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Conversations entre amis, Sally Rooney : les jeux du polyamour et de l’adultère

« Il faut vivre certaines choses pour les comprendre. On ne peut pas toujours tout analyser. » Sexualité et cérébralité ; certitudes, quant à la nécessité de trouver une alternative au capitalisme libéral, de déconstruire le système patriarcal, l’hétéronormativité et son apparente stabilité ; doutes, quant à la place que l’on occupe dans une société où toutes les valeurs structurantes vacillent, toute la subtilité de la plume de l’autrice irlandaise Sally Rooney réside dans son habileté à mettre le doigt sur le malaise des jeunes générations. Celle que beaucoup considèrent – à juste titre – comme un génie précoce des lettres, et qui m’avait déjà éblouie avec Normal People, campent des héroïnes engagées, subversives, tout en étant dotées d’une extrême sensibilité, d’une porosité à un monde qu’elles critiquent ouvertement. Frances et Bobbi se produisent sur les scènes littéraires dublinoises. Poètes-performeuses et étudiantes, amies et anciennes amantes, les deux jeunes femmes expérimentent une amitié amoureuse aux contours flous. Faite d’admiration, d’interprétations, de jalousie aussi, mais surtout d’une tendresse infinie, leur relation est à l’image de leur identité (sexuelle) : mouvante. Lors d’une soirée, elles rencontrent Melissa – photographe – et Nick, son mari – acteur. Alors qu’entre Melissa et Bobbi – grande gueule charismatique aux prises de positions féministes tranchées, le courant passe immédiatement, Frances – plus effacée avec une tendance à se dévaloriser, s’étonne de la complicité qui se crée avec Nick. Par le biais de la relation adultérine entre Frances et Nick, c’est le couple comme lieu de pouvoir qui est ausculté. Les rapports de domination, reposant sur la séduction, la fascination intellectuelle, la honte sociale…sont principalement alimentés par les subterfuges de Frances visant à cacher sa vulnérabilité et par l’idée que l’autre posséderait ce qui lui ferait défaut. Se laissant prendre aux jeux du polyamour et de l’adultère, les héroïnes de Sally Rooney testent leurs limites, s’oublient, pour mieux se rebeller, comme si c’était pour elles le moyen de voir jusqu’où l’influence de l’autre sur l’estime de soi peut mener.

J’étais sérieuse avec Philip quand je lui avais dit ne pas vouloir de travail. Je n’en voulais vraiment pas. Je n’avais aucun projet d’avenir financièrement viable : je n’avais jamais voulu gagner de l’argent en échange d’un travail. […] Je savais que je serais bien obligée d’avoir un jour un boulot à plein temps, mais je n’avais jamais imaginé un avenir radieux dans lequel je serais payée pour participer au fonctionnement de l’économie. Parfois, ça me semblait traduire une incapacité à m’intéresser à ma vie, ce qui me déprimait. D’un autre côté, j’avais le sentiment que mon désintérêt pour l’argent était idéologiquement sain. J’avais cherché quel serait le revenu de chacun si on divisait le PIB mondial par le nombre d’habitants sur terre, et d’après Wikipédia, on aboutissait à 16 100 dollars. Je ne voyais aucune raison, qu’elle soit politique ou financière, de gagner davantage que cette somme.

Je ne savais pas que tu me voyais à ce point subversive. En réalité, je n’ai aucun mépris pour ta maison. J’aurais rêvé que ce soit la mienne. Je rêvais de ta vie tout entière. Peut-être que je t’ai fait des crasses à cause de ça, mais je suis pauvre, et toi, tu es riche. Je n’ai pas essayé de détruire ta vie, j’ai essayé de te la voler.


Mon évaluation : 3,5/5

Date de parution : 2017. Grand format aux Éditions de l’Olivier, poche chez Points, traduit de l’anglais (Irlande) par Laetitia Devaux, 352 pages.


