenche une révision des valeurs morales, se traduisant par une banalisation du mal, sur ce terrain les réflexions d’Imre Kertész croisent celle d’Hannah Arendt en montrant par son expérience personnelle, qu’il concourt également à normaliser une situation où les valeurs ont été inversées. À relativiser l’horreur absolue. //« – Le temps. – Comment ça, le temps ? – Je veux dire que le temps, ça aide. – Ça aide…? À quoi ? – À tout. »// Confronté à une nouvelle réalité vertigineuse, l’esprit pour ne pas sombrer dans la folie, la trafique, se ment. //« Si les choses ne se passaient pas dans cet ordre, si toute la connaissance nous tombait irrémédiablement dessus, sur place, il est possible qu’alors ni notre tête ni notre cœur ne pourraient le supporter. »// Appréhender de manière « naturelle » une situation exceptionnelle, devient, dès lors, la condition de la survie psychique du déporté. //« Il n’y a aucune absurdité que l’on ne puisse vivre tout naturellement. »// Il faudrait accepter d’être dépossédé de son destin, au nom d’une idéologie ou d’une cause supérieure (le bien collectif, la pureté de la race, l’hubris des dirigeants…), tout en le vivant obstinément. //« Je vais continuer à vivre ma vie invivable. »// Imre Kertész a cohabité 71 ans avec cette contradiction, qu’il a magnifiquement développée dans ses écrits, lui valant le prix Nobel de littérature en 2002 : « pour une œuvre qui dresse l’expérience fragile de l’individu contre l’arbitraire barbare de l’histoire. » Puisqu’au creux de ses écrits se dessine une question existentielle : sommes-nous maîtres de notre destin ? Prises entre les feux croisés des idéologies – nazie puis communiste au 20e siècle, quelle place reste-t-il aux trajectoires individuelles ? L’homme évoluerait in fine dans un espace limité, régit par des forces politiques extérieures, avec l’illusion de disposer des pleines potentialités d’un destin qui ne lui a été que « donné ». // « On ne pouvait jamais commencer une nouvelle vie, on ne peut que poursuivre l’ancienne. »// Être sans destin est le fruit de 13 années à chercher comment trouver le ton juste pour exprimer l’indicible. Le résultat est un texte absolument indispensable, rendu lumineux par le désir de vivre de son auteur, revenu d’entre les morts, soulevant des questionnements intellectuels et philosophiques capitales avec une honnêteté déconcertante et une profondeur éblouissante.

 

Prix Nobel de littérature 2002 – Communiqué de presse

Imre Kertész

Le prix Nobel de littérature pour l’année 2002 est attribué à l’écrivain hongrois Imre Kertész

« pour une œuvre qui dresse l’expérience fragile de l’individu contre l’arbitraire barbare de l’histoire. »

L’œuvre d’Imre Kertész examine si la possibilité de vie et de pensée individuelles existe encore à une époque où les hommes se sont subordonnés presque totalement au pouvoir politique. Son œuvre revient continuellement sur l’événement déterminant de sa vie : le séjour à Auschwitz où il fut déporté adolescent lors des persécutions nazies des Juifs hongrois. Pour l’écrivain, Auschwitz ne constitue pas un cas d’exception, tel un corps étranger qui se trouverait à l’extérieur de l’histoire normale du monde occidental, mais bien l’illustration de l’ultime vérité sur la dégradation de l’homme dans la vie moderne.

Mon appréciation : 4,5/5

Date de parution : 1975. Grand format aux Éditions Actes Sud, poche dans la collection Babel, traduit du hongrois par Charles Zaremba et Natalia Zaremba-Huzsvai, 368 pages.

