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Au prochain arrêt, Hiro Arikawa : train de vies

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« Il ne vaut rien, répondit la vieille dame […] Et si vous disiez stop ? Parce que vous allez souffrir. » Assises toutes deux dans le wagon de train à destination de Nishinomiya, Misa et la vieille dame ne se connaissent pas. D’où l’étonnement peint sur le visage de Misa quand cette étrangère lui conseille de quitter l’homme violent, en proie à un sentiment d’infériorité, qui vient de la planter après l’avoir publiquement humiliée. Cette remarque en apparence anodine, formulée à la volée entre deux arrêts, fera son chemin dans l’esprit de la jeune fille. Une fois déposée, la graine n’aura plus qu’à germer, la convainquant du bien-fondé de mettre un point final à une relation toxique dont elle sortira brisée. Construit sur une double temporalité : l’aller, puis le retour quelques mois après – nous offrant une vision de la vie des passagers après les micro-collisions qui bousculeront leurs destinées, le huis clos ferroviaire écrit par l’autrice nipponne de Mémoires d’un chat est une parenthèse enchantée et une ode à l’altérité. Une invitation à se laisser surprendre et cueillir par des rencontres inattendues. Ces micro-moments sont autant de légères déviations de lignes de vie, que de bouleversements plus conséquents qui infléchiront durablement les destins des passagers. Des fenêtres sur l’intimité qui se crée entre deux adolescents ou sur le désir de vengeance assouvi d’une femme trompée par son fiancé parti avec une amie…  Cette douce allégorie de la vie qu’est le voyage en train est la preuve que réaliser un pas de côté de temps en temps permet d’envisager la vie plus clairement, en adoptant un angle différent. Accepter l’imprévu c’est se délester des idées préconçues et conscientiser ce que le quotidien contribue à banaliser. Dans nos sociétés individualistes, où les déviances sécuritaires se doublent d’un repli identitaire, faire le choix de la solidarité est encore le meilleur moyen de résister et c’est précisément ce que fait Hiro Arikawa dans ce court et lumineux roman tout en subtilité, conçu comme un éloge de l’instant présent.


Mon évaluation : 4/5

Date de parution : 2021. Actes Sud, traduit du japonais par Sophie Refle, 192 pages.

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La supplication, Svetlana Alexievitch : de la catastrophe nucléaire au sacrifice humain, Tchernobyl raconté par les témoins

« Reconstituer les sentiments et non les événements. » Telle est l’intention de Svetlana Alexievitch – prix Nobel de littérature 2015 – qui, en ajustant sa focale sur les survivants de Tchernobyl, donne la parole aux suppliciés qui ont vu mais n’ont jamais été entendus. Par le biais des témoignages récoltés, l’autrice et journaliste biélorusse reconstitue les décors lunaires et l’atmosphère crépusculaire d’après la catastrophe sanitaire du 26 avril 1986. Si le déroulé de l’explosion est connu, que sait-on des sentiments de ceux qui l’ont vécue ? Des liquidateurs envoyés pelle à la main, sans protection face aux radiations, enfouir les objets contaminés, après avoir signé un accord de non-divulgation de la teneur de leur mission auprès des populations, pas un mot. Rien. Silence absolu. Des mineurs chargés de creuser une galerie sous le réacteur, non plus. D’autant plus aisé, que la plupart n’y ont pas survécu. Pour la première fois, la postérité dispose d’une version humaine de l’Histoire non falsifiée, dépouillée de l’attrait morbide qu’elle continue d’exercer. Uniquement les faits : des instruments de mesure trafiqués, une omerta imposée par l’État, une propagande savamment orchestrée, des enfants « lucioles » et des bébés mort-nés, une échelle des valeurs humaines revisitée : la rémunération s’estimant dorénavant à l’aune de la distance entre le lieu de travail et le cœur du réacteur en fusion, la mort par décomposition des premiers pompiers mobilisés, l’ostracisation des personnes contaminées… La sidération domine, l’incompréhension également, l’impossible conscientisation d’une guerre atomique qui échappe à notre mode de perception. L’effondrement du système idéologique soviétique est le corollaire d’un énorme mensonge politique. La foi en l’idéal communiste, qui place l’homme au cœur de son système de pensée mais est capable de le sacrifier sur l’autel de ses intérêts, disparaît. Si « un événement raconté par une seule personne est son destin », mais « raconté par plusieurs, devient l’Histoire », en redonnant voix aux oubliés La Supplication démystifie un échec politique que les autorités ont tenté d’enterrer. Édifiant et sidérant.


