Toutes les Publications De Books'nJoy

L’Odyssée de Sven, Nathaniel Ian Miller : l’épopée humaine et intime d’un ermite en Arctique

« Pour le moment, fais le point sur toi-même. […] Écoute la voix qui parle quand toutes les autres se taisent. Sois seul – sois entièrement seul. Je ne dis pas que tu vas faire une découverte de valeur ici – certainement pas une vérité cosmique – mais peut-être finiras-tu par te sentir aussi dépouillé, efficace et propre qu’un bâton fraîchement taillé. » Personnage attachant s’il en est, en quête de vérité et d’authenticité, Sven s’évade loin de son quotidien étriqué d’ouvrier textile en Suède au XXe siècle en lisant compulsivement les récits d’explorateurs arctiques. À travers ces expéditions au cœur d’une nature sauvage traversées par un puissant souffle de liberté, son imagination se déploie loin du fracas du monde – et de Stockholm en particulier où il est né. Mais au fil des années, l’inertie le gagne. Sven s’englue dans un quotidien avilissant. Avant qu’un accident à la mine ne le convainc d’embarquer pour une vie en solitaire aux confins du cercle polaire. Amer et confronté au dégoût qu’inspire son visage mutilé, Sven le borgne trouve refuge sur l’île de Spitzberg. Un lieu isolé, où le silence, une fois apprivoisé, creuse un chemin introspectif jusqu’au noyau dur de l’être, à l’image des étendues glacées du fjord, où notre ermite s’est s’encabané. Le flot de ses pensées se tarit, englouti par la nuit. Puisque la moitié de l’année la lumière cède la place à l’obscurité et avec elle vient une sensation de détachement, de flottement hors du temps. C’est dans ce désert blanc, uniquement perturbé par la faune sauvage, quelques marins, son chien Eberhard et ses fidèles amis : Tapio, le trappeur finlandais socialiste, Helga, sa nièce ou Charles MacIntyre, un géologue bibliophile écossais, que Sven pourra espérer trouver la paix tant recherchée. Bien que cédant à quelques facilités, L’Odyssée de Sven est un récit de survie en milieu hostile oscillant entre l’ombre et la lumière, au rythme des mouvements de l’âme d’un trappeur amateur : soit une existence sans filet, que l’Histoire finira invariablement par rattraper… Aventure épique en Arctique, roman d’apprentissage inspiré d’une histoire vraie, c’est surtout à un voyage intérieur d’une profonde humanité que Nathaniel Ian Miller nous convie dans ce premier roman touchant et dépaysant.

❄❄❄

L’aventure romancée d’un ermite, inspirée d’une histoire vraie

En 2012, Nathaniel Ian Miller, originaire du Vermont où il élève du bétail, participe à une résidence d’écriture : l’Artic Circle dans le Svalbard. C’est là-bas qu’il tombe sur la cabane de Sven, un ermite qui a vraiment existé, dont le destin solitaire près du cercle polaire, lui inspirera l’écriture de son premier roman.

❄❄❄

Sven, un bibliophile en quête d’une vie « loin de la foule déchaînée »

L’agitation de la ville, le bruit incessant, la promiscuité, la puanteur, le corps meurtri qui ploie sous « les tâches ingrates et monotones », l’esprit étranger aux gestes automatiques effectués, le vide intellectuel et spirituel, le temps qui file, les journées qui glissent avec une régularité de métronome… À l’adolescence, déjà, Sven se révolte contre ce quotidien aliénant qui l’attend et puise dans les romans le souffle qui lui permet de ne pas étouffer.

Je me sentais prisonnier et la Suède était ma cellule.

Je devins quelqu’un dont les journées ne composaient pas une vie, mais plutôt une mort en cours. Le temps était une chose qu’il fallait endurer.

Ses héros s’appellent Fridtjof Nansen – célèbre pour « ses brillantes explorations maritimes et l’histoire de sa survie spectaculaire » – et Salomon August Andrée – « pour ses idées ridicules et sa disparition geignarde dans le vide arctique ». Leurs épopées mythiques lui ouvrent un refuge, mais aussi un espace de liberté, une porte de sortie. Le faisceau d’opportunités considérablement rétréci devant lui s’élargit. L’ouvrier textile coincé à Stockholm se rêve explorateur, trappeur au cœur d’une nature sauvage préservée de la main de l’homme, un désert blanc. Le pays des Samis, peuple gardien de rennes.

En proie aux affres assez banales de l’aversion et de l’éloignement, je me tournai, comme tant de jeunes avant moi, vers les livres.
Personnellement, c’est dans l’exploration polaire que je m’évadais, et dans la myriade de souffrances qu’un individu pouvait endurer quand il mesurait sa volonté contre l’impitoyable mort blanche.

J’avais toujours été un lecteur omnivore, disparaissant dans les livres […] mais à présent je les consommais avec une concentration singulière, fiévreuse, comme un toxicomane retrouvant son vice après une trop longue séparation.

La fascination pour ces récits de survie se mue en obsession. Avant que sa flamme intérieure, déjà vacillante, ne soit entièrement engloutie par l’obscurité, sa sœur lui trouve un poste d’ouvrier dans un institut minier dans le Spitzberg – une île de Norvège située dans le Svalbard riche en charbon. Ce premier pas vers le grand Nord se révèle une déception. Dans l’archipel, les interactions humaines se limitent à l’essentiel : une poignée de mots échangés et des grognements. Après six mois de ce régime, Sven sombre dans la dépression. Da rémission, il la devra à sa rencontre avec Charles MacIntyre, géologue de la Royal Society. Un homme affable et bibliophile. Une espèce rare dans ces contrées hostiles, où il fait bon passer ses soirées dans un baraquement chaleureux, à lire, écouter de la musique classique, boire et fumer. L’éclaircie est de courte durée puisqu’à l’issue d’un accident, sa vie bascule définitivement, réduisant à néant ses espoirs de trouver sa place dans la société. À la mine, un puits s’est effondré. L’avalanche emportant avec elle une partie de son visage et son œil droit. Répugnant à l’idée d’inspirer soit de la pitié, soit du dégout, Sven fait le choix radical de s’isoler. Ce coup du sort est dans doute le signe qu’il attendait pour se décider à entamer le grand voyage auquel, depuis tant d’année, il aspirait.

