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La rivière, Peter Heller : une expédition en enfer (Lecture d’été #2)

« C’était comme un présage – ou plutôt : une bande-annonce […] C’était terrifiant et d’une beauté inqualifiable. » Dans la digne lignée d’Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, La rivière de Peter Heller commence comme un roman d’amitié et d’aventures au cœur des grands espaces canadiens, pour s’achever comme un thriller au supense maîtrisé. Si Jack est issu d’une famille de ranchers, Wynn et lui partagent une sensibilité innée, leur permettant d’apprécier la beauté brute d’une nature préservée. Habitués à bivouaquer, ils profitent de l’été pour entamer une virée en Canoë sur le fleuve Maskwa. Ils sont rodés, tout est prêt. Et pourtant, rapidement quelque chose cloche. Une dissonance en partie due à l’odeur de fumée, au brouillard enveloppant les empêchant de naviguer correctement, ou peut-être à ce cri surgi de nulle part, dont l’écho se répercute dans la vallée avant d’être étouffé. Le charme est rompu, les sens sont en alerte. Les garçons ressentent de légers picotements. Un pressentiment sourd qui ne cesse de se renforcer au fil de la traversée. Une menace plane, sans pour autant qu’ils ne parviennent à l’identifier. La rencontre avec deux texans armés complètement imbibés contribue à nourrir leur anxiété. Et bien qu’ayant identifié une voix de femme, c’est un homme seul, le visage ravagé, les traits tirés et le regard apeuré, qu’ils aperçoivent dériver sur son canoë. Qu’a-t-il fait de sa compagne ? Alors que le feu de forêt gagne en intensité, que les animaux fuient de tous côtés, et que la nature luxuriante se met à flamber, l’étau semble se resserrer. Jack et Wynn sont acculés. Surpris par les premières gelées, ils ont le choix entre une mort lente – faute d’équipements suffisants puisque leur campement a été saccagé, par qui ? un ours, un animal sauvage, une personne qui leur en voudrait ? – et la perspective de finir carbonisés. Le véritable danger de cette chasse à l’homme ne réside pas tant dans la sauvagerie d’une nature déchaînée, que dans la nature humaine désentravée des règles de la société. « À moins d’avoir beaucoup de chance, quelqu’un va mourir. » Entre roman noir et nature writing, embarquez pour une expédition en enfer…


Mon évaluation : 3,5/5

Date de parution : 2021. Grand format aux Éditions Actes Sud, traduit de l’anglais (États-Unis) par Céline Leroy, 304 pages.



 

D’autres recommandations pour l’été…

 

 

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Neige de printemps (La mer de la fertilité, Tome 1), Yukio Mishima : amours adolescents contrariées & destins brisés

« Mais alors que les anciennes guerres ont pris fin, une espèce nouvelle de combats vient de commencer ; nous voici à l’époque de la guerre des passions. » Testament littéraire, le cycle de La mer de la fertilité concentre la quintessence de l’œuvre du romancier japonais torturé. La tétralogie clôt une vie tournée vers une quête esthétique et une recherche d’absolu, que le prestige déchu d’un empire en déclin aura conduit à abroger. Alors que chez Mishima, beauté et mort se confondent, son combat intime s’incarne dans un roman incandescent relatant l’histoire d’amour tragique d’un couple d’adolescents. Héritier d’une ancienne lignée de samouraïs et descendante d’une famille de la noblesse de cour, Kiyoaki Matsugae et Satoko Ayakara se fréquentent depuis l’enfance. Si les sentiments de Satoko à l’égard de Kiyoaki ne lui sont pas étrangers, ce n’est que lorsque celle-ci est courtisée et promise à un prince héritier qu’il réalise qu’elle pourrait lui échapper. Une prise de conscience tardive qui n’est pas sans danger, quand les intérêts de la nation et l’honneur de deux familles nobles sont exposés. Leurs amours contrariées se heurtant à la loyauté due à l’empereur japonais. Commence alors une fuite en avant pour les deux amants, partagés entre raison d’État et sentiments. Enfermés dans le rôle des amants maudits, ils s’obstinent à nier la marche du temps. Comme s’ils prenaient plaisir à se savoir condamnés et anticipaient avec délice l’expiation future de leurs péchés. Le poison altère leur jugement, les incitant à choisir des chemins détournés, juste pour éprouver dans leur chair la sensation d’exister. Avec une sensibilité extrême, un soin du détail et une finesse du trait qui confine à la préciosité, le plus français des écrivains japonais restitue avec somptuosité les élans adolescents, le désir de puissance et les affres dans lesquelles sont plongés les êtres passionnés prêts à tout sacrifier. Yukio Mishima souligne admirablement la délicate réorientation des passions au moment de la modernisation du Japon. Guerre/amour, honneur/ardeur, sont les forces antagonistes qui forment la clé de voûte de ce roman éblouissant.