Mon évaluation : 4/5

Date de parution : 1997. Poche chez J’ai Lu, traduit du russe par Galia Ackerman, Pierre Lorrain, 256 pages.

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Tu n’es pas une mère comme les autres, Angelika Schrobsdorff : le récit d’une émancipation féminine talonnée par le cours de l’Histoire

« On récolte ce qu’on a semé. » Après avoir eu trois enfants de trois hommes différents – suivant à la lettre le principe qu’elle s’était fixé : un enfant par homme aimé, s’être affranchie de l’éducation juive bourgeoise de ses parents, avoir aimé passionnément, flirté, séduit, fasciné, multiplié les amants.es, mené une vie de bohème et vécu sur le fil de ses désirs, Else Kirschner est à bout de souffle. Acculée faute d’avoir anticiper, elle est contrainte de quitter Berlin la bouillonnante, tombée aux mains des nazis, pour émigrer en Bulgarie avec ses deux filles. Son fils aîné est exilé en Grèce, son premier mari remarié à une de ses amies, le second nazi et le dernier mobilisé. La réalité, qu’elle a fuie toute sa vie en se noyant dans un tourbillon d’émotions, a fini par la rattraper. En relatant l’histoire de sa mère, Angelika Schrobsdorff – ex-épouse de Claude Lanzmann, le réalisateur de Shoah – signe un grand récit d’émancipation féminine : le portrait sans fard d’une femme éprise de liberté lancée dans une course à la jouissance effrénée. Légère et passionnée, Else est à l’image de cette période charnière de l’entre-deux-guerres, où il faisait bon se bercer d’illusions, privilégier le plaisir des sens à la raison, quitte à occulter l’actualité. Une légèreté cher payée des années après. Outre le caractère passionnant de ce destin hors du commun, l’intérêt du récit réside dans la lucidité d’Angelika Schrobsdorff vis-à-vis d’une mère aimante bien que défaillante. L’autrice s’attache aux faits, ressuscite une époque, un interlude festif marqué par une effervescence créatrice et une libération de la sexualité, tout en se gardant de condamner ceux qui ont refusé de voir que l’étau se resserrait. Tel un tiroir à double fond, la vie d’Else arrivée à maturité gagne en gravité, laissant un goût amer parfaitement retranscrit dans le portait établi par sa fille. Sentiment de malaise qui persiste encore aujourd’hui à travers l’idée que l’homme dans une situation critique a davantage tendance à faire preuve d’aveuglement, plutôt que de discernement.


Mon évaluation : 4/5

Date de parution : 2004. Poche aux Éditions Libretto, traduit de l’allemand par Corinna Gepner, 592 pages.

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La Nuit des temps, René Barjavel : une histoire d’amour éternelle vieille de 900 000 ans {#RomanCulte}

« Nous ne renonçons pas à découvrir les secrets de cette civilisation qui nous vient de la nuit des temps. » Livre culte d’un des précurseurs de la science-fiction, La Nuit des temps est considéré comme l’une des plus belles histoires d’amour de la littérature. Dans ce récit d’anticipation écrit en 1968, René Barjavel imagine une histoire d’amour à la Roméo et Juliette vieille de 900 000 ans et montre à quel point il était en avance sur son temps. Alors qu’une expédition polaire capte un signal émis du centre de la terre, les scientifiques venus de tous horizons pour éclaircir le mystère sont à mille lieues d’imaginer la déflagration qu’engendrera sa révélation. Un couple d’humains congelés en parfait état de conservation est exhumé. Les corps sont intactes, comme s’ils avaient échappé aux ravages du temps. Et pourtant, les prélèvements sont formels, ce sont les derniers survivants d’une civilisation qui s’est éteinte il y a 900 000 ans. Quel secret ce peuple disparu est-il parvenu à percer lui permettant d’atteindre l’immortalité ? Alors que le passage du temps est synonyme de progrès, comment une civilisation qui nous a précédés a-t-elle pu atteindre un tel degré de progrès ? Cette découverte exceptionnelle va bouleverser le cours du temps, remettant en question la théorie de l’évolution et balayant nos illusions d’êtres égocentrés. À travers les yeux de la sublime Eléa – que les scientifiques sont parvenus à extirper du sommeil dans lequel elle était plongée – c’est tout un monde qui renaît. Un monde utopique qui, bien qu’étant le fruit de l’imagination d’un romancier, ne semble finalement pas si éloigné. La tentation qu’à l’homme d’asseoir sa domination, le condamnant inéluctablement à la destruction, et in fine à sa disparition, résonne toujours autant quelles que soient les générations. Porteur d’un message politique et écologique plus d’actualité que jamais, ce roman si clairvoyant porte sur l’incapacité de l’homme à étouffer ses velléités expansionnistes, cette inclination naturelle le conduisant à être l’artisan de sa propre extinction, entrainant avec elle celle des autres êtres vivants.