❄❄❄

D’ouvrier minier à trappeur amateur : une initiation au monde sauvage

Arrivé en 1917 au Camp Morton par l’intercession de son ami Charles MacIntyre, qui a fait jouer ses relations à la Compagnie d’Exploration nordique, Sven poursuit sa « dissolution dans l’anonymat ». Dans ce « trou paumé », il travaille six mois l’été en tant qu’intendant, et les six autres mois de l’année il reste quand tout le monde a déserté la station. Les longs mois d’hiver, alors que la détériorations des conditions météorologiques opposent un frein à l’exploration minière, Sven prend la décision de débuter son initiation à l’art du trappage et du piégeage, en tenant compagnie aux trois trappeurs chargés de surveiller les installations. Si Charles MacIntyre l’a empêché de s’effondrer psychiquement – « durant cette première saison en Arctique, je me réduisis à une enveloppe humaine, vide et désespéré, chassée du pied sous une pierre », c’est Tapio, le trappeur socialiste finlandais qui fait son éducation.

Tu veux apprendre le trappage ? C’est un objectif honorable tant que tu ne deviens pas insensible à la mort. Chaque vie est une vie – tu comprends ? Le trappage en soit est facile à enseigner, facile à apprendre. Ce qui est difficile, c’est de préserver son humanité.

Sa constance émotionnelle – proche de l’encéphalogramme plat et sa rigueur intellectuelle en font un professeur d’exception. Ses enseignements précieux permettront plus tard à Sven de survivre aux longs mois d’hiver qu’il vivra en solitaire. Misanthrope de nature, peu enclin à se lier d’amitié, Charles et Tapio seront des points d’ancrage dans la vie de Sven. Tout comme Hare, dont le décès met fin à la routine que Sven s’était constituée. Dans un geste d’amitié authentique, Tapio lui fait don d’une des concession les plus riches du Spitzberg : le Raudfjord. Un fjiord constitué d’étendues glacées à perte de vue cerclées par des glaciers. Dans ce lieu désolé d’un blanc immaculé, Sven trouve enfin sa place dans le monde. À lui, de prendre son destin en main.

Le destin est vide. N’importe quel explorateur de l’Arctique ou marin ordinaire te le dira. Alors tu dois faire les meilleurs choix que tu peux, en sachant qu’ils peuvent t’égarer, mais poursuivre hardiment de peur que ta vie devienne une longue dérive monotone entre la mort et ton dernier choix intéressant.

Pour calmer véritablement l’esprit, il faut de l’isolement et du silence. Du temps et du vide.

Mais il n’y avait rien à faire. J’étais esclave de la solitude. Elle flottait au-dessus de moi comme une lune malveillante, croissant et décroissant, mais toujours exerçant son attraction, maîtresse au cœur dur de toutes les marées.

❄❄❄

De l’importance de l’amitié & de la solidarité pour (sur)vivre en solitaire dans les grands espaces polaires

Sven a l’humilité de préciser que tout ce qu’il a appris, c’est son ami Tapio qui lui a enseigné. D’ailleurs, à aucun moment, malgré tous les enseignements, les heures à chasser, à traquer le gibier, à poser des pièges, le trappeur amateur ne se revendique expert, bien au contraire. Quand après l’avoir aidé à s’installer, Tapio lui annonce devoir le quitter, Sven masque péniblement son émotion. C’est la gorge nouée qu’il fait ses adieux à son mentor. L’Odyssée de Sven n’est pas le journal de bord d’un homme misanthrope, déçu par la société, rejetant en bloc tout ce que l’humanité a à offrir, mais un beau roman d’amitié. Sans effusion, authentique, aussi rude que le Grand Nord qui lui sert de décor. La solitude permet à Sven de s’ancrer dans le monde, d’y trouver sa place après s’être senti rejeté ou tout du moins en décalage avec la société. L’amitié, quant à elle, joue le rôle inverse, l’empêchant, après un isolement de longue durée, de perdre pied avec la réalité. Elle lui sert d’ancrage.


Mon évaluation : 4/5

Date de parution : 2022. Aux Éditions Buchet-Chastel, traduit de l’anglais (États-Unis) par Mona de Pracontal, 480 pages.