À peine cinquante ans plus tôt, les Matsugae avaient été, sans plus, une intègre et robuste famille de samouraïs qui menait non sans peine, en province, une existence frugale. Puis, en un court laps de temps, leur fortune avait pris son essor.
À l’époque de Kiyoaki, les premières traces de raffinement menaçaient de s’emparer d’une famille qui, contrairement à la noblesse de cour, avait pendant des siècles était immunisée contre le virus des belles manières. Comme une fourmi qui sent venir l’inondation, Kiyoaki percevait les premiers signes de l’écroulement rapide de sa famille.
L’épine, c’était ses belles manières. Il comprenait fort bien la futilité de sa répugnance pour les choses grossières, du plaisir que, plante sans racines, il prenait à ce qui était raffiné. Sans chercher à miner la position de sa famille, sans vouloir violer les traditions, il y était condamné par sa nature même. Poison qui, tout en détruisant sa famille, l’empêcherait de se développer. Le bel adolescent sentait que cette futilité symbolisait son existence.
Sa conviction de n’avoir d’autre objet dans la vie que de distiller le poison faisait partie du moi de ce garçon de dix-huit ans. Il avait résolu que ses belles mains blanches en connaîtraient jamais la saleté ou les callosités. Il voulait être un fanion en nutte aux coups de vent. Seule lui semblait mériter d’être vécue une existence passionnée, gratuite et jamais fixée, qui ne meurt que pour se ranimer, qui tour à tour vacille et flamboie sans objet et sans but.

Ce rejet instinctif de quiconque lui montrait de l’affection, ce besoin de réagir d’un air froidement dédaigneux, étaient chez Kiyoaki une faiblesse que nul n’aurait pu mieux connaître que Honda, lequel voyait dans cet orgueil une sorte de tumeur qui s’était emparée de Kiyoaki quand il n’avait pas plus de treize ans et que, pour la première fois, il avait dû supporter qu’on fît tant d’histoires en le trouvant si beau. Telle une moisissure argentée, elle s’étendait au moindre contact.

Au sommet plat du coteau, les arbres cédaient la place à une assez vaste étendue d’herbe, maintenant brune et sèche, que traversait une allée de gravier menant au mausolée. Comme Iinuma contemplait celui-ci où le soleil du matin dans toute sa force frappait le torii de granit par-devant et les deux obus de part et d’autre des marches de pierre, une sensation de maîtrise de soi s’empara de lui. Ici, en cette aurore, il trouvait un air de pureté tonifiant exempt du luxe étouffant qui imprégnait le cadre de vie des Matsugae. Il eut l’impression de respirer dans un cercueil neuf de bois blanc, fraîchement taillé. Depuis sa petite enfance, tout ce qu’on lui avait appris à vénérer comme honorable et beau se situait, autant que cela concernait les Matsugae, au voisinage de la mort.

Mort et beauté sont inextricablement liées dans l’œuvre de Mishima. La contemplation d’un paysage d’une beauté éclatante ou du profil délicat de Satoko, dont la peau d’un blanc laiteux se découpe sur la longue chevelure noire lustrée, s’accompagne d’un sentiment oppressant, voire nauséeux, qui se traduit par une proximité avec la mort. Comme si un excès de beauté, ne pouvait se vivre pleinement qu’au-delà de la réalité. Qu’en transcendant notre condition de mortelle et en s’élevant vers des cimes inatteignables. D’où l’impossibilité pour les deux adolescents d’être pleinement satisfaits, sachant leur quête d’absolu vouée dès le début à l’échec, du fait même de la nature de l’objet recherché. D’ailleurs, la putréfaction, le processus de décomposition, est souvent le pendant chez l’auteur nippon d’une floraison, de la description d’une émotion pure, telle que la naissance du sentiment amoureux. En cela, la contemplation du beau, y être sensible, et par conséquent être en mesure de le déceler, s’apparente à une « petite naissance », que la mort vient tempérer. La quête esthétique de Mishima est indissociable d’une mort tragique.

Il durcit son regard. Toujours, il en avait été ainsi. C’est pourquoi il la détestait. Sans le moindre avertissement, elle pouvait le plonger dans des inquiétudes sans nom. Et la goutte d’encre se propageait, morne et grise, jetant le trouble dans son cœur qui, voici un instant, avait été limpide.