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{Le tour des librairies} : Prélude, la Librairie française de Budapest #Hongrie 🇭🇺

En tant que lecteur.ice, on a tou.te.s nos petites obsessions. Un domaine (français, étranger), genre (littérature blanche, polar, SF, essai…) de prédilection. En cela, la littérature de la Mitteleuropa exerce sur moi une véritable fascination. Profondément enracinée au cœur de l’Europe, elle témoigne – sous une forme quasi testamentaire – de la nostalgie d’un âge d’or (Le monde d’hier de Stefan Zweig), de la décadence d’une civilisation éclairée, cosmopolite, et ouverte sur le monde, de l’existence d’un microcosme disparu : le Yiddishland – espace linguistique englobant des pays d’Europe de l’Est et réunissant les communautés ashkénazes (La famille Moskat d’Isaac Bashevis Singer). Un monde intellectuel et culturel bouillonnant englouti sous la folie des idéologies du 20e siècle : nazie, puis communiste, visant à la négation systématique de l’individu. Par son exclusion de l’humanité ou sa dissolution dans un tout. Du mince interstice que les voix dissidentes ont creusé, émerge fébrilement celle de quelques grands romanciers s’efforçant de redonner des contours nets aux silhouettes floues prises entre les feux croisés des totalitarismes. La littérature s’affirme alors comme le dernier espace de liberté. Une enclave où l’individu triomphe d’un système coercitif visant l’annihilation de la pensée, l’étouffement de l’esprit critique. Un champ de bataille et un refuge. Un outil contestataire essentiel face à l’absurdité du monde (Le procès de Franz Kafka, L’homme de Kiev de Bernard Malamud). Si le 20e siècle a révélé toute la noirceur de l’âme humaine, l’échec de l’homme moderne que la société a dépouillé de son humanité (La mort est mon métier de Robert Merle), des figures de l’ombre se sont aussi distinguées. Porteuses d’un humanisme indéfectible, leur seule présence attestant de la possibilité de faire émerger des ténèbres la lumière. L’espoir tenace d’un monde meilleur. La foi en l’humanité. Revenu d’entre les morts, le prix Nobel de littérature 2002 : Imre Kertész est de ceux-là. Contrairement – comme il le soulignait avec ironie – à ses contemporains qui se sont suicidés après avoir survécu et écrit sur les camps (Primo Lévi), lui a choisi la vie.

(Extrait d’un article de Florence Noiville dans Le Monde)

Parce que vivre était synonyme de créer et que créer était transformer la matière la plus abjecte de l’humain en quelque chose de fortifiant, d’éclairant et d’intemporel, la littérature. Faire du sens avec du non-sens. L’art comme réponse. Recours et secours à la fois.

Et bien que je m’étais promis de ne pas ajouter ne serait-ce qu’un seul livre aux 18 qui déjà alourdissaient mon sac à dos pendant ce tour d’Europe de deux mois en train, face aux arguments de Franck Mercier, officiant à la @prelude librairie française de Budapest, je n’ai pas pu résister. Tant qu’à craquer après un long moment à échanger (j’ai d’ailleurs réussi à placer La huitième vie commandée suite à mon passage) – j’ai l’excuse du birthday alone à l’étranger – je suis repartie avec trois excellents ouvrages éclairant la société hongroise. Parmi toutes les librairies visitées à l’étranger, la librairie française de Budapest, est résolument une de mes préférées. Un lieu de perdition proposant une sélection très fine d’une rare qualité que ce soit dans le domaine hongrois, français ou étranger. Un écrin sur les rives du Danube que je vous invite à visiter si vous êtes de passage en Hongrie.

📚 Les 3 romans pour lesquels j'ai craqué

Domaine hongrois : sélection & conseils de libraires

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Sándor Márai (1900-1989)

Élevé dans une famille bourgeoise au début du 20e siècle dans le royaume de Hongrie, alors rattaché à l’empire austro-hongrois, Sándor Márai incarne par ses écrits la nostalgie d’un âge d’or révolu. Son œuvre ausculte les passions humaines, avec pour thème de prédilection : l’exil. Déracinement, qu’il a lui-même connu, contraint de fuir l’Europe centrale face à la menace communiste. Souvent comparé à son homologue autrichien Stefan Zweig, il est l’une des plus grandes voix européennes.