Plus de « nature writing »

Partager

La grande traversée, Shion Miura : une épopée linguistique

« Cet ouvrage sera un bateau pour traverser l’océan des mots […] Les mots sont indispensables à la création, pensa Kishibé, qui s’imagina soudain la mer qui recouvrait la Terre avant que la vie ne s’y installe, un liquide trouble, épais, visqueux. Cette mer, chaque individu la portait en lui. Et la vie ne naissait qu’après que la foudre avait frappé la Terre. Tout comme l’amour et les sentiments, grâce aux mots qui lui donnaient une forme et la faisaient émerger. » Les cheveux en bataille, l’air d’être tombé du nid, Majimé est un être lunaire, plus à l’aise dans les livres qu’en société. Alors que le lexicographe Araki et le vieux professeur Matsumoto ont vieilli et cherchent un successeur à la hauteur de la tâche qui lui sera confiée, le choix de Majimé s’impose d’emblée. Au sein du département des dictionnaires d’une maison d’édition au Japon, les trois érudits unissent leur énergie pendant quinze longues années pour se dédier tout entier à la conception du plus grand dictionnaire jamais créé. L’œuvre d’une vie. Un travail de fourmis requérant une minutie infinie. Sur l’océan des mots, l’équipe soudée vogue dans une atmosphère chaleureuse et ouatée. Éloge de la lenteur, La grande traversée restitue leur force évocatrice, leur pouvoir de réminiscence : certains mots ouvrant rien qu’à leur évocation tout un chapelet d’émotions. Avec une maladresse attachante et une dévotion jamais entamée, Majimé relève le défi de fixer sans figer, de capter sur le papier toute la richesse sémantique de signes mouvants, « d’êtres vivants », l’impermanence d’un lexique qui s’enrichit continuellement. L’épopée linguistique devient amoureuse lorsque Majimé, qui à beau en connaître toutes les subtilités, réalise que le langage se révèle parfois insuffisant à embrasser toute la palette des sentiments. Il lui faudra dès lors vaincre sa timidité pour se déclarer et écrire noir sur blanc les mots d’amour qui semblent lui échapper. Tout en faisant la part belle à la gastronomie japonaise, Shion Miura nous convie à un voyage doux, humain et généreux sur le flot des mots.


Mon appréciation : 3,5/5

Date de parution : 2019. Éditions Actes Sud, traduit du japonais par Sophie Refle, 288 pages.

Partager

Les Miracles du bazar Namiya, Keigo Higashino : faille spatio-temporelle et voyage dans le passé, magic is in the air

« Eh bien… je n’arrive pas à le dire clairement, mais il y a un lien entre le bazar Namiya et le foyer Marukōen. Comme un fil invisible. J’ai l’impression que quelqu’un dans le ciel s’en sert pour tout manipuler. » La nuit du 12 au 13 septembre 2012, Atsuya, Kōhei et Shota vont effectuer un voyage dans le temps. Après un cambriolage ayant mal tourné, les trois adolescents trouvent refuge dans une bicoque délabrée. L’atmosphère y est singulière. La densité de l’air légèrement plus élevée. D’ailleurs, entre l’intérieur et l’extérieur du bâtiment, le temps s’écoule différemment. Dans ce lieu nimbé de mystère, le propriétaire, monsieur Namiya, a répondu pendant des années aux courriers d’inconnus ayant perdu leur chemin ou soumis à des dilemmes personnels cornéliens. Le procédé était simple, l’anonymat conservé : la lettre déposée dans la fente du rideau métallique recevait une réponse le lendemain matin dans la boîte à lait. Afin de reposer l’âme en paix, le propriétaire avait prévu qu’au trente-troisième anniversaire de sa disparition, le bazar reprendrait du service. Une  nuit seulement. Au cours de laquelle, tous ceux ayant bénéficié de ses conseils dans les années 80 sont invités à lui écrire si son avis leur a servi et si la trajectoire qu’a pris leur vie depuis s’en est ressentie. Ignorant tout de ce rendez-vous du calendrier, les délinquants du foyer Maruoköen plongent dans une faille spatio-temporelle et se prêtent au jeu de répondre aux sollicitations qui leur sont adressées, réalisant avec stupéfaction que, tel un effet papillon, les conseils dispensés bouleversent le cours des événements, mais également que tous leurs correspondants semblent étroitement liés au foyer. Dès lors, la présence des trois amis en ce lieu mystérieux est-elle le fruit du hasard ou plutôt l’acte volontaire d’un vieillard malicieux ? En apportant une touche de fantastique à ce conte initiatique, ponctué par les échanges épistolaires entre un groupe d’adolescents paumés et des êtres esseulés appartenant au passé, Keigo Higashino nous offre un roman japonais savoureux plein d’humanité.


Mon appréciation : 4/5

Date de parution : 2012. Éditions Actes Sud, collection de poche Babel, traduit du japonais par Sophie Refle, 384 pages.

Partager

La papeterie Tsubaki, Ito Ogawa : un feel-good book japonais qui fait l’éloge de la lenteur pour cheminer vers le bonheur

« Plutôt que de chercher ce qu’on a perdu, mieux vaut prendre soin de ce qui nous reste. » Douceur, réconfort et éloge de la lenteur sont les ingrédients du succès de l’autrice nippone Ito Ogawa, qui nous enveloppe avec des romans pleins de bons sentiments. Le cœur lourd de la disparition de l’Aînée – sa grand-mère qui l’a élevée, Hatoko revient au pays où elle hérite de la papeterie Tsubaki ; refusant de sacrifier aux rites sacrés qu’elle entend perpétuer. En s’installant dans la maison traditionnelle en bois, la jeune femme de vingt-cinq ans s’inscrit dans la lignée des femmes de sa famille, écrivains calligraphes depuis l’époque d’Edo. Mais Hatoko n’arrive pas à faire le deuil de sa relation avec l’aînée, qui conserve un goût d’inachevé. Le conflit générationnel s’est cristallisé autour d’une enfance passée à se plier à des exercices de calligraphie sous la surveillance d’une grand-mère autoritaire à la discipline de fer. Non loin de Tokyo, c’est dans la petite ville côtière de Kamakura, riche de temples et sanctuaires shinto, que Hatoko fera la paix avec son passé. Le lieu invite à la réconciliation et à la contemplation. La vie y est douce. Les saisons marquent le passage du temps, qui s’y écoule lentement. Le bonheur s’éprouve dans l’instant présent. Dans les petits riens : le soin mis à trouver le bon papier, la plume, l’encre et la calligraphie pour refléter au plus près l’intention exprimée par la personne qui l’a missionnée. Au fil des missives rédigées, Hatoko se lie d’amitié avec ses voisins et trouve sa place. Son statut d’écrivain public lui offrant une fenêtre privilégiée sur l’intimité des habitants du quartier venus lui confier leurs secrets, en sirotant une tasse de thé. Hatoko transforme la papeterie en un lieu chaleureux. Au gré des floraisons des cerisiers et des plats savoureux d’anguille dégustés, une année passe, lissant les sentiments ambivalents qui la traversaient depuis des années. Atténuant aussi la culpabilité de n’avoir pas pu dire adieu à celle qui, malgré sa sévérité, lui a transmis la faculté d’entrer en empathie, de se glisser dans la peau d’autrui, soulageant les âmes en mettant les sentiments par écrit.