Idées de lecture…

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Lovesong, Jane Sanderson : la mélodie du bonheur

Publié sur

« Make me dance, I want to surrender. Your familiar arms I remember. » 1978, Sheffield. Alison, en transe sur la piste de danse, yeux fermés, pieds nus, d’une beauté magnétique, oscille sur “Pump it up”. Tandis que Daniel, les yeux rivés sur elle, est subjugué par le naturel avec lequel son corps épouse les accords. Elle a 16 ans, lui 18. Ils sont fous amoureux et savourent leur bonheur sans avoir pleinement conscience de la force du lien qui existe entre eux. 2012, Édimbourg/Australie. Les années ont passé. Et si certains souvenirs se sont émoussés, les braises de leur histoire d’amour empêchée n’attendent que d’être soufflées. Quand Alison, devenue romancière à succès en Australie, où elle vit avec ses filles et son mari, reçoit un lien vers la chanson d’Elvis Costello, c’est tout un pan du passé qui ressurgit. Les accords entraînants la propulsent trente ans en arrière, lui faisant remonter le temps aux côtés du garçon qu’elle a abandonné sans explications. À l’époque, les mots lui manquaient pour exprimer toute la honte que sa famille dysfonctionnelle lui inspirait : une mère alcoolique, un beau-père violent et un père ayant déserté le foyer. Un soir de juillet, alors qu’elle devait assurer un concert avec Daniel, Alison disparaît, laissant ce dernier démuni, seul, le cœur brisé. Faute d’avoir su communiquer, leurs chemins ont bifurqué, mais les sentiments sont restés, ne demandant qu’un signal pour être réactivés, qu’une musique bien choisie pour faire basculer leur vie. Après Costello, c’est au tour de Bowie, Blondie, Artic Monkeys, Rory Gallagher…toute une playlist rock-indie-pop mythique d’y passer et une conversation laissée en suspens de reprendre là où elle s’était arrêtée. Par le biais des chansons envoyées, se dessine la possibilité d’une seconde chance : celle de l’amour comme une évidence. D’une douce nostalgie, Lovesong de Jane Sanderson questionne la place que l’on occupe et les choix faits qui déterminent notre vie. Mais quand l’imprévu surgit, encore faut-il avoir le courage de tout lui sacrifier, de prendre le risque de ne pas laisser filer une seconde fois son premier amour retrouvé.


💞 Lovesong, c’est une très belle histoire d’amour…

Les amours manquées en littérature, c’est un sujet galvaudé, vu et rebattu. Et pourtant, ici la nostalgie d’un temps perdu, d’une époque où les cassettes/CD que l’on composait minutieusement permettant d’exprimer en musique ce que les mots peinaient à formuler, nous entraîne dans un voyage à remonter le temps d’une douceur infinie. D’une nostalgie et d’une mélancolie enveloppantes. Par pudeur, timidité ou tout simplement parce qu’à l’adolescence mettre des mots sur des sentiments n’est pas l’exercice le plus évident, Ali et Dan communiquaient en musique. Trente ans après, un monde les sépare : lui, a fait de sa passion son métier en devenant journaliste musical à Édimbourg ; elle, autrice d’un best seller Tell the story, sing the song connaît une ascension fulgurante à Adélaïde, en Australie. Chacun a fait sa vie, s’est marié, eu des enfants, s’est construit, mais n’a jamais oublié la soirée de Noël chez Kev Carter, le jive maladroit dansé dans une chambre du haut, les baisers mouillés, la première fois, l’évidence d’un premier amour, la simplicité avec laquelle l’autre se glisse dans votre univers, le modifiant imperceptiblement, jusqu’au jour où son absence fait tout chavirer. Alison avait pourtant tout bien compartimenté dans sa vie : la famille compliquée d’un côté, les soirées à ramasser sa mère ivre et les tessons de bouteille, le ventre noué à l’idée de ce qu’elle s’apprête chaque jour à découvrir la porte d’entrée poussée, de l’autre. Son quotidien à Attercliffe – un quartier ouvrier « complètement dégradé, le couloir de la mort de Sheffield » – Dan n’en a aucune idée, puisque Alison pétrifiée par la honte ne parle pas.