Et nous savons déjà au moins une chose, c’est que l’homme est merveilleux, et que les hommes sont pitoyables, et que chacun de notre côté, dans notre morceau de connaissance et dans notre nationalisme misérable, c’est pour les hommes que nous travaillons.


Mon évaluation : 4/5

Date de parution : 1968. Poche aux Éditions Pocket, 416 pages.


 

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Les vagues, Virginia Woolf : Don’t be afraid of Virginia Woolf ! {#COUPDEFOUDRELITTÉRAIRE}

« Who’s afraid of Virginia Woolf ? » Empruntée à une pièce de théâtre, cette question illustre à la perfection la relation ambiguë que la postérité entretient avec l‘autrice de Mrs Dalloway. Difficiles d’accès, hermétiques, ses écrits ont tendance à nous résister. Comme si la vie tragique de la romancière anglaise, qui se suicida par noyade, avait jeté un voile sur son œuvre et dressé une cloison entre elle et ses lecteurs. Et pourtant, la plume de Virginia Woolf dans Les vagues est d’une somptuosité rare. Sous la forme d’une élégie, ce roman polyphonique retrace à travers leurs monologues intérieurs la vie de six amis. Les voix s’entrelacent, à la manière d’un hexagone dont les côtés ne reflèteraient qu’une facette de la réalité, mais agrégés permettraient d’en saisir la globalité. Dans ce poème en prose éblouissant, le regard que porte Virginia Woolf sur le monde est d’une telle acuité qu’il transcende la banalité, le temps est dilaté, les « instants d’être » éclairés, fixés, puis se fondent dans l’obscurité, laissant les mots s’élever avec grâce et légèreté. La métaphore de l’eau revient régulièrement. Image trouble et envoûtante illustrant la démarcation entre la vie et la mort, la partie émergée et immergée. Dualité qui ne cessera de la hanter. L’écriture chatoyante de Woolf me fait l’effet d’un courant électrique traversé par des flux de pensées, insaisissable, liquide, impalpable, et pourtant, creusant inlassablement, puisant dans ce qui l’entoure la matière de ses romans, tout en conservant une certaine distance avec son sujet. Un style tout en élégance et évanescence, qui, à l’instar des vagues, répète inlassablement le même mouvement : des moments de vie sont saisis, observés si intensément qu’ils en deviennent transparents. Sous le coup de ces flux et reflux, et par un effet dont elle seule a le secret, le monde gagne en clarté et le caractère fluctuant de nos identités prend forme sur le papier. Certains passages, quoique impénétrables, sont d’une beauté à pleurer. Lire Les vagues, c’est toucher du doigt une sensibilité à fleur de peau, effleurer l’esprit et l’âme d’un génie. Don’t be afraid of Virginia Woolf !

Temps mouvant & identité fluctuante

Par secousses intermittentes, brusques comme les bonds d’un tigre, la vie émerge faisant palpiter sa crête sombre sur la mer. Voilà à quoi nous sommes attachés ; voilà à quoi nous sommes liés, tels des corps humains à des chevaux sauvages. Et pourtant nous avons inventé des procédés pour colmater les crevasses et masquer ces fissures. […] Voici, dis-je, l’instant présent. Voici la partie émergée du monstre auquel nous sommes attachés.

À partir de la métaphore des vagues qu’elle file tout au long du roman, Virginia Woolf développe une esthétique du temps calquée sur le mouvement oscillatoire – montant puis descendant – de l’eau. Selon cette découpe, il y aurait des « instants d’être » vécus en pleine conscience, caractérisés par une lucidité accrue, une aptitude à être pleinement présent et à savourer l’instant – au sommet de la crête que forment les vagues – et d’autres enfouis dans le creux des vagues, plus nombreux, répétitifs, mécaniques, qui passent sans que l’on ait eu le temps de les fixer. La vie est cet assemblage de moments, tels les wagons d’une locomotiv lancée à pleine vitesse qui viendraient s’agréger les uns aux autres. Il n’y a pas de direction, mais une impulsion, un élan. Le sens réside dans notre capacité à fixer l’instant. Il est intérieur, et non extérieur. Woolf décrit magnifiquement qu’en se soustrayant au présent, en gardant les yeux fermés, c’est l’humanité qui est amputée d’un pan de son histoire. Une éternité, que nous ne faisons qu’habiter momentanément. Instants fugitifs vécus par des êtres éphémères.