Mon évaluation : 4/5

Date de parution : 2018. Éditions Philippe Picquier traduit du japonais par Myriam Dartois-Ako, 384 pages.

Partager

La légende des filles rouges, Kazuki Sakuraba : les héritières de la dynastie Akakuchiba, trois générations de femmes dans un Japon en mutation

« Pour les adultes de leur génération, le pays comme la famille étaient des notions absolues qui seules soutenaient l’individu. Mais, quelque part, il lui vint comme l’intuition que ce ne serait peut-être pas toujours ainsi. Sans doute cela était-il aussi une vision. » Dans le Japon en reconstruction post Seconde Guerre mondiale, une enfant est abandonnée par « Ceux des Confins » – le peuple des montagnes. Recueillie dans le village de Benimidori par un couple d’ouvriers, rien ne prédestinait Man’yô à épouser l’héritier de la dynastie Akakuchiba, destiné à reprendre les Aciéries. L’arrivée de « la Voyante des Akakuchiba », que la réalisation de prophéties prédisant les morts violentes des membres du clan nimbe d’une aura mystique, initie le début de l’âge du mythe dernier. Le vent de la modernité souffle, faisant de Man’yô le dernier maillon d’une tradition millénaire où les femmes avaient pour mission de « protéger la dynastie et veiller à sa pérennité ». Sa fille Kemari, à la tête d’un gang de filles : les Iron Angels, troque le kimono pour foncer à toute allure sur sa moto. En faisant tournoyer sa chaîne d’acier, l’enfant terrible, loubarde de légende et mangaka à succès, envoie valdinguer des siècles de soumission. Liberté que sa fille cultive en refusant de perdre son identité en se pliant aux diktats du salariat dans une société nippone lancée dans une course effrénée à la réussite. Modèle éducatif ayant pour corollaire craquage scolaire et suicide d’adolescents pressés comme des citrons. Sous la forme d’une fresque sociale instructive et d’une saga familiale addictive, retraçant le destin de trois générations de femmes de la branche aînée d’une famille fortunée, Kazuki Sakuraba embrasse un demi-siècle de l’histoire du Japon en pleine mutation : de l’âge des mythes à un monde désacralisé, plongeant les jeunes générations dans un gouffre d’interrogations. En rédigeant la chronique des femmes de sa famille, enrobée d’une touche de réalisme magique qui n’est pas sans rappeler la patte de Murakami, Tokô interroge brillamment l’évolution des notions de féminité et de virilité, remettant en question les fondements de notre société.

À l’époque, il y avait deux grandes familles au village de Benimidori, département de Tottori. Au pays, on les appelait “les Rouges d’en haut” et “les Noirs d’en bas”. L’histoire que je raconte se passe chez les Rouges d’en haut, dans la vieille famille des Akakuchiba, les “feuilles mortes rougeâtres”, où ma grand-mère devrait plus tard entrer comme épousée et dans laquelle je suis née et j’ai grandi.

Les “les Rouges d’en haut” & “les Noirs d’en bas”

Au pied des monts du Chûgoku et en haut de la montée de Takami, trône souveraine et majestueuse depuis des temps immémoriaux la cité céleste des Akakuchiba. Tandis qu’au bas du chemin, bordé par des logements ouvriers, s’est installée la résidence des Kurobishi. Le noir et or – nouveaux riches – comme un pendant au rouge éclatant d’une lignée ancestrale. Contrairement aux Akakuchiba, dont les aciéries après la Seconde Guerre mondiale ont tourné à plein régime grâce à l’essor de la sidérurgie, les Kurobishi se sont récemment enrichis. Leurs ancêtres, pauvres constructeurs de bateaux, ayant profité de l’essor économique et de la politique militariste du Japon. Bien que rivales, à travers les destins de leurs héritières : Man’yô, belle-fille de Tatsu et épouse de Yôji et Midori, surnommée Gros Yeux, les deux familles verront leurs histoires intimement liées ; partageant l’essoufflement d’un modèle industriel et l’atomisation de la cellule familiale.


Mon évaluation 4/5

Date de parution : 2017. Grand format aux Éditions Piranha, poche chez Folio, traduit du japonais par  Jean-Louis de la Couronne, 480 pages.