Après tout, il était entièrement protégé de la réalité honteuse de sa vie ; elle s’était tant évertuée à garder la frontière intacte entre son monde et le sien, à masquer le chaos. Comment pouvait-elle à présent tout lui déverser dessus : tous les détails misérables, intimes et bordéliques qui faisaient sa vie ; toutes les sorties de route de Catherine, de Martin, de Peter.

Lui qui a toujours connu la sécurité d’un foyer fiable, aimant, un endroit chaleureux qu’elle adore fréquenter, ne comprendrait pas. À cela s’ajoute les inquiétudes d’une mère (trop) protectrice flaire en Alison « un nid à problèmes ; une jeune fille chargée de trop de secrets ». En somme, un poids qui risque de peser sur son petit dernier, qu’elle ferait mieux d’écarter. Une famille défaillante, une mère intrusive, des non-dits, et un jour l’incident de trop. Alison s’enfuit de Sheffield sans un mot d’explication. Alors, le jour où Kev Carter, un ancien ami de lycée, envoie à Dan une notification vers le profil Twitter d’@AliConnorWriter, tout se brouille. Le cœur serré, Dan cherche le meilleur moyen de la contacter, lorsque des tréfonds de son esprit une idée de génie se fraye un chemin : un lien, « pas de mot, pas de message. Rien que la chanson, qui en disait long. » Le début d’une longue série de musiques échangées les conduisant dans le passé, là où tout est resté inachevé. Avec peut-être enfin la possibilité de vivre la vie qui les attendait.

Et à quoi il jouait ? Pourquoi c’était si important, même primordial, qu’Alison Connor ne lui file pas entre les doigts pour la deuxième fois ?

L’esprit de Dan filait à cent à l’heure tandis qu’il passait en revue les détails du passé. Ça aurait fait une sacrée différence… Pour lui, pour Alison, pour leur place dans le monde. Elle avait été son rêve en technicolor, son yello submarine, son alpha et son oméga, et ensuite, pendant au moins quelques années, toutes les couleurs s’étaient dissoutes et il s’était retrouvé plongé dans un décor en noir et blanc.


…une playlist rock de folie… 🎸

À écouter sur Youtube ou sur Spotify 🎶


…le livre de l’été ! ☀️

Rendez-vous manqués, amour adolescent, nostalgie des années lycée, douce mélancolie face à nos choix de vie, secrets de famille…tous les ingrédients sont présents dans ce roman pour en faire un livre parfait pour l’été ! À cela s’ajoute, ce charme si particulier que Jane Sanderson a su insuffler, par le biais de personnages incarnés et attachants que l’on suit à travers leurs difficultés à composer. Dans leurs questionnements existentiels, tel que : l’arbitrage entre liberté et responsabilité. Jusqu’où peut-on aller par amour sans blesser, ni trahir, les êtres que l’on a aimés à un moment de notre vie ? Sous ses airs faussement légers, Lovesong abordent des sujets plus profonds qu’il n’y paraît. Avec en fond, toujours, une playlist de qualité.


Mon évaluation : 4,5/5

Date de parution : 2022. Éditions Actes Sud, Trad. de l’anglais par Maya Blanchet, 384 pages.


Idées de lecture…

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Sur les chemins noirs, Sylvain Tesson : en marche !