Ses ouvrages les plus connus : Les braises (1942), L’héritage d’Esther (1939), Les Confessions d’un bourgeois (1934)

Magda Szabó (1917-2007)

Née dans une famille protestante de la bourgeoisie hongroise, Magda Szabó est victime de la censure du régime communiste dans les années cinquante. Son œuvre reflète les tourments politiques de son pays en s’attachant à décortiquer les relations entre les êtres, notamment par le biais de figures féminines : jalousie, remords, dépendance…

Ses ouvrages les plus connus : La porte (1987) publié en France en 2003 il a reçu le Prix Femina étranger & été élu meilleur livre de l’année 2015 par le New York Times, Le faon (1959), Abigail (1970)

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La Mitteleuropa : qu'est-ce que c'est ?

Ne faisant référence à aucune réalité géographique tangible, le concept de « Mitteleuropa » (littéralement : Europe du milieu) est une création culturelle logée au cœur de l’Europe centrale, censée regrouper les nations appartenant à l’ancien l’empire austro-hongrois avant qu’il ne se délite suite à la Première Guerre mondiale. Soit un ensemble de peuples de langue allemande partageant une identité culturelle commune. Ces affinités intellectuelles favoriseront des créations artistiques – et notamment littéraires – entretenant des liens étroits. Géographiquement, cet espace engloberait le noyau germanique, les Balkans, jusqu’à la Volga, frontière naturelle entre l’Europe et l’Asie, s’étendant s’étendant de Berlin à Bucarest, en passant par Prague, Vienne, Budapest et Belgrade.

Pays : Allemagne, Autriche, République tchèque, Hongrie, les Balkans, la Serbie, les Pays Baltes, Pologne…

Quelques idées de lecture...

Le monde d’hier de Stefan Zweig 

(1881-1942)

 

Le 21 février 1942, Stefan Zweig envoie le manuscrit du Monde d’hier à son éditeur. Le lendemain il se donne la mort. Ce document, qui fait figure de testament légué à la postérité, est le témoignage précieux d’un écrivain persécuté. Stefan Zweig y livre une lecture éclairée de l’Histoire et fait état de la fin de l’âge d’or européen.

Les enfants Oppermann de Lion Feuchtwanger 

(1884-1958)

L’inertie du peuple (juif) face à la montée du fascisme à travers la chronique d’une famille juive bourgeoise berlinoise installée en Allemagne depuis des générations, qui assiste incrédule à l’anéantissement de l’esprit allemand. Un éclairage éblouissant sur le monde d’aujourd’hui !

L’homme de Kiev de Bernard Malamud

(1914-1986)

À l’instar d’Albert Camus, Bernard Malamud imagine un héros révolté face à l’absurdité de la condition humaine. Résistance passive se traduisant par le simple fait d’exister, cloîtré dans une prison ukrainienne, en attente d’un procès dont il ne connaît pas l’objet. Lauréat du prix Pulitzer 1967 et du National Book Award, L’homme de Kiev est un plaidoyer humaniste, un monument de la littérature américaine par l’un de ses maîtres.

Lilas rouge de Reinhard Kaiser-Mühlecker

(1982-)

Fresque familiale éblouissante tissée de silences et de secrets, portée par des personnages ambivalents d’une profonde humanité, chef-d’œuvre élevant son auteur autrichien – lui-même agriculteur – au même rang que les plus grands romanciers de la Mitteleuropa. Alliant poésie, psychologie et sens du récit, Lilas rouge fait s’entrelacer le destin d’un pays confronté à son héritage nazi avec la vie d’une famille de paysans. Magistral.

Les disparus de Daniel Mendelsohn

(1960-)

6 Juifs parmi 6 millions exterminés, l’écrivain américain livre une enquête familiale minutieuse et colossale pour redonner vie aux membres de sa famille. Au-delà du devoir de mémoire, Les disparus est un très grand texte qui sonde l’âme humaine et illustre de manière concrète l’échec du slogan « plus jamais ».