Partager

Où es-tu, monde admirable ?, Sally Rooney : « Lorsque nous avons démoli ce qui nous enfermait, qu’avions-nous en tête pour le remplacer ? »

Publié sur

« C’est tellement dur d’y voir clair parfois, quand les choses que je croyais essentielles dans la vie se révèlent n’avoir aucune importance »/« La vie change plus vite que je ne le croyais. On peut avoir une existence misérable pendant longtemps, puis heureuse. Ce n’est pas tout l’un ou tout l’autre. La vie n’est pas gravée dans un sillon appelé « personnalité » qu’on suit jusqu’au bout. » Entre ces deux déclarations, dix-huit mois se sont écoulés. Alice, autrice à succès, fragilisée par sa récente célébrité, se remet d’une dépression dans un village d’Irlande. Tandis qu’Eileen occupe un poste sous-payé dans une revue littéraire à Dublin. Au fil de discussions cérébrales engagées par mails interposés, les deux meilleures amies d’une trentaine d’années échangent aussi bien sur leurs couples en construction, que sur la crise de la modernité. Plus abouti ; moins virulent que Conversations entre amis, davantage enveloppé de mélancolie ; moins pessimiste que Normal People, plus posé ; Où es-tu, monde admirable ? consacre Sally Rooney comme l’autrice géniale d’une génération désabusée. Celle des millennials en proie à l’anxiété face à une solitude contemporaine incarnée par des héroïnes hypersensibles, touchantes dans leur vulnérabilité. Porosité au monde, comportements passifs-agressifs, refus de s’engager, précarité, crise écologique et politique, abolition de « la monogamie hétérosexuelle coercitive », amitiés ambiguës et notion du couple à réinventer… on retrouve ici tous les ingrédients qui font le succès des romans de Sally Rooney. Reste que ce dernier est celui de la maturité. La bonne distance est trouvée. Que ce soit dans l’analyse introspective des états d’âme de ses personnages, ou lorsqu’ils interrogent la bonne façon d’aimer, arbitrant entre respect de l’intimité et crainte d’être abandonné. D’une focale micro : la vie banale d’un groupe d’amis, elle capture un instantané de notre société en chantier. Comme si le monde était une scène de théâtre où chacun fait son entrée, fort de sa singularité, évolue sur la brèche, puis tire sa révérence en ayant gagné en humilité. Le tout restant de continuer (maladroitement) à avancer.


Mon évaluation : 4,5/5

Date de parution : 2021. Éditions de l’Olivier, traduit de l’anglais (Irlande) par Laetitia Devaux, 384 pages.


Idées de lecture…

booksnjoy-normal-people-sally-rooney
booksnjoy-conversations-entre-amis-sally-rooney

Partager

Dans les forêts de Sibérie, Sylvain Tesson : journal d’ermitage sur les rives du lac Baïkal {Prix Médicis Essai 2011}

Publié sur

« Au fond de la taïga, je me suis métamorphosé. L’immobilité m’a apporté ce que le voyage ne me procurait plus. Le génie du lieu m’a aidé à apprivoiser le temps. Mon ermitage est devenu le laboratoire de ces transformations. » De février à juillet 2010, l’écrivain-voyageur Sylvain Tesson troque la vie d’aventurier nomade pour celle encabanée d’ermite en Sibérie sur les rives du lac Baïkal. La solitude, le silence et l’immobilité visant à régénérer une paix intérieure malmenée par le mouvement permanent. Après avoir conquis l’espace en traversant les steppes d’Asie centrale à cheval ou l’Himalaya à pied, cherchant par ces expéditions à ralentir la marche du temps, Sylvain Tesson décide de le mettre à l’arrêt pour se le réapproprier. Émaillé d’aphorismes fulgurants, son « journal d’ermitage » se révèle, par le choix fait d’un pas de côté, un exercice d’humilité et une critique de la modernité. Un acte militant également, puisque « la retraite est révolte ». Échapper à la société étant une manière non-violente certes, mais ô combien signifiante, d’affirmer son refus d’adhérer au système de valeurs en vigueur, issu d’une tradition prométhéenne et anthropencentée, aux antipodes de la vision spinoziste invitant à contempler la nature, à la respecter en ne cherchant ni à l’exploiter, ni à la transcender, à exercer son œil à l’observation d’un paysage inchangé à travers la fenêtre d’une cabane en forêt. Des cigares, des litres de vodka, une liste idéale de 60 ouvrages pour la vie robinsonne, suffisent au quotidien sibérien ; une vie d’ascèse (ou presque) régulièrement perturbée par des invités avec qui partager la pêche du jour arrosée d’alcool à 40 degrés ; soit une vie à l’économie, où l’impact humain est minimisé, l’acuité et la sensibilité décuplés. Au fracas du monde lancé dans une course effrénée, Sylvain Tesson oppose une poétique de l’instant et « préfère moissonner les instants de félicité que s’enivrer d’absolu ». De son poste d’observation privilégié, le reclus volontaire en tire un enseignement : de maître et acteur, l’homme ferait mieux de redevenir spectateur, en acceptant que la seule certitude vérifiée reste que nous ne faisons que passer.


« L’homme libre possède le temps. L’homme qui maîtrise l’espace est simplement puissant. »

Je voulais régler un vieux contentieux avec le temps. J’avais trouvé dans la marche à pied matière à ralentir. L’alchimie du voyage épaississait les secondes. Celles passées sur la route filaient moins vite que les autres. La frénésie s’empara de moi, il me fallait des horizons nouveaux. Je me passionnais pour les aéroports où tout invite à la sortie et au départ. Je rêvais de finir dans un terminal. Mes voyages commençaient comme des fuites et se finissaient en course-poursuite contre les heures.

Il suffisait de demander à l’immobilité ce que le voyage ne m’apportait plus : la paix.

Je me fis alors le serment de vivre plusieurs mois en cabane, seul. Le froid, le silence et la solitude sont des états qui se négocieront demain plus chers que l’or. Sur une Terre surpeuplée, bruyante, une cabane forestière est l’eldorado.

L’ennui est un compagnon passé de mode. On s’y fait, pourtant. Avec lui, le temps a un goût d’huile de foie de morue. Soudain, le goût se dissipe et l’on ne s’ennuie plus. Le temps redevient cette procession invisible et légère qui fraie son chemin à travers l’être.