« Non contents de tracer un réseau de traverse, les chemins noirs pouvaient aussi définir les cheminements mentaux que nous emprunterions pour nous soustraire à l’époque. » Après vingt ans de vagabondage, des montages de l’Himalaya aux immensités de la taïga, il aura fallu une nuit d’ivresse se soldant par une chute de 8 mètres d’un chalet alpin, pour stopper net la course effrénée de Sylvain Tesson. À cela, s’ajoute le décès brutal de sa mère. La gueule cassée, le corps en miettes, l’écrivain-voyageur se fait la promesse sur son lit d’hôpital d’arpenter la France à pied s’il se remet de son accident. Chose promise, chose due. En partant du Mercantour, direction le Cotentin, en passant par les Cévennes, le Massif Central, la Touraine et la Normandie, Sylvain Tesson, entreprend un voyage cathartique. Un pèlerinage initiatique à travers les sentiers ombragés de la France de l’hyper-ruralité. D’une topographie des « pistes oubliées », à une géographie de l’intime, l’écrivain-voyageur nous donne les outils d’une « disparition désirée, antidote contre la servitude volontaire ». Une fugue orchestrée. Traversée de fulgurances poétiques et d’aphorismes philosophiques, cette « cartographie de l’esquive et du temps perdu », est un récit de voyage conçu comme un manuel de survie à l’usage de ceux chez qui cette phrase de Cocteau ferait écho : « il est possible que le progrès soit le développement d’une erreur ». Un livre de chevet développant une stratégie de l’évitement, chantant les vertus d’une « dissimulation existentielle ». Aux chantres d’un monde global, mobile, ultra-connecté, Sylvain Tesson oppose le constat d’une société emmaillotée et fracturée. Se dessine au fil des chemins noirs le tableau d’une France à deux vitesses. Pour ne pas céder à la nostalgie, Sylvain Tesson se donne un défi : « déposer sur les choses le cristal du regard sans la gaze de l’analyse, ni le filtre des souvenirs ». La simplicité, par le biais de sa traversée de la France à pied, sera la clef de la reconquête de sa liberté. Et le voyage la condition de sa rémission. Sur les chemins noirs est un petit traité essentiel au message universel.

Pendant ces semaines de marche, j’allais tenter de déposer sur les choses le cristal du regard sans la gaze de l’analyse, ni le filtre des souvenirs.

Non contents de tracer un réseau de traverse, les chemins noirs pouvaient aussi définir les cheminements mentaux que nous emprunterions pour nous soustraire à l’époque. Dessinés sur la carte et serpentant au sol ils se prolongeraient ainsi en nous-mêmes, composeraient une cartographie mentale de l’esquive. Il ne s’agirait pas de mépriser le monde, ni de manifester l’outrecuidance de le changer. Non ! Il suffirait de ne rien avoir en commun avec lui. L’évitement me paraissait le mariage de la force avec l’élégance. Orchestrer le repli me semblait une urgence. Les règles de cette dissimulation existentielle se réduisaient à de menus impératifs : ne pas tressaillir aux soubresauts de l’actualité, réserver ses colères, choisir ses levées d’armes, ses goûts, ses écœurements, demeurer entre les murs de livres, les haies forestières, les tables d’amis, se souvenir des mots chéris, s’entourer des siens, prêter secours aux êtres dont on avait connu le visage et pas uniquement étudié l’existence statistique. En somme, se détourner. Mieux encore ! disparaître. « Dissimule ta vie », disait Épicure dans l’une de ses maximes (en l’occurence c’était peu réussi car on se souvenait de lui deux millénaires après sa mort). Il avait donné là une devise pour les chemins noirs.


Mon évaluation : 5/5

Date de parution : 2016. Grand format aux Éditions Gallimard, poche chez Folio, 176 pages.