Le pays du passé de Guéorgui Gospodínov

(1968-)

Avec le charme, l’intelligence pétillante, et la mélancolie des grands conteurs de la Mitteleuropa, l’écrivain bulgare Guéorgui Gospodinov pointe du doigt l’écueil de l’idéalisation et l’établissement d’une utopie fondée sur la nostalgie pour palier la perte d’idéologies. Un voyage dans le temps où chaque pays européen s’apprêterait à voter pour l’époque à laquelle il souhaiterait retourner. Une tentation périlleuse…

Job, roman d’un homme simple de Joseph Roth

(1894-1939)

Avec ce style précis, simple et puissant des grands romanciers juifs-allemands, Joseph Roth propose une variation du mythe biblique de Job : comment la foi résiste-t-elle à la souffrance des homme ? Une cohabitation complexe magnifiquement incarnée dans cette parabole lumineuse gorgée d’espoir et d’humanité.

L’affaire Maurizius de Jakob Wassermann

(1873-1934)

Le combat d’un héros animé d’un idéal de justice pure. Quel Homme est-on lorsqu’on accepte de transiger sur les valeurs qui fondent notre dignité ? Écrivain allemand dont l’œuvre fut brulée par les nazis, Jakob Wassermann s’est inspiré d’une fameuse erreur judiciaire pour en faire un roman d’apprentissage puissant, labourant les thèmes inchangés de tous les grands romans : la pureté de l’âme humaine confrontée à un dilemme moral, le devoir filial, le souci de justice et d’équité.

La famille Moskat d’Isaac Bashevis Singer

(1902-1991)

PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE 1978

 

En 1978, Isaac Bashevis Singer devient le premier écrivain yiddish à recevoir le prix Nobel de littérature pour « son art narratif qui, plongeant ses racines dans la tradition judéo-polonaise, incarne et personnifie la condition humaine universelle ». Né dans un shtetl en Pologne, l’auteur juif américain puise dans ses souvenirs pour ressusciter dans une saga familiale addictive, déployant de nombreuses ramifications, le Yiddishland polonais : un monde bouillonnant de vie, disparu depuis.

La famille Karnovski d’Israel Joshua Singer

(1893-1944)

Être « Mishling » en Allemagne nazie. Écrit en 1943, La famille Karnovski est une formidable saga familiale qui, à travers trois générations, livre une réflexion magistrale sur l’identité juive, le concept de métissage culturel et de mixité sociale avec en toile de fond la montée du nazisme. Comment dans un pays obsédé par la pureté de la race, un adolescent juif peut-il se construire alors que se cristallisent en lui toutes les contradictions d’une nation ?

Les braises de Sándor Márai

(1900-1989)

L’ultime face-à-face entre deux amis qu’un drame a séparés quarante ans auparavant. Un formidable huis clos psychologique tendu à l’extrême prenant place dans un château reculé aux confins de l’empire austro-hongrois.

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Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke

(1875-1926)

Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke dépasse le cadre d’un échange épistolaire entre un aspirant poète et le grand écrivain autrichien. Manifeste philosophique, guide spirituel, ce petit ouvrage d’une intensité rare sonde les origines de la création artistique et propose une réflexion ontologique, en faisant de la patience une vertu cardinale.

Des arbres à abattre  de Thomas Bernhard

(1931-1989)

Une radioscopie de la petite-bourgeoisie viennoise, un summum de cynisme & une vengeance littéraire cruelle, qui valut à l’auteur autrichien un procès en diffamation. Un exercice littéraire dérangeant et très étonnant.

L’Homme sans postérité d’Adalbert Stifter

(1805-1868)

Chez l’écrivain autrichien Adalbert Stifter – dont le génie littéraire empreint de romantisme a été salué par Nietzsche, Kafka, Hermann Hesse ou encore Thomas Mann, on évolue dans un temps suspendu. Tout est retenu. Nulle effusion lors des retrouvailles entre un jeune orphelin et un oncle inconnu, mais un roman d’apprentissage délicat porté par une plume superbe.