L’ermite une figure contestataire non révolutionnaire…

Une fuite, la vie dans les bois ? La fuite est le nom que les gens ensablés dans les fondrières de l’habitude donnent à l’élan vital.

Un ermite ne menace pas la société des hommes. Tout juste en incarne-t-il la critique. Le vagabond chaparde. Le rebelle appointé s’exprime à la télévision.

…dont la réclusion aiguise l’acuité et la sensibilité

Le non-agir aiguise la perception de toute chose. L’ermite absorbe l’univers, accorde une attention extrême à sa plus petite facette.

Cette vie procure la paix. Non que toute envie s’éteigne en soi. L’ermitage resserre les ambitions aux proportions du possible. En rétrécissant la panoplie des actions, on augmente la profondeur de chaque expérience.

Les villes : un espace coercitif, la cabane : un espace de reconquête de liberté

Pour parvenir au sentiment de liberté intérieure, il faut de l’espace à profusion et de la solitude. Il faut ajouter la maîtrise du temps, l’âpreté de la vie et le côtoiement de la splendeur géographique. L’équation de ces conquêtes mène en cabane.

La cabane n’est pas une base de reconquête mais un point de chute. Un havre de renoncement, non un quartier général pour la préparation des révolutions. Une porte de sortie, non un point de départ.

L’homme, un loup pour l’homme

Il faudrait nous enlever un petit bout de néocortex à la naissance. Pour nous ôter le désir de détruire le monde. L’homme est un enfant capricieux qui croit que la Terre est sa chambre, les bêtes ses jouets, les arbres ses hochets.


 

Mon évaluation : 4/5

PRIX MÉDICIS ESSAI 2011

Date de parution : 2011. Grand format aux Éditions Gallimard, poche chez Folio, 304 pages.


Idées de lecture…

booksnjoy-sur-les-chemins-noirs-sylvain-tesson
booksnjoy-encabanee-gabrielle-filteau-chiba-nature-writing-feminisme-canada
booksnjoy-croire-aux-fauves-nastassja-martin
booksnjoy-sauvage-jamey-bradbury-nature-writing

Partager

Indian Creek, Pete Fromm : un hiver en solitaire au cœur des grands espaces américains

« J’étais venu ici pour avoir une histoire à raconter, mais il se passa un certain temps avant que je ne trouve quelque chose à dire. » 1978. Pete Fromm entame sa troisième année de biologie à l’université de Missoula dans le Montana. De ses étés à camper en famille et après avoir boulotté les récits épiques de trappeurs chevronnés, l’étudiant de 20 ans se rêve aventurier. Homme des montagnes, le fusil à l’épaule, prêt à chasser l’élan, le dépecer, en faire son dîner et conserver la peau à tanner. Alors quand, suite à un désistement, un poste de saisonnier dans l’Idaho, consistant à surveiller des œufs de saumon avant qu’ils n’entament leur migration, se révèle vacant, Pete Fromm postule immédiatement. La tente où il logera pendant sept longs mois se situe à la jonction de la Selway et d’Indian Creek. Sa mission ne l’occupera qu’une poignée de minutes par jour, le temps de s’assurer que le lac où couvent les œufs n’a pas gelé. Avec pour seule compagnie sa chienne Boone, Pete Fromm expérimente l’extrême solitude au cœur des grands espaces américains. Le refuge isolé est niché dans un étroit canyon à des milliers de miles de la prochaine habitation. Les journées s’écoulent lentement, entrecoupées uniquement du passage des rangers, du garde forestier lui livrant le courrier ou des braconniers. Le temps comme en suspens lui permet d’apprivoiser le monde sauvage. Sous la forme d’un journal de bord savoureux, dans la veine des écrits de nature writing, l’apprenti homme des bois nous confie autant ses succès de chasse – la prise d’un élan, que ses revers de fortune – une intoxication alimentaire carabinée ou l’échec de l’expédition à Thanksgiving entreprise par son père et son frère restés bloqués par des congères. Le ton est à l’autodérision, le regard porté sur la nature sauvage doux et précautionneux. Le succès de ce récit autobiographique d’un hiver en solitaire dans les Rocheuses tient davantage à la tendresse de l’aventurier en herbe, à une certaine forme d’honnêteté et de candeur dans la manière de témoigner, qu’au style relativement plat qui ne m’a pas transportée. Reste que l’aventure mérite d’être racontée et pourquoi pas tentée.


Mon évaluation : 3,5/5

PRIX DES JEUNES LIBRAIRES 2020 / PRIX LITTÉRAIRE DE LA PACIFIC NORTHWEST BOOKSELLERS

Date de parution : 1993. Aux Éditions Gallmeister, traduit de l’anglais (États-Unis) par Denis Lagae-Devoldère, 256 pages.