[…] il avait déjà la clé de l’existence à portée de main, par droit de naissance en quelque sorte. Il ignorait d’où il tirait cette confiance. D’une beauté inquiétante, esprit rêveur, tellement insolent et pourtant tellement en proie à l’inquiétude, il était sûr que, de quelque façon, il se trouvait dépositaire d’un trésor de jeunesse sans égal. Du fait que parfois il semblait revêtu d’un rayonnement tout entier corporel, il se comportait avec l’orgueil d’un homme distingué par une maladie très rare, bien qu’il ne souffrît num la ni enflures douloureuses.

Car il n’est pas jusqu’au fait banal qu’une seule carte manque dans le jeu qui ne signifie inévitablement une distorsion du monde. Pour quelqu’un comme Kiyoaki, la moindre dissonance prenait les proportions d’une montre à laquelle manquerait une roue dentée. L’ordre de son univers s’effondrait et il se retrouvait pris au piège de terrifiantes ténèbres. […] Ainsi sa sensibilité était à la merci de tout imprévu, si banal qu’il dût être, devant lequel il restait sans défense.

La vie des passions répugne à toute contrainte, d’où qu’elle vienne, si bien que, non sans ironie, elle tend en définitive à gêner son propre instinct de liberté.

[…] Kiyoaki se sentit brusquement libéré de cette obsession antérieure. En un instant, il avait ressenti quelque chose qui la dépassait. À six ans de distance, il sentait qu’aujourd’hui, il venait de récupérer un fragment du temps retrouvé, au scintillement de cristal, vu dans une perspective différente.
Tandis qu’il la regardait s’avancer dans le soleil pâle et noyé du printemps, elle se mit à rire tout à coup et en même temps, il la vit lever les bras d’un geste dégagé pour dissimuler sa bouche derrière l’arc gracieux d’une main blanche. Son corps svelte paraissait vibrer tel un admirable instrument à cordes.

C’était l’heure étrange, suspendue aux confins du soir où l’on peut encore se passer des lumières et où, même au sein d’une joyeuse compagnie, on peut être surpris par un vague pressentiment de la fragilité des choses.

Dans le balancement continuel et les éclairs de verdure des montagnes que reflétaient les champs de riz inondés de chaque côté de la route, Satoko n’arrivait pas à retrouver vers quoi pouvaient bien tendre tous ses désirs. D’une part, elle se laissait entraîner par un coup de t^te d’une terrible audace dans une ligne de conduite sur laquelle on ne pourrait plus revenir. D’autre part, elle attendait que quelque chose intervienne. Pour l’instant, il était encore temps. Il était encore temps. Jusqu’à la dernière minute pouvait venir une lettre d’absolution – du moins elle l’espérait. Et pourtant, elle n’avait que mépris pour l’idée même d’un espoir.

Quiconque manque d’imagination n’a d’autre choix que de fonder ses conclusions sur la réalité qu’il voit autour de lui. Mais, d’autre part, ceux qui sont doués d’imagination ont tendance à bâtir des châteaux forts dont ils ont eux-mêmes tracé le plan et à en condamner toutes les ouvertures. Tel était le cas de Kiyoaki.


Mon évaluation : 5/5

Date de parution : 1969. Poche chez Folio, traduit de l’anglais (Japon) par Tanguy Kenec’hdu, 480 pages.

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Mishima, Zweig & Woolf : trois génies, une sensibilité à fleur de peau, le suicide comme échappatoire

Mishima, Zweig, Woolf, qu’ont ces auteurs en commun hormis le fait de m’avoir conquise dès les premières lignes de leurs écrits ? Deux choses intrinsèquement liées : une sensibilité aiguë au monde, une manière de le percevoir avec acuité, de capter derrière le masque des apparences l’âme des hommes et les passions qui les tiraillent. La deuxième similarité réside dans le choix délibéré de s’ôter la vie. Le suicide par seppuku pour Mishima, venant clore non sans cohérence, une vie entièrement tournée vers une quête absolue de la beauté. Le suicide par immersion pour Virginia Woolf, dont l’œuvre est traversée par son obsession pour l’eau, jusqu’à inoculer à son style des effets miroitants et ondoyants. Le suicide en exil au Brésil pour Stefan Zweig, qui après avoir achevé son testament littéraire Le monde d’hier, et nostalgique d’un monde révolu, préféra se retirer. Le dernier aspect éclairant certainement le premier et inversement. Puisque il est vraisemblable qu’être doté d’un tel supplément d’âme et d’une telle perméabilité au monde a dû contribuer à renforcer leur vulnérabilité. Nous offrant par ailleurs des textes de toute beauté. Alors, après avoir dévoré (presque tout) Zweig et lu Les Vagues de Woolf, je me lance avec un bonheur ineffable dans la lecture du cycle La mer de la fertilité écrit par le plus français des écrivains japonais. Ce cycle de quatre romans, Yukio Mishima l’a terminé le matin-même de sa mort. « Selon son auteur, cette tétralogie contient “tout ce qu’il savait de la vie ”. »