Mon corps passe vagabond comme l’ombre d’un oiseau. Je serais éphémère comme l’ombre sur le pré, qui bientôt s’efface, bientôt s’obscurcit et meurt là à l’orée du bois, si je ne contraignais pas mon cerveau à donner forme dans ma tête ; je me force à énoncer, fût-ce en un seul vers de poésie non écrite, cet instant […] Mais si à présent je ferme les yeux, si je n’arrive pas à comprendre ce point de rencontre du passé et du présent, que je suis assis dans un compartiment de troisième classe plein de collégiens qui rentrent chez eux pour les vacances, l’histoire de l’humanité est privée d’un instant de vision. Son œil, qui voudrait voir à travers moi, se ferme – si je dors à présent, par négligence ou par lâcheté, si je m’ensevelis dans le passé, dans l’obscurité […].

Que ce soit dans sa façon de percevoir le monde, de le décrire, ou d’envisager le temps et l’espace, tout est fluctuant, mouvant chez Woolf. Notre identité elle-même n’est pas arrêtée. Ses contours sont flous, évoluent au contact des autres. À la manière des impressionnistes, Virginia Woolf compose par touches les portraits de ses personnages. Fini, le tableau ressemblerait à une mosaïque, un assemblage d’éléments disparates, qui se serait enrichie au fil de notre vie.

Il devient clair que je ne suis pas un et simple, mais complexe et multiple. […] Ils ne comprennent pas que je dois effectuer différentes transitions ; que je dois dissimuler les entrées et les sorties d’hommes différents qui tour à tour jouent leur rôle en tant que Bernard.

Il y a en moi comme une fêlure – comme une hésitation fatale qui, si je la méconnais, devient folle écume et fausseté. […] Je ne sais pas qui je suis parfois, ni mesurer et nommer et totaliser les particules qui font de moi ce que je suis.

Il y a chez Woolf également cette idée de duplicité, de masque que l’on montre au monde, de coulisses où l’on garderait cachée certains aspects de notre personnalité. Comme si nous n’étions vraiment intègres que retirés de la société, non exposés. Cette notion d’intégrité suppose donc une altération au contact d’autrui de notre moi.

Nous ne sommes pas aussi simple que nos amis le voudraient pour répondre à leurs attentes. Pourtant l’amour est simple.

À présent, les voilà de retour, mes hôtes, mes intimes. À présent l’entaille, le trou que Neville a fait dans mes défenses de sa rapière étonnamment fine, est réparée. J’ai presque retrouvé mon intégrité ; et voyez comme je jubile, à mettre en jeu tout ce que Neville ignore de moi.

Voyage en eaux profondes

Le suicide de Virginia Woolf s’éclaire à la lecture des Vagues. Sa fascination quasi morbide pour l’eau irrigue toute son œuvre. On la retrouve même dans sa manière d’écrire : il y a quelque chose de délié, d’aquatique, une angoisse sourde mais diffuse.

Et pourtant, il est vrai que ma rêverie, ma tentative d’avancer comme quelqu’un qui serait emporté sous la surface d’une rivière, s’interrompt, déchirée, piquée et tiraillée de sensations, spontanées et déplacées, de curiosité, de convoitise, de désir, irresponsables comme le sommeil. Je veux aller en-dessous ; visiter les profondeurs ; exercer pour une fois mes prérogatives, non pas toujours agir, mais explorer ; entendre les sons vagues, ancestraux des branches qui craquent, des mammouths ; m’abandonner à l’impossible désir de tenir embrassé le monde entier dans les bras de l’intellect – chose impossible pour ceux qui agissent.


Mon évaluation : 5/5

Date de parution : 1931. Poche chez Folio, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Michel Cusin, 448 pages.