Idées de lecture…

dans-les-forets-de-siberie-sylvain-tesson-nature-writing
booksnjoy-encabanee-gabrielle-filteau-chiba-nature-writing-feminisme-canada
booksnjoy-croire-aux-fauves-nastassja-martin
booksnjoy-Croc-Blanc, Jack London : un chef d'œuvre intemporel
booksnjoy-sur-les-chemins-noirs-sylvain-tesson
booksnjoy-sauvage-jamey-bradbury-nature-writing
booksnjoy-la-riviere-peter-heller
booksnjoy-lorsque-dernier-arbre-michael-christie
nirliit-juliane-leveille-trudel-grand-nord-canada-premier-roman
booksnjoy-Manuel de survie à l'usage des jeunes filles, Mick Kitson : rentrée littéraire 2018 - nature writing

Partager

Conversations entre amis, Sally Rooney : les jeux du polyamour et de l’adultère

« Il faut vivre certaines choses pour les comprendre. On ne peut pas toujours tout analyser. » Sexualité et cérébralité ; certitudes, quant à la nécessité de trouver une alternative au capitalisme libéral, de déconstruire le système patriarcal, l’hétéronormativité et son apparente stabilité ; doutes, quant à la place que l’on occupe dans une société où toutes les valeurs structurantes vacillent, toute la subtilité de la plume de l’autrice irlandaise Sally Rooney réside dans son habileté à mettre le doigt sur le malaise des jeunes générations. Celle que beaucoup considèrent – à juste titre – comme un génie précoce des lettres, et qui m’avait déjà éblouie avec Normal People, campent des héroïnes engagées, subversives, tout en étant dotées d’une extrême sensibilité, d’une porosité à un monde qu’elles critiquent ouvertement. Frances et Bobbi se produisent sur les scènes littéraires dublinoises. Poètes-performeuses et étudiantes, amies et anciennes amantes, les deux jeunes femmes expérimentent une amitié amoureuse aux contours flous. Faite d’admiration, d’interprétations, de jalousie aussi, mais surtout d’une tendresse infinie, leur relation est à l’image de leur identité (sexuelle) : mouvante. Lors d’une soirée, elles rencontrent Melissa – photographe – et Nick, son mari – acteur. Alors qu’entre Melissa et Bobbi – grande gueule charismatique aux prises de positions féministes tranchées, le courant passe immédiatement, Frances – plus effacée avec une tendance à se dévaloriser, s’étonne de la complicité qui se crée avec Nick. Par le biais de la relation adultérine entre Frances et Nick, c’est le couple comme lieu de pouvoir qui est ausculté. Les rapports de domination, reposant sur la séduction, la fascination intellectuelle, la honte sociale…sont principalement alimentés par les subterfuges de Frances visant à cacher sa vulnérabilité et par l’idée que l’autre posséderait ce qui lui ferait défaut. Se laissant prendre aux jeux du polyamour et de l’adultère, les héroïnes de Sally Rooney testent leurs limites, s’oublient, pour mieux se rebeller, comme si c’était pour elles le moyen de voir jusqu’où l’influence de l’autre sur l’estime de soi peut mener.

J’étais sérieuse avec Philip quand je lui avais dit ne pas vouloir de travail. Je n’en voulais vraiment pas. Je n’avais aucun projet d’avenir financièrement viable : je n’avais jamais voulu gagner de l’argent en échange d’un travail. […] Je savais que je serais bien obligée d’avoir un jour un boulot à plein temps, mais je n’avais jamais imaginé un avenir radieux dans lequel je serais payée pour participer au fonctionnement de l’économie. Parfois, ça me semblait traduire une incapacité à m’intéresser à ma vie, ce qui me déprimait. D’un autre côté, j’avais le sentiment que mon désintérêt pour l’argent était idéologiquement sain. J’avais cherché quel serait le revenu de chacun si on divisait le PIB mondial par le nombre d’habitants sur terre, et d’après Wikipédia, on aboutissait à 16 100 dollars. Je ne voyais aucune raison, qu’elle soit politique ou financière, de gagner davantage que cette somme.

Je ne savais pas que tu me voyais à ce point subversive. En réalité, je n’ai aucun mépris pour ta maison. J’aurais rêvé que ce soit la mienne. Je rêvais de ta vie tout entière. Peut-être que je t’ai fait des crasses à cause de ça, mais je suis pauvre, et toi, tu es riche. Je n’ai pas essayé de détruire ta vie, j’ai essayé de te la voler.


Mon évaluation : 3,5/5

Date de parution : 2017. Grand format aux Éditions de l’Olivier, poche chez Points, traduit de l’anglais (Irlande) par Laetitia Devaux, 352 pages.


Idées de lecture…

booksnjoy-normal-people-sally-rooney

Partager

Lovesong, Jane Sanderson : la mélodie du bonheur

Publié sur

« Make me dance, I want to surrender. Your familiar arms I remember. » 1978, Sheffield. Alison, en transe sur la piste de danse, yeux fermés, pieds nus, d’une beauté magnétique, oscille sur “Pump it up”. Tandis que Daniel, les yeux rivés sur elle, est subjugué par le naturel avec lequel son corps épouse les accords. Elle a 16 ans, lui 18. Ils sont fous amoureux et savourent leur bonheur sans avoir pleinement conscience de la force du lien qui existe entre eux. 2012, Édimbourg/Australie. Les années ont passé. Et si certains souvenirs se sont émoussés, les braises de leur histoire d’amour empêchée n’attendent que d’être soufflées. Quand Alison, devenue romancière à succès en Australie, où elle vit avec ses filles et son mari, reçoit un lien vers la chanson d’Elvis Costello, c’est tout un pan du passé qui ressurgit. Les accords entraînants la propulsent trente ans en arrière, lui faisant remonter le temps aux côtés du garçon qu’elle a abandonné sans explications. À l’époque, les mots lui manquaient pour exprimer toute la honte que sa famille dysfonctionnelle lui inspirait : une mère alcoolique, un beau-père violent et un père ayant déserté le foyer. Un soir de juillet, alors qu’elle devait assurer un concert avec Daniel, Alison disparaît, laissant ce dernier démuni, seul, le cœur brisé. Faute d’avoir su communiquer, leurs chemins ont bifurqué, mais les sentiments sont restés, ne demandant qu’un signal pour être réactivés, qu’une musique bien choisie pour faire basculer leur vie. Après Costello, c’est au tour de Bowie, Blondie, Artic Monkeys, Rory Gallagher…toute une playlist rock-indie-pop mythique d’y passer et une conversation laissée en suspens de reprendre là où elle s’était arrêtée. Par le biais des chansons envoyées, se dessine la possibilité d’une seconde chance : celle de l’amour comme une évidence. D’une douce nostalgie, Lovesong de Jane Sanderson questionne la place que l’on occupe et les choix faits qui déterminent notre vie. Mais quand l’imprévu surgit, encore faut-il avoir le courage de tout lui sacrifier, de prendre le risque de ne pas laisser filer une seconde fois son premier amour retrouvé.