🇯🇵 Neige de printemps (La mer de la fertilité, Tome 1) de Yukio Mishima 🎏

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Testament littéraire, le cycle de La mer de la fertilité concentre la quintessence de l’œuvre du romancier japonais torturé. La tétralogie clôt une vie tournée vers une quête esthétique et une recherche d’absolu, que le prestige déchu d’un empire en déclin aura conduit à abroger. Alors que chez Mishima, beauté et mort se confondent, son combat intime s’incarne dans un roman incandescent relatant l’histoire d’amour tragique d’un couple d’adolescents. (Lire la suite)


🏴󠁧󠁢󠁥󠁮󠁧󠁿  Les vagues de Virginia Woolf 🌊

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Difficiles d’accès, hermétiques, les écrits de Virginia Woolf ont tendance à nous résister. Comme si la vie tragique de la romancière anglaise, qui se suicida par noyade, avait jeté un voile sur son œuvre et dressé une cloison entre elle et ses lecteurs. Et pourtant, la plume de Virginia Woolf dans Les vagues est d’une somptuosité rare. Lire Les vagues, c’est toucher du doigt une sensibilité à fleur de peau, effleurer l’esprit et l’âme d’un génie. Don’t be afraid of Virginia Woolf ! (Lire la suite)


🇦🇹 Le monde d’hier de Stefan Zweig 🖋

booksnjoy - Le monde d'hier Stefan Zweig : un testament éclairé légué à la postérité

Le 21 février 1942, Stefan Zweig envoie le manuscrit du Monde d’hier à son éditeur. Le lendemain il se donne la mort. Ce document, qui fait figure de testament légué à la postérité, est le témoignage précieux d’un écrivain persécuté. Stefan Zweig y livre une lecture éclairée de l’Histoire. L’écrivain juif autrichien, contraint de vivre en exil au Brésil, rédige un ouvrage qui échappe à toute tentative de définition. À la fois document historique, récit autobiographique et analyse sociologique, l’œuvre est protéiforme. Stefan Zweig laisse librement s’exprimer cette nostalgie du temps passé, ainsi que ses doutes vis-à-vis de l’avenir. Cet esprit visionnaire sut mieux que ses contemporains décoder son époque. Le monde d’hier est le constat amer de cet échec à bâtir une identité européenne solide à même de résister aux assauts du totalitarisme et aux chants des sirènes du nationalisme. (Lire la suite)

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L’été sans retour, Giuseppe Santoliquido : malédiction & ostracisation, des histoires de famille dans un petit village du Sud de l’Italie (Lecture d’été #1)

« Cette famille, c’est les ténèbres. Jamais on ne verra la lumière. » Le petit village italien de Ravina se situe dans un coin reculé de La Basilicate, entre la Calabre et Les Pouilles. D’une beauté sèche, cette terre, le vieux Pasquale Serrai s’acharne à la cultiver, y trouvant la paix dont il est privé chez lui par une femme castratrice – Bianca – et une fille dominatrice – Lucia. Un foyer à l’opposé de celui de son ami Ninetto, marié à la sœur cadette de Bianca, avec qui il a eu Chiara. L’amitié entre Lucia et Chiara – bien qu’élevées ensemble – est imprégnée des rancœurs persistantes entre les deux sœurs. Bianca reprochant officiellement à Assunta son enfance choyée loin des privations qu’elle a endurées, plus sûrement sa beauté, dont sa fille a hérité. L’été 2005, Chiara a quinze ans. Le village s’apprête à célébrer la frisella. Les deux cousines se sont donné rendez-vous avant de prendre part aux festivités. Mais Chiara ne vient pas. Rapidement, l’hypothèse d’un enlèvement est avancée. C’est le début d’une escalade médiatique sans précédent. D’autant que peu de temps auparavant, un scandale avait déjà ébranlé la communauté. Sandro, qui nous relate les événements, quinze ans après, s’était attiré le courroux des habitants. Un ostracisme justifié par des comportements déviants, a fortiori pratiqués avec un étranger… Il n’en faut pas plus pour que les esprits s’échauffent. Des histoires de familles enfouies, une jalousie intégrée, des rancœurs non formulées, un mutisme tenace dans l’adversité et une peur de ce qui est étranger, sont les ingrédients d’un fait divers sordide, que les télévisions nationales s’empresseront de relayer. Tel un feuilleton à rebondissements, l’affaire est surmédiatisée, l’intimité de tous exposée, jusqu’à ce que la curiosité des téléspectateurs soit rassasiée. Giuseppe Santoliquido nous tient en haleine jusqu’au retournement final. Plus qu’une lecture d’été solaire et dérangeante, ce thriller familiale est une critique ouverte du voyeurisme assumé par nos sociétés. La fascination morbide qu’exerce la violence sur nos esprits, et son instrumentalisation par les médias sont ici pointées du doigt.