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Ethan Frome, Edith Wharton : trois vies brisées pour ne pas avoir renoncé à aimer (#ClassicBooks)

« Je ne vois guère de différence entre les Frome de la ferme, et ceux qui sont couchés dans le cimetière… sauf que ces derniers sont en paix, et qu’il faut bien que leurs femmes se taisent… » À mille lieux de la haute société new-yorkaise, qu’Edith Wharton de sa plume acide épingle avec un plaisir indicible dans Chez les heureux du monde et Le temps de l’innocence (Prix Pulitzer 1921 : le premier remis à une femme), Ethan Frome est la chronique d’un amour impossible dans un village reculé du comté de Starkfield en Nouvelle-Angleterre. Homme taiseux, courbé sous le poids d’une vie de labeur et de renoncements, Ethan Frome compose avec la pauvreté, ainsi qu’une épouse de six ans son aîné. Acariâtre et hypocondriaque, l’ayant soulagé quand sa mère était alitée, Zeena se plaît à répéter un schéma qui déjà l’entravait. Elle est le principal obstacle au bonheur d’Ethan. Un empêchement constant provoquant son inertie morale, puis physique, engourdissant ses mouvements et sapant ses élans. En elle, se cristallise toute la frustration d’une vie manquée, faite d’ambitions avortées. Alors, le jour où cette dernière, pressentant un rapprochement entre son mari et sa cousine Mattie – orpheline ruinée qu’elle a recueillie, pousse Ethan dans ses retranchements, ce dernier acculé perd son sang-froid. Mattie est son dernier rempart, l’ultime point lumineux avant que l’obscurité ne l’enveloppe tout à fait. Renoncer à cette dernière chance d’aimer équivaudrait à s’effacer. L’issue d’un pareil triangle amoureux, où chaque coin est entravé, asphyxié et gorgé de ressentiments, est connue. Tragédie sociale doublée d’un échec marital, Ethan Frome est un classique romantique d’une grande beauté, portée par la personnalité d’un homme fruste, que vient compenser une sensibilité développée, et que l’incapacité à exprimer ses sentiments rend profondément attachant. Le drame intime nous est raconté par un étranger des années après les faits, que le roman déroule jusqu’au point de basculement. Ce moment clivant, où plus rien ne sera comme avant, faute d’avoir pu imprimer en amont une autre direction aux événements.


Il semblait un élément du paysage mélancolique et silencieux, l’incarnation de sa tristesse glacée, tellement tout ce qui était chaleur et sensibilité était enfoui au fond de lui-même.
Pourtant sa réserve n’avait rien d’hostile. Je sentais simplement qu’il vivait dans une solitude morale trop profonde et trop reculée pour qu’on pût pénétrer facilement jusqu’à lui ; et j’avais l’impression, si tragique que fût la situation personnelle de Frome, que cet isolement tenait plus encore à l’accablement produit par les longs hivers glacés de Starkfield…

Depuis la nuit précédente Frome sentait vaguement qu’un danger menaçait son bonheur: c’était le silence obstiné de Zeena, c’était le coup d’œil que Mattie lui avait adressé pour l’avertir, c’était le souvenir de ces mille petits riens, pareils aux indices qui, par certaines matinées radieuses, font prévoir un temps pluvieux pour le soir…

Toute la longue misère de sa vie manquée, de ses efforts inutiles et de ses ambitions trompées, lui remontait en cet instant avec amertume à la mémoire, et semblait s’incarner en la femme assise là devant lui, cette femme qui, à chaque tournant de son existence, lui avait barré le chemin. Tout ce qu’il avait souhaité, c’était elle qui l’avait empêché de le réaliser et voici que, maintenant encore, elle prétendait le priver de la seule joie qui lui fît prendre son malheur en patience… Un moment, il sentit jaillir en lui une telle flamme de haine qu’il eut un frisson dans le bras et que son poing se crispa, prêt à tomber sur elle… Brusquement, il fit un pas en avant, et s’arrêta.


Mon évaluation : 3,5/5

Date de parution : 1911. Poche chez Archipoche, traduit de l’anglais par Maurice Remon, 141 pages.


 

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Le fil du rasoir, William Somerset Maugham : incompatibilités amoureuses chez les heureux du monde