💞 Lovesong, c’est une très belle histoire d’amour…

Les amours manquées en littérature, c’est un sujet galvaudé, vu et rebattu. Et pourtant, ici la nostalgie d’un temps perdu, d’une époque où les cassettes/CD que l’on composait minutieusement permettant d’exprimer en musique ce que les mots peinaient à formuler, nous entraîne dans un voyage à remonter le temps d’une douceur infinie. D’une nostalgie et d’une mélancolie enveloppantes. Par pudeur, timidité ou tout simplement parce qu’à l’adolescence mettre des mots sur des sentiments n’est pas l’exercice le plus évident, Ali et Dan communiquaient en musique. Trente ans après, un monde les sépare : lui, a fait de sa passion son métier en devenant journaliste musical à Édimbourg ; elle, autrice d’un best seller Tell the story, sing the song connaît une ascension fulgurante à Adélaïde, en Australie. Chacun a fait sa vie, s’est marié, eu des enfants, s’est construit, mais n’a jamais oublié la soirée de Noël chez Kev Carter, le jive maladroit dansé dans une chambre du haut, les baisers mouillés, la première fois, l’évidence d’un premier amour, la simplicité avec laquelle l’autre se glisse dans votre univers, le modifiant imperceptiblement, jusqu’au jour où son absence fait tout chavirer. Alison avait pourtant tout bien compartimenté dans sa vie : la famille compliquée d’un côté, les soirées à ramasser sa mère ivre et les tessons de bouteille, le ventre noué à l’idée de ce qu’elle s’apprête chaque jour à découvrir la porte d’entrée poussée, de l’autre. Son quotidien à Attercliffe – un quartier ouvrier « complètement dégradé, le couloir de la mort de Sheffield » – Dan n’en a aucune idée, puisque Alison pétrifiée par la honte ne parle pas.

Après tout, il était entièrement protégé de la réalité honteuse de sa vie ; elle s’était tant évertuée à garder la frontière intacte entre son monde et le sien, à masquer le chaos. Comment pouvait-elle à présent tout lui déverser dessus : tous les détails misérables, intimes et bordéliques qui faisaient sa vie ; toutes les sorties de route de Catherine, de Martin, de Peter.

Lui qui a toujours connu la sécurité d’un foyer fiable, aimant, un endroit chaleureux qu’elle adore fréquenter, ne comprendrait pas. À cela s’ajoute les inquiétudes d’une mère (trop) protectrice flaire en Alison « un nid à problèmes ; une jeune fille chargée de trop de secrets ». En somme, un poids qui risque de peser sur son petit dernier, qu’elle ferait mieux d’écarter. Une famille défaillante, une mère intrusive, des non-dits, et un jour l’incident de trop. Alison s’enfuit de Sheffield sans un mot d’explication. Alors, le jour où Kev Carter, un ancien ami de lycée, envoie à Dan une notification vers le profil Twitter d’@AliConnorWriter, tout se brouille. Le cœur serré, Dan cherche le meilleur moyen de la contacter, lorsque des tréfonds de son esprit une idée de génie se fraye un chemin : un lien, « pas de mot, pas de message. Rien que la chanson, qui en disait long. » Le début d’une longue série de musiques échangées les conduisant dans le passé, là où tout est resté inachevé. Avec peut-être enfin la possibilité de vivre la vie qui les attendait.

Et à quoi il jouait ? Pourquoi c’était si important, même primordial, qu’Alison Connor ne lui file pas entre les doigts pour la deuxième fois ?

L’esprit de Dan filait à cent à l’heure tandis qu’il passait en revue les détails du passé. Ça aurait fait une sacrée différence… Pour lui, pour Alison, pour leur place dans le monde. Elle avait été son rêve en technicolor, son yello submarine, son alpha et son oméga, et ensuite, pendant au moins quelques années, toutes les couleurs s’étaient dissoutes et il s’était retrouvé plongé dans un décor en noir et blanc.


…une playlist rock de folie… 🎸

À écouter sur Youtube ou sur Spotify 🎶


…le livre de l’été ! ☀️

Rendez-vous manqués, amour adolescent, nostalgie des années lycée, douce mélancolie face à nos choix de vie, secrets de famille…tous les ingrédients sont présents dans ce roman pour en faire un livre parfait pour l’été ! À cela s’ajoute, ce charme si particulier que Jane Sanderson a su insuffler, par le biais de personnages incarnés et attachants que l’on suit à travers leurs difficultés à composer. Dans leurs questionnements existentiels, tel que : l’arbitrage entre liberté et responsabilité. Jusqu’où peut-on aller par amour sans blesser, ni trahir, les êtres que l’on a aimés à un moment de notre vie ? Sous ses airs faussement légers, Lovesong abordent des sujets plus profonds qu’il n’y paraît. Avec en fond, toujours, une playlist de qualité.


Mon évaluation : 4,5/5

Date de parution : 2022. Éditions Actes Sud, Trad. de l’anglais par Maya Blanchet, 384 pages.


Idées de lecture…

booksnjoy-normal-people-sally-rooney

Partager