Les réactions, ensuite, s’enchaînent à toute marche, comme si ces gens étaient reliés entre eux par une chaîne sacrée, magique, qui n’était pas seulement celle de la parenté, de l’amitié, de l’intérêt, mais aussi d’un sentiment de peur viscérale inspiré par une loi antique, au point d’en perdre toute capacité de raisonner.

Vous savez, les vrais tribunaux ne siègent pas dans les palais de justice. Ils sont à l’extérieur, dans nos rues, sur les places de nos villes et de nos villages.

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Mon évaluation : 3,5/5

Date de parution : 2021. Grand format aux Éditions Gallimard, 272 pages.



 

D’autres recommandations pour l’été…

 

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Tsubaki, Aki Shimazaki : Le poids des secrets (Tome I)

« Je confesse maintenant la vérité. Ce n’est pas la bombe atomique qui a tué mon père. C’est moi qui l’ai tué. C’est une coïncidence que la bombe atomique soit tombée le jour de sa mort. » Cette révélation, Namiko se la prend de plein fouet quelques jours après le décès de sa mère. Celle-ci ayant pris soin de laisser deux lettres à son notaire. L’une adressée à sa fille, l’autre à son frère. Deuxième choc pour Namiko qui n’avait pas connaissance de l’existence de ce dernier. Quels secrets sa mère lui a-t-elle cachés toutes ces années ? En plus de lui révéler abruptement, et sans possibilité d’éclaircissements, des pans entiers de son passé, sa mère la missionne de retrouver ce frère qu’elle n’a pas revu depuis la fin de la guerre. Ou plutôt depuis l’explosion de la bombe atomique sur Nagasaki, qui a permis par un hasard bienheureux de masquer le crime commis. De ce passé tout ce qu’elle sait, c’est ce que sa mère a accepté de lui confier, avant de se taire et de ne plus jamais évoquer le sujet : « Il y a des cruautés qu’on n’oublie jamais. Pour moi, ce n’est pas la guerre, ni la bombe atomique. » Des secrets de famille enfouis, un amour adultère, un autre interdit qui va à l’encontre de toutes les règles sociales établies…dans cette lettre testamentaire à valeur de confession, Namiko voit se dérouler sous ses yeux les destins croisés de deux familles, que les désirs pervers et narcissiques d’un homme ont fait plier jusqu’à les faire imploser. Si la littérature japonaise excelle dans l’art de mettre en scène des personnages ambivalents en proie à des tiraillements d’ordre esthétique, liés à des questions d’honneur ou encore le fruit de désirs refoulés, Aki Shimazaki est une perle de la culture nippone. L’autrice japonaise allie concision et précision et n’a pas son pareil pour dépeindre la noirceur de l’âme humaine, ainsi que la complexité des liens familiaux dans un style minimaliste, limpide et addictif. De sa plume cristalline, elle nous attrape, nous envoûte, nous fait pénétrer dans un univers cotonneux que l’on quitte à regret. Avec pour seul réconfort, l’assurance de trouver en librairie un autre volet de cette superbe pentalogie.


Mon évaluation : 4/5

Date de parution : 1999. Grand format aux Éditions Actes Sud, poche chez Babel, 120 pages.