« La guerre a laissé des traces sur Larry : en revenant, il n’était plus le même. Ce n’est pas seulement qu’il soit plus âgé ; il lui est arrivé quelque chose qui a changé sa personnalité. » Chicago, Paris, Londres, La French Riviera, début du XX siècle. Depuis l’enfance, Larry et Isabel s’aiment. Le couple est promis à un mariage heureux, puisque reposant davantage sur les sentiments, que sur un arrangement financier rondement mené. Isabel a des goûts de luxe, évolue dans un cercle fermé. Le temps dans la haute société s’égrène au rythme des mondanités et des réceptions organisées dans de vastes demeures, dénotant une certaine vulgarité certes, mais que l’assurance de la prospérité de toute une lignée tend à dissiper. Or, Larry n’est pas issu de ce monde-là. Orphelin, disposant de revenus limités, le jeune homme n’a pas le goût de l’apparat. Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, il s’engage dans l’aviation. Marqué irrémédiablement par un événement survenu sur le front, le retour à la vie civile s’avère délicat. Isabel perçoit cette légère déviation, cette note discordante chez l’homme qu’elle aime, pour qui ses sentiments n’ont rien perdu de leur éclat. L’amour est là, mais les aspirations divergent, contrariant les plans d’Isabel, qui n’a d’autre choix que d’abroger le contrat tacite qui les unissait. Bien que leurs destins suivent des chemins disjoints, ils se croiseront empêchant leurs sentiments, tenus secrets et étouffés sous le voile de la bienséance, de s’évanouir complètement. Dans un style fin et délicat « très anglais », le narrateur de ce récit, ami intime du couple, mais également romancier, réalise la chronique d’un mariage avorté, voué à l’échec, tout en soulignant les incompatibilités amoureuses empêchant une histoire de fonctionner. William Somerset Maugham épingle avec une subtilité non dénuée d’ironie les travers d’une société superficielle, où le statut social est seul indicateur de succès. En quête d’absolu, Larry fait figure d’hérétique, refusant de se couler dans un moule préétabli. Un roman d’apprentissage prenant, dont les portraits psychologiques manquent toutefois d’aspérité et auraient gagné à être étoffés.


Il est difficile de passer sur le fil d’un rasoir. Aussi difficile, disent les sages, est le chemin qui mène au salut.

Katha-Upanishad

– Tu es peut-être dans le vrai. Les Armour and Swift mettront en boîte plus de viande, et de meilleure ; les Mc Cormick fabriqueront plus de tracteurs, et de meilleurs ; et Henry Ford sortira plus de voitures et de meilleures. Et chacun deviendra de plus en plus riche.

– Et pourquoi pas ?

– Comme tu dis : pourquoi pas ? Mais, par hasard, il se trouve que l’argent ne m’intéresse pas.

Isabel avait été élevée dans certains principes, et elle avait adopté ceux qui lui avaient été inculqués. Elle ne pensait pas à l’argent, car elle n’avait jamais connu la moindre privation ; mais elle avait la notion instinctive de l’importance du bien-être matériel. L’argent signifiait le pouvoir, l’influence et la situation mondaine. De toute évidence, un homme avait le devoir d’en gagner ; ce devait être le but élémentaire de sa vie.

– Moi-même, j’ai failli une fois m’amouracher de lui. Autant s’éprendre d’un reflet dans l’eau ou d’un rayon de soleil ou d’un nuage dans le ciel. Je l’ai échappé d’un cheveu. Encore maintenant, quand j’y pense, je tremble à l’idée du danger que j’ai couru.

Larry est, je pense, le seul être parfaitement désintéressé que j’aie jamais rencontré. C’est pourquoi ses actes paraissent singuliers. Nous ne sommes pas habitués à voir les gens faire des choses pour l’amour d’un Dieu en qui ils ne croient même pas.

Pour ma part, je pense que nous avons fait fausse route dans le choix de notre idéal : le plus bel idéal me semble-t-il que puisse se proposer l’homme, c’est la perfection du moi.


Mon évaluation : 3/5

Date de parution : 1944. Poche aux Éditions Points, collection Signatures, traduit de l’anglais par Renée L. Oungre, 432 pages.


 

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Le temps qu’il fait à Middenshot, Edgar Mittelholzer : (re)découvrir un auteur oublié {#RomanGothique}