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Homesman, Glendon Swarthout : il était des femmes dans l’Ouest

« Elles rentraient chez elles, fantômes de ce qu’elles avaient été, bien sûr, mais elles rentraient chez elles pour retrouver leurs racines en femmes libérées, retrouver les bras de leurs proches et la clémence de leur Créateur. » Idyllique la conquête de l’Ouest pour les femmes de pionniers ? La quête d’aventure et de liberté, ainsi que le rêve de se réinventer, une fois confrontés à la rudesse des hivers en solitaire passés à la Frontière s’émoussent.  Au milieu du 19e siècle, quatre femmes : Theoline Belknap, Arabella Sours, Hedda Petzke et Gro Svendsen en font les frais. Ainsi, la première, après avoir accouché seule, décide de se débarrasser du nouveau-né. La seconde, âgée d’à peine dix-neuf ans, vrille lorsque que ses trois enfants meurent coup sur coup de la diphtérie. La troisième, traumatisée par une attaque de loups, dont les cadavres criblés de balles sont retrouvés au pied de son lit par son mari, se réfugie dans la folie. Quant à la quatrième, ivre de rage suite aux assauts répétés de son mari qui s’acharne à la traiter comme une terre à labourer, se rebelle et tente de le tuer. Face à la nécessité de reconduire ces quatre femmes brisées dans leur famille et au désistement de maris lâches et démunis, une femme seule, courageuse et célibataire, se porte volontaire pour effectuer un voyage requérant de traverser à chariot d’Ouest en Est les États-Unis. Pour la seconder : Briggs, un déserteur, voleur de surcroît, hissé en haut d’une corde par les habitants de la communauté, qu’elle sauve in extremis en échange de sa promesse de les conduire jusqu’au Missouri. Portrait d’une femme émancipée et d’un “fruit pourri” au départ aussi sec que les routes qu’ils s’apprêtent à arpenter, Homesman (“Rapatrieur” en français) de Glendon Swarthout est un western sensible. Une épopée initiatique mettant en scène des femmes aux destins tragiques. Comme toujours dans les westerns, seul le chemin parcouru compte. Les épreuves endurées modifient en profondeur les êtres, qui au contact de leurs compagnons de route gagnent en humanité.


Mon évaluation : 4/5

Date de parution : 1988. Aux Éditions Gallmeister, traduit de l’anglais (États-Unis) par Laura Derajinski, 288 pages.


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La place du diamant, Mercè Rodoreda : domesticité & vertiges de la vie d’une femme au foyer dans l’Espagne franquiste

« J’ai poussé un cri infernal. Un cri que je devais porter en moi depuis des années […] et cette espèce de chose de rien du tout qui avait vécu si longtemps en moi, c’était ma jeunesse qui fuyait en poussant un cri que je ne savais pas interpréter… » Féminisme, répartition de la charge mentale au sein du foyer, domesticité et rapport complexe à la maternité, l’autrice catalane Mercè Rodoreda, dès 1962, dénonce dans ce texte réaliste et engagé d’une grande modernité les ravages psychiques d’une vie privée de liberté. Sous la forme d’un monologue intérieur, dont l’oralité favorise la proximité, La place du diamant nous fait pénétrer dans l’intimité d’une héroïne  modeste au destin sans éclat. Une plongée en apnée dans la psyché d’une femme du peuple confinée dans son rôle de femme au foyer. Un soir de bal dans le quartier barcelonais de Grácia, Natália est invitée à danser par un étranger. Alors qu’elle est déjà engagée, l’homme, sûr de lui, insiste et lui assène que d’ici un an il l’aura épousée. Dès leur rencontre, Quimet impose sa volonté et fait valoir ses droits de propriété. Un mariage et deux grossesses plus tard, Natália est coincée dans un quotidien étriqué. Son mari hypocondriaque et capricieux requiert autant d’attentions que ses enfants, dont le comportement calqué sur celui des parents s’inscrit dans la reproduction d’un schéma patriarcal immémorial. Ce mimétisme agaçant contribuant à renforcer le sentiment d’étouffement. Étrangère chez elle, mais surtout à elle-même, Natália, exténuée par la guerre civile ayant pour corollaire la pénurie et la misère, est assaillie de pensées suicidaires. Si les journées saturées par les taches domestiques, la privent de liberté, les nuits offrent un espace privilégié à son inconscient pour s’exprimer. Mais la frontière entre vie diurne et nocturne est poreuse. Dans la continuité de ces nuits agitées, ses mains, dans un spasme douloureux, empoignent un couteau pour l’instant d’après le relâcher, laissant après coup un arrière-goût nauséeux et le sentiment vertigineux d’être passée tout près de l’acte qui lui aurait permis de se libérer.