De la même autrice…

 

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Le grondement de la montagne, Yasunari Kawabata : une intimité dérangeante {Prix Nobel de littérature 1968}

« Soudain, le grondement de la montagne parvint jusqu’à Shingo. […] Il frissonna comme si l’heure de sa mort lui avait été révélée. » La mort, la solitude, la déliquescence de la cellule familiale, l’ambiguïté des relations…sont les obsessions qui habitent l’œuvre très imagée de Kawabata. Le flou qu’il entretient entre réel et irréel le distingue de ses contemporains : le torturé Mishima, suicidé par seppuku en vertu du sens de l’honneur – et le sulfureux Tanizaki – tendu vers le plaisir des sens et ses fantasmagories. Shingo est un vieillard épuisé, hanté par la mort qui le guette et la présence spectrale de la femme qu’il a aimée. Cette dernière est décédée et fut l’aînée de celle qu’il a épousée. Doté d’une forte sensibilité, le vieil homme est attentif au monde qui l’entoure, en particulier à sa belle-fille déstabilisée par l’absence et les infidélités de son mari. Comportement qu’il désapprouve ouvertement, le conduisant peu à peu à s’immiscer dans l’intimité du couple. À vingt ans, Kikuko est une jeune épouse inexpérimentée. Sa candeur et sa pureté émeuvent le vieil homme, dont l’esprit embrumé confond les traits avec ceux de celle qu’il aurait du épouser. Le glissement s’opère doucement, les relations se tendent, la nature des liens se brouille, une torpeur malsaine gagne lentement les habitants engourdissant chacun de leur mouvement. Ne pouvant s’afficher publiquement, les sentiments ambivalents qui tiraillent Shingo s’incarnent dans ses rêves, lieu d’expression de l’inconscient. En faisant se succéder des scènes très visuelles, alliant poésie et puissance d’évocation, Yasunari Kawabata nous fait pénétrer dans l’intimité fragilisée d’une famille traditionnelle nippone en restructuration. Hanté par le passé, le foyer peine à se régénérer. La promiscuité entrave la liberté de la jeune génération, l’empêchant de prendre son élan. À l’image de la société japonaise tiraillée entre tradition et modernité : passé, présent et futur essaient de cohabiter dans ce roman resserré, où les mariages s’enlisent au son du grondement de la montagne.


Mon évaluation : 4/5

PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE 1968

Date de parution : 1954. Grand format aux Éditions Albin Michel, traduit du japonais par Sylvie Regnault Gatier et Hisashi Suematsu, 272 pages.


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Suzuran, Aki Shimazaki : une nouvelle chance d’aimer (Tome I)

« Tu m’appelles sans voix, comme une clochette sans battant… » Dans un village reculé au pied du Mont Daisen, où l’on aperçoit la mer du Japon, Anzu pratique l’art de la poterie. Elle pétrit l’argile, module la matière, puis la glisse dans le Kama suivant un savoir ancestral hérité de son grand-père. Petite, c’est lui qui l’avait initiée à la céramique, décelant en elle un don particulier. Anzu a trente-cinq ans, un fils et un ex-époux ruiné dont elle a divorcé. Échaudée par son premier amour qui l’a quittée pour une autre, puis un mari qui l’a trompée, elle vit retirée, aspirant à une sérénité que ses proches ne cessent de troubler en cherchant à la caser. Contrairement à sa sœur aînée, dotée d’un charisme et d’un pouvoir de séduction innés, qui multiplie les relations avec désinvolture et légèreté sans se projeter dans la construction d’un foyer. Jusqu’au jour où cette dernière décide de lui présenter son fiancé. Un homme simple aux antipodes de ceux qu’elle a l’habitude de fréquenter, rencontré par le biais d’un rendez-vous organisé. Un choix étonnant au regard de la longue liste de prétendants. L’arrivée de Yûji ravive la jalousie entre les deux sœurs et fait ressurgir des secrets enfouis depuis des années, détruisant l’illusion d’une relation reposant sur de multiples mensonges et dissimulations. Dans une langue dépouillée, précise, d’une délicatesse infinie, Aki Shimazaki suit le fil de la vie d’une famille, perturbé par l’intrusion d’un étranger, dont la présence telle une onde de choc provoque des vibrations, modulant en profondeur la nature des relations. Ce soin accordé au détail et à la poésie, se manifeste jusque dans le titre, si bien choisi. Suzuran – muguet en français, est une fleur alliant douceur et force, et qui sous une apparente fragilité cache une forte toxicité : à l’instar des deux sœurs, dont la beauté vénéneuse de l’une tente d’éclipser et de corrompre la pureté de l’autre. Une situation délicate qui se dénouera avec grâce et subtilité, à l’image de ce roman tout en retenu finement brodé.


Mon évaluation : 4/5

Date de parution : 2020. Grand format aux Éditions Actes Sud, 168 pages.