« Allons moissonner de l’os et du sang ! De l’os et du sang ! De l’os et du sang ! » Cette litanie, scandée par un homme au cerveau détraqué tout au long du roman, atteste de sa folie obsessionnelle, autant que de la fascination morbide qu’exerce la question du mal sur Edgar Mittelholzer. Écrivain caribéen tombé dans l’oubli, que les Éditions du Typhon ont eu la bonne idée d’exhumer. Puisque s’il existe un club des auteurs maudits, Edgar Mittelholzer en fait assurément partie. Non reconnu de son vivant, victime de racisme, et bien que repéré in extremis par l’éditeur Leonard Woolf – époux de l’illustre romancière anglaise, l’écrivain métis né en Guyana mourut dans l’anonymat. Et pourtant, Le temps qu’il fait à Middenshot, malgré quelques répétitions, mérite notre attention. Rien que par son originalité : le découpage du récit en trois parties (le vent, le brouillard, la neige) participe à l’atmosphère macabre. La nature indomptée permettant aux criminels d’agir en toute impunité. Le brouillard enveloppant ajoute à la confusion des esprits et dissimule les meurtres commis, renforçant le sentiment d’isolement. Empruntant les codes du roman noir et puisant ses influences dans la littérature gothique et de l’absurde, Edgar Mittelholzer campe des personnages complètement barrés, que la société a dénaturés. Mr. Jarrow estime être une victime de ses dysfonctionnements, ayant subi un traumatisme dans l’enfance qui l’a fait basculer dans la folie. Persuadé que sa femme est morte il y a dix-sept ans, le tyran domestique organise avec sa fille des séances de spiritisme, auxquelles son épouse, condamnée à errer dans la maison tel un fantôme, assiste docilement. En parallèle, Le Grand Exécuteur s’est échappé de l’asile de Broadmoor et sème la frayeur dans la bourgade anglaise. En filigrane de cette caricature de roman policier – les portraits sont grotesques et le trait exagéré – qui tire vers le conte fantastique, Edgar Mittelholzer développe une réflexion intéressante sur les fondements ontologiques sur lesquels s’appuie la société pour fixer notre degré d’acceptabilité du mal et le légitimer, au risque de faire de l’eugénisme un moyen d’y remédier


Mon évaluation (3,5/5)

 

Date de parution : 1952. Grand format aux Éditions du Typhon, de l’anglais (Guyana) par Jacques et Jean Tournier, 342 pages.


 

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Tendre jeudi, John Steinbeck : l’ancêtre du feel good book ? {#FAVOURITEWRITER}

De John Steinbeck, on connaît le journaliste de gauche et l’homme politique engagé, récipiendaire du Prix Pulitzer en 1940 pour Les raisins de la colère (1939). Fresque sociale devenue un roman culte sur les laissés-pour-compte du rêve américain, LE roman de la Grande Dépression, et un portrait éclatant de la misère sociale post 1929, perçue à travers le destin de la famille Joad. Du romancier, on connaît son habileté à tisser des destinées complexes, un talent de conteur formidable porté à son acmé dans À l’est d’Éden (1952) : chef-d’œuvre aux influences bibliques bâti autour du thème éternel de la rivalité fraternelle. Cette saga familiale magistrale, souvent considéré comme son livre le plus complet, est mon préféré. Tous les thèmes chers à l’écrivain américain y sont évoqués : la lutte entre le bien et le mal, le poids de la filiation, la difficile transmission entre les générations, le vice et la vertu, sa foi en l’humanité, le triomphe de la bonté et de la volonté sur ce qui est mauvais, mais également l’importance de la terre, la Californie, la sexualité, l’amitié, la possibilité d’échapper à son destin, l’altruisme et l’humanisme, les revers du capitalisme… Chez Steinbeck, ce qui est glorifié n’est pas l’ambition démesurée, ni les destins exceptionnels d’êtres privilégiés, mais l’homme à « taille humaine ». Chacun est représenté. Des gestes du quotidien, Steinbeck fait jaillir quelque chose de lumineux, de généreux. Rue de la Sardine (1945) et sa suite Tendre jeudi (1954), forment un interlude joyeux et chaleureux, tout en révélant une nouvelle facette du romancier. Ces deux textes qui relèvent plus du conte que du roman engagé, s’inscrivent dans une veine fantaisiste où l’altruisme est valorisé, un démenti réussi à ceux qui considèrent que « l’on ne fait pas de littérature avec de bons sentiments ». À se demander si Steinbeck n’est pas l’inventeur de ce qu’on appelle aujourd’hui le feel good book, la finesse de l’écriture et le message politique intelligemment enchâssé dans le récit en plus. Tendre jeudi est un texte lumineux, drôle et savoureux. De l’excellente littérature, n’en déplaise aux détracteurs de « beaux » sentiments.


Ce qui avait commencé par une gentille escroquerie se transformait en une énorme preuve d’amour à l’égard de Doc.

On avertit les amis que la tombola était truquée mais on laissa les étrangers dans l’ignorance. C’était l’exemple parfait de la générosité collective d’une communauté.