Les Buddenbrook de Thomas Mann

(18751-1955)

PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE 1929

Sur quatre générations on assiste à la déliquescence d’une grande famille de négociants du Nord de l’Allemagne au 19e siècle. Se dessine en creux le portrait d’une civilisation moribonde, à bout de souffle, qui disparaît faute de pouvoir se renouveler. L’atmosphère viciée du roman contribue à en faire un monument.

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La tristesse des anges, Jón Kalman Stefánsson : une méditation poétique sur le sens de l’existence au cœur d’une tempête de neige en Islande

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« Il faut que tu arrives en bas pour y triompher de la tempête qui t’agite, c’est ta lutte personnelle et, là, tu devras te battre à la vie à la mort. Les chances de victoire et de défaite me semblent égales. Mais si tu n’entreprends rien, tu ne gagneras rien. Si tu restes les bras croisés, tu trahiras tous ceux qui te sont chers et probablement jusqu’à la vie elle-même, bien que je n’en sache rien. Tu es chanceux, peut-être pas béni, non, pas du tout, mais tu as de la chance, car le destin t’offre une occasion. » Au cœur de l’interminable hiver islandais, deux silhouettes solitaires, blanches de neige, se fraient un chemin dans la tempête. Avançant au coude-à-coude, les deux hommes traversent des fjords à la barque, voguent sur les eaux lisses et sombres du Dumbsfjörður, gravissent des landes le visage fouetté par les vents violents, luttant pour gagner les coins les plus reculés du territoire islandais, où des êtres isolés attendent les nouvelles du vaste monde. Le postier officiel étant cloué au lit par la grippe, Jens accepte le remplacement jusqu’à Vetrarströnd. L’extrémité du monde, « là où l’Islande prend fin pour faire place à l’éternel hiver ». Accompagné du gamin, l’homme bourru s’enfonce dans le monde blanc, fuyant dans un même élan la femme qu’il aime et lui-même. Peu à peu, les épreuves et le désespoir soudent le duo et la rudesse de Jens fond sous la pression des questions de l’adolescent orphelin, qui trois semaines auparavant a perdu son meilleur ami en mer. Dans Entre ciel et terre – premier volet de la trilogie romanesque, Bardur l’avait initié à la poésie et, l’esprit engourdi par les vers du recueil du Paradis perdu de John Milton avait oublié sa vareuse sur son lit. La poésie tue. Preuve en est, le pêcheur grelottant sur sa barque a succombé à une hypothermie. Roman après roman, Jón Kalman Stefánsson sculpte des personnages à l’image de son île natale : de feu et de glace, endurcis parce que contraints de s’adapter à la rudesse d’une terre inhospitalière. Armure que la poésie fend de son pic aiguisé révélant leur vulnérabilité. « Il peut y avoir un tel abîme entre la surface d’un homme et sa vie intérieure, et cela devrait nous apprendre quelque chose, cela devrait nous enseigner à ne pas trop nous fier aux apparences, celui qui le fait passe à côté de l’essentiel. » De sa langue lyrique et hypnotique, Jón Kalman Stefánsson transforme un périple épique en une magnifique méditation sur l’essence de notre existence. Quelle intensité souhaitons-nous lui donner ? À quoi tient la valeur d’une vie ? Allons-nous abdiquer face aux difficultés ou lutter ? Laisser nos démons nous submerger ou avoir « la force de se battre comme des lions » ? La tempête de neige, s’étalant sur 200 pages sous la plume poétique du romancier, figure les luttes intérieures que l’homme doit mener pour accéder au bonheur. Les épreuves, les lâchetés à surmonter. Sur le chemin, Jens le postier de campagne et le gamin amoureux des livres fendent pas à pas les ténèbres qui tentent de les avaler, puisant dans la chaleur de leur compagnonnage et le souvenir de ceux qui les ont quittés le courage d’avancer.

Mon appréciation : 4/5

Date de parution : 2009. Grand format aux Éditions Gallimard, poche aux Éditions Folio, traduit de l’islandais par Éric Boury, 432 pages.

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