De la même autrice…

 

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{Bilan 1er semestre 2021} : #COUPDECŒURLITTÉRAIRE

La première moitié de l’année vient de s’écouler, l’été pointe le bout de son nez et les valises sont presque bouclées… et là c’est le drame : vous séchez sur le choix des livres à emporter. Si vous êtes à court d’idées, ou tout simplement incapable de trancher, je reviens ici sur mes GROS coup de cœur des six premiers mois de l’année et vous invite à y piocher des idées. 🌞 ⛱ 


🌊 Les vagues de Virginia Woolf

Don’t be afraid of Virginia Woolf !

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Je ne pouvais pas commencer cette sélection par un autre livre que ce roman polyphonique, qui sous la forme d’une élégie retrace à travers leurs monologues intérieurs la vie de six amis. Difficiles d’accès, hermétiques, les écrits de l’immense romancière anglaise ont tendance à nous résister. Et pourtant, Les vagues est d’une somptuosité rare. Je crois que c’est le seul livre dont le style m’a tant éblouie, que j’en ai pleuré…de beauté. Lire Les vagues, c’est toucher du doigt une sensibilité à fleur de peau, effleurer l’esprit et l’âme d’un génie. (Lire la suite)


💔 À l’Est d’Eden de John Steinbeck

Une fresque familiale magistrale, une lutte acharnée entre le bien et le mal

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Réécriture moderne du mythe biblique d’Abel et Caïn, À l’est d’Éden est le chef-d’œuvre de John Steinbeck. Une grande fresque familiale, où les destins de deux générations de frères s’entrecroisent pour tisser un roman d’une beauté absolue. John Steinbeck ausculte les forces à l’œuvre dans le cœur de l’homme, mélange de rancœur, d’amour et de jalousie. Une énergie aussi élévatrice que destructrice lorsque le sentiment de rejet se meut en cécité, attisant dans le cœur du frère laissé de côté le désir de se venger. Située dans la vallée de la Salinas en Californie – d’où vient l’auteur et où se déroulent la majorité de ses romans, cette saga familiale est un monument de la littérature américaine à découvrir absolument ! (Lire la suite)


👥 Normal People de Sally Rooney

L’amour moderne au scalpel

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Véritable phénomène d’édition, l’autrice irlandaise est d’une précocité bluffante. Normal People est un livre brillant, fulgurant et terriblement intelligent sur l’influence qu’exerce autrui sur nos vies. Second roman de Sally Rooney, ce texte salvateur met en scène deux jeunes adultes qui détricotent leur schéma de pensée, pour réaliser que leur singularité est avant tout fondée sur leurs fragilités, choses précisément pour lesquelles ils sont aimés. (Lire la suite)


📖 Soixante-neuf tiroirs de Goran Petrović

Un lieu où s’aimer

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De temps en temps, une pépite tombée dans l’oubli en est extirpée par une maison d’édition bien avisée. C’est le cas ici. Goran Petrović livre une démonstration éblouissante des pouvoirs immenses du romancier capable de s’affranchir de la réalité pour jouir pleinement de sa liberté de créer. Le livre prend vie et devient un lieu de refuge permettant à une liaison, empêchée dans la réalité, de s’épanouir pleinement…jusqu’à ce la réalité vienne rattraper les deux amants. Merveilleux et vertigineux ! (Lire la suite)


✍️ Expiation de Ian McEwan

Le romancier, un démiurge tout puissant

Témoin privilégié d’un acte révoltant, une jeune fille pose un jugement altéré sur les événements et condamne un innocent. Une faute qu’une vie à expier ses péchés ne suffit pas à racheter. Sauf peut-être en devenant romancier… Une réflexion éblouissante sur le pouvoir de création et une déclaration d’amour à la fiction. (Lire la suite)


🏳️‍🌈 De sel et de fumée d’Agathe Saint-Maur

Une histoire d’amour tragique et incandescente à Paris entre deux hommes issus de milieux différents (#PremierRoman)

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C’est l’histoire d’une passion amoureuse partie en fumée le jour où Lucas – vingt ans, étudiant engagé – tombe, roué de coups par des militants excités à l’idée de casser du « pédé ». Premier roman époustouflant, De sel et de fumée est une histoire d’amour tragique portée par une langue sèche, contenue, brute, parfaitement maîtrisée, incisive, creusant des sillons chargés d’émotions. (Lire la suite)


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Filles de la mer, Mary Lynn Bracht : le destin des “femmes de réconfort” coréennes esclaves sexuelles des soldats japonais