À première vue, la rue de la Sardine pouvait sembler composée d’une série de cellules égoïstes, se suffisant à elles-mêmes, sans lien avec les autres. Et pourtant, chacune était reliée aux autres par un fil ténu comme un fil de la Vierge mais solide comme l’acier. Si l’on blessait l’une d’elles, on éveillait la vengeance de l’ensemble. Si l’une d’elles s’attristait, toutes pleuraient.


Mon évaluation (3,5/5)


PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE 1962

Date de parution : 1954. Le Livre de Poche, de l’anglais (États-Unis) par J. C. Bonnardot, 256 pages.

 

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La crevette et l’anémone (Eustache et Hilda t.1), L.P. Hartley : jeux d’enfants

« À dire vrai, l’avenir s’annonçait déjà sombre de menaces et lourd de toutes les ambitions que les autres avaient pour lui. » Premier tome de la trilogie romanesque d’Eustache et Hilda, La crevette et l’anémone possède un charme typiquement anglais et le style délicieusement désuet des romans de la Comtesse de Ségur. Une littérature enfantine exquise à l’esthétisme soigné et aux portraits psychologiques finement brossés. Orphelins de mère, Hilda et Eustache sont élevés par leur père à Anchorstone, une station balnéaire de la région côtière de l’Angleterre. En ce début de XXe siècle, la société anglaise est divisée entre ceux qui, bien qu’appartenant à la bourgeoisie, doivent travailler, et ceux qui, bénéficiant d’une rente à vie, en sont dispensés. Les Sherrington appartiennent à cette deuxième catégorie. Frère et sœur évoluent dans ce temps suspendu de l’enfance, où aucune action n’a de véritables répercussions, où l’imagination possède cette force d’incarnation qui fait s’entremêler fantasmes et réalité, recouvrant le monde d’une fine pellicule de magie. Pour pallier l’absence de figure maternelle, Hilda s’est assignée comme mission de prendre en main l’éducation d’Eustache. Chaque jeu sur la plage prêtant à une leçon et l’occasion d’asseoir sa domination. Un jour, alors qu’Eustache est terrifié à l’idée de rencontrer la vieille Miss Fothergill, dont les traits du visage déformés et les mains sclérosées lui donnent des airs de sorcière, Hilda l’oblige à la saluer. Cette rencontre fera basculer le destin de la famille et les perspectives du jeune Eustache, dont l’amitié avec la vieille femme largement récompensée, engendrera un déséquilibre au sein du foyer. Comment chacun se positionnera-t-il face à ce coup de dés ? Quel avenir attend Hilda que la fortune a épargnée et Eustache promu au rang d’écolier fortuné ? La relation entre le frère et la sœur, évoluant dorénavant dans des sphères sociales séparées, s’en trouvera-t-elle changée ? Dans ce beau roman d’apprentissage, L.P. Hartley nous offre la vision d’un monde révolu, où les individus sont engoncés dans les carcans stricts imposés par la société. Un bonbon délicieusement régressif à savourer.


J’ai connu cent sortes d’amour,
Toutes causaient souffrance à l’être aimé

Emily Bontë

Certains moments anciens étaient à ses yeux tels des trésors enfouis, les vivants vestiges d’un âge d’or dont l’évocation le ravissait.

« Ça n’a rien à voir. Tu sais que tu peux mieux faire que ça. » La volonté de mériter l’approbation de sa sœur était la force qui régissait la vie intérieure d’Eustache : il lui fallait conformer son existence à l’idée qu’elle se faisait de lui, réaliser les ambitions qu’elle nourrissait à son égard. Et bien qu’il regimbât contre sa domination, elle lui était nécessaire ; chaque fois qu’après une de leurs querelles elle le débarrassait temporairement de sa surveillance jalouse en lui disant que désormais peu lui importait s’il se mouillait les pieds et se montrait aussi paresseux, bête et méchant qu’il le voulait, qu’elle ne se préoccupait plus de lui, il avait l’impression que son existence avait perdu tout fondement, que le nord magnétique avait brusquement repoussé l’aiguille de la boussole.

Dans cette atmosphère d’intérieur, préparée par l’affection et policée par l’argent, son aversion naturelle et juvénile pour la laideur, l’infirmité et l’immobilité s’était évanouie. Trouver sa plus intense satisfaction à satisfaire autrui, être heureux en faisant plaisir, telle était la leçon que Mlle Fothergill lui avait apprise.


Mon évaluation : 4/5

Date de parution : 1944. Éditions de La Table Ronde, collection Petit Quai Voltaire, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Corinne Derblum, 336 pages.

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