« Il faut vivre certaines choses pour les comprendre. On ne peut pas toujours tout analyser. » Sexualité et cérébralité ; certitudes, quant à la nécessité de trouver une alternative au capitalisme libéral, de déconstruire le système patriarcal, l’hétéronormativité et son apparente stabilité ; doutes, quant à la place que l’on occupe dans une société où toutes les valeurs structurantes vacillent, toute la subtilité de la plume de l’autrice irlandaise Sally Rooney réside dans son habileté à mettre le doigt sur le malaise des jeunes générations. Celle que beaucoup considèrent – à juste titre – comme un génie précoce des lettres, et qui m’avait déjà éblouie avec Normal People, campent des héroïnes engagées, subversives, tout en étant dotées d’une extrême sensibilité, d’une porosité à un monde qu’elles critiquent ouvertement. Frances et Bobbi se produisent sur les scènes littéraires dublinoises. Poètes-performeuses et étudiantes, amies et anciennes amantes, les deux jeunes femmes expérimentent une amitié amoureuse aux contours flous. Faite d’admiration, d’interprétations, de jalousie aussi, mais surtout d’une tendresse infinie, leur relation est à l’image de leur identité (sexuelle) : mouvante. Lors d’une soirée, elles rencontrent Melissa – photographe – et Nick, son mari – acteur. Alors qu’entre Melissa et Bobbi – grande gueule charismatique aux prises de positions féministes tranchées, le courant passe immédiatement, Frances – plus effacée avec une tendance à se dévaloriser, s’étonne de la complicité qui se crée avec Nick. Par le biais de la relation adultérine entre Frances et Nick, c’est le couple comme lieu de pouvoir qui est ausculté. Les rapports de domination, reposant sur la séduction, la fascination intellectuelle, la honte sociale…sont principalement alimentés par les subterfuges de Frances visant à cacher sa vulnérabilité et par l’idée que l’autre posséderait ce qui lui ferait défaut. Se laissant prendre aux jeux du polyamour et de l’adultère, les héroïnes de Sally Rooney testent leurs limites, s’oublient, pour mieux se rebeller, comme si c’était pour elles le moyen de voir jusqu’où l’influence de l’autre sur l’estime de soi peut mener.
J’étais sérieuse avec Philip quand je lui avais dit ne pas vouloir de travail. Je n’en voulais vraiment pas. Je n’avais aucun projet d’avenir financièrement viable : je n’avais jamais voulu gagner de l’argent en échange d’un travail. […] Je savais que je serais bien obligée d’avoir un jour un boulot à plein temps, mais je n’avais jamais imaginé un avenir radieux dans lequel je serais payée pour participer au fonctionnement de l’économie. Parfois, ça me semblait traduire une incapacité à m’intéresser à ma vie, ce qui me déprimait. D’un autre côté, j’avais le sentiment que mon désintérêt pour l’argent était idéologiquement sain. J’avais cherché quel serait le revenu de chacun si on divisait le PIB mondial par le nombre d’habitants sur terre, et d’après Wikipédia, on aboutissait à 16 100 dollars. Je ne voyais aucune raison, qu’elle soit politique ou financière, de gagner davantage que cette somme.
Je ne savais pas que tu me voyais à ce point subversive. En réalité, je n’ai aucun mépris pour ta maison. J’aurais rêvé que ce soit la mienne. Je rêvais de ta vie tout entière. Peut-être que je t’ai fait des crasses à cause de ça, mais je suis pauvre, et toi, tu es riche. Je n’ai pas essayé de détruire ta vie, j’ai essayé de te la voler.
Mon évaluation : 3,5/5
Date de parution : 2017. Grand format aux Éditions de l’Olivier, poche chez Points, traduit de l’anglais (Irlande) par Laetitia Devaux, 352 pages.