« Elle était arrivée par l’un de ces trains, désignée comme “marchandise de première nécessité” sur l’inventaire de l’armée. » 1943, Île de Jeju, au sud de la Corée. Le pays est occupé par les Japonais, la population spoliée. Hana, 16 ans, appartient à une communauté de femmes indépendantes : les Haenyeo, des plongeuses en apnée détentrices d’un savoir millénaire transmis de mère en fille. Alors qu’elle plonge au large, Hana repère un groupe de soldats japonais sur le rivage. Terrifiée à l’idée que sa sœur, restée sur la plage, ne soit repérée, elle s’interpose et parvient in extremis à la cacher. Acte de protection, d’amour et de bravoure qui lui vaudra d’être kidnappée, séquestrée, puis envoyée dans un bordel en Mandchourie pour servir d’esclave sexuelle aux soldats japonais. Ployant sous le poids de la culpabilité, sa petite sœur Emi a occulté cet épisode traumatique. Ce n’est que des années après, que dans ses rêves les souvenirs commencent à refluer. Construite sur une double temporalité, la narration fait alterner les voix des deux sœurs : en 1943 au moment des faits, et en 2011, alors qu’Emi se rend aux manifestations du mercredi à Séoul dans l’espoir de retrouver la trace de sa sœur aînée, qu’elle est convaincue d’avoir condamnée en ne s’étant pas manifestée. S’appuyant sur l’histoire vraie des “femmes de réconfort” coréennes, Mary Lynn Bracht fait s’entrecroiser la petite et la grande histoire dans un premier roman déchirant et édifiant. À peine pubères, ce sont près de 200 000 jeunes filles qui ont été enlevées à leur famille et employées par l’armée japonaise comme esclaves sexuelles. Crime de guerre perpétré pendant la Seconde Guerre mondiale que le Japon continue à nier, bien que la parole se soit libérée et les témoignages multipliés. À la fois fresque historique, saga familiale et portraits de femmes bouleversants, Filles de la mer nous raconte l’histoire tragique d’une famille coréenne décimée, d’un deuil impossible et de deux sœurs que la violence des hommes a séparées. Chacune se raccrochant à l’espoir ténu de se retrouver.


Mon évaluation 4/5

Date de parution : 2018. Grand format aux Éditions Robert Laffont, Poche chez Pocket, traduit de l’anglais par Sarah Tardy, 432 pages.

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Au nord du monde, Marcel Theroux : un western féminin.iste post-apocalyptique dans le Grand Nord

« Chacun s’attend à assister à la fin de quelque chose. Ce à quoi nul ne s’attend, c’est à assister à la fin de toute chose. » Dernière survivante d’une famille de colons décimée, Makepeace incarne les vestiges d’une utopie avortée. Une société survivaliste pensée comme une alternative au système capitaliste, mais que les dérives de ce dernier ont rattrapée. Revolver à la ceinture, Makepeace arpente à cheval les rues désertes d’une ville fantôme du Grand Nord, hantée par les souvenirs du pensée qu’elle peine à ravaler et dont les contours ont commencé à s’estomper. De cette terre de Sibérie, que la Russie a loué à des familles de pionniers pour la repeupler, il ne reste que des maisons délabrées et des carcasses d’animaux éventrés. Quelles est l’origine du cataclysme qui a tout dévasté ? Que sait-on de ce qu’il s’est passé ? Peu de choses. Hormis que des vagues de gens affamés sont venues s’échouer dans cette parcelle du bout du monde, fuyant désespérément la civilisation et la surpopulation. Les pénuries se sont succédées aiguisant la colère des pionniers et déclenchant des rixes avec les nouveaux arrivés, puis les épidémies ont parachevé l’œuvre d’autodestruction déjà entamée. Du monde d’avant, Makepeace conserve un pan de visage brulé et la volonté farouche de continuer à avancer. Coûte que coûte. D’autant que son quotidien monochrome est épisodiquement troublé par le passage au loin d’une colonne d’esclaves ou d’un avion, ultimes marqueurs d’une forme de civilisation. Makepeace est une guerrière, incapable de poser les armes tant que l’espoir de rejoindre une communauté de survivants ne l’a pas quittée. Alors, le courage en bandoulière, travestie en garçon pour ne pas éveiller les soupçons, elle prend la route. À mille lieux du western traditionnel, Marcel Theroux signe une fable post-apocalyptique d’inspiration biblique dont le charme repose principalement sur la personnalité d’une héroïne féminine au caractère bien trempé. Cette dystopie, à mi-chemin entre La route de Cormac McCarthy et l’épisode du Déluge, relève davantage du roman d’atmosphère que d’aventure et résonne étrangement avec notre présent.


Mon évaluation : 3/5

Date de parution : 2010. Grand format (réédition) aux Éditions Zulma, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Stéphane Roques, 400 pages.


Pour les amateurs de westerns

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