Mon évaluation : 3,5/5

Date de parution : 1962. Aux Éditions Gallimard, dans la collection L’Imaginaire, traduit de l’espagnol (catalan) par Bernard Lesfargues, 238 pages.


Idées de lecture…

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Shantaram, Gregory David Roberts : le roman-monde de l’Inde contemporaine, un récit autobiographique et une fresque épique {#BestSeller}

« Il y a un genre de chance qui consiste tout simplement à être au bon endroit au bon moment, […] et ça ne se produit vraiment que lorsqu’on débarrasse son cœur de toute ambition, de toute intention, de tout projet. Quand on s’abandonne complètement à l’instant doré du destin. » Récit autobiographie et fresque épique, Shantaram de Gregory David Roberts est une plongée pleine de fureur, de violence, d’amour et de vengeance dans l’Inde contemporaine à travers le destin d’un homme hors du commun. Après une descente aux enfers : divorce, perte de la garde de sa fille, addiction à l’héroïne l’ayant conduit au vol à main armée suivi d’une incarcération dans un quartier de haute sécurité, puis d’une évasion rocambolesque, Lin débarque avec son faux passeport néo-zélandais sur le tarmac de l’aéroport de Bombay. Tel un vortex, la cité l’aspire, outrepassant son statut de capitale du crime organisé, pour se révéler le refuge idéal d’étrangers en quête d’une nouvelle identité. Guidé par Prabaker, petit homme rond au sourire généreux, Lin est rebaptisé Shantaram : « homme de paix », et entame son chemin sinueux vers une rédemption qui ne cessera de lui glisser entre les doigts. Marionnette entre les mains de Madame Zhou – une maquerelle perverse, ou fils spirituel d’un seigneur de la mafia, il prendra des chemins de traverse. Sa vie devenant un roman-monde. Une quête de spiritualité vécue par un homme acharné à conquérir sa liberté, alors même que sa tête est mise à prix. Un homme tiraillé par la honte et la culpabilité. Ténébreux mais lumineux. Tour à tour médecin dans les bidonvilles, trafiquant de devises, d’armes, de drogue et faussaire, des fumeries d’opium aux champs de bataille afghans, le phénix saura se réinventer, « laissant la roue du destin entraîner sa vie entière avec elle ». Si Shantaram est le grand roman des choix, du hasard qui régit nos vies – à moins qu’elles ne soient le produit de la volonté de fanatiques ayant de l’argent et un plan, il est aussi celui du passé qui ne laisse aucun répit.

Il m’a fallu du temps et presque le tour du monde pour apprendre ce que je sais de l’amour et du destin, et des choix que nous faisons, mais le cœur de tout cela m’a été révélé en un instant, alors que j’étais enchaîné à un mur et torturé. Je me suis rendu compte, d’une certaine façon, à travers les hurlements de mon esprit, qu’en dépit de ma vulnérabilité, de mes blessures et de mes chaînes, j’étais libre : libre de haïr les hommes qui me torturaient, ou de leur pardonner. Ça n’a pas l’air d’être grand-chose, je sais. Mais quand la chaîne se tend et entaille la chair, quand c’est tout ce que vous avez, cette liberté est un univers entier de possibles. Et le choix que vous faites entre la haine et le pardon peut devenir l’histoire de votre vie.


Mon appréciation : 4/5

Date de parution : 2003. Grand format chez Flammarion, poche chez J’ai Lu, Trad. de l’anglais (Australie) par Pierre Guglielmina, 1 088 pages.


Idées de lecture…

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Croire aux fauves, Nastassja Martin : moitié femme moitié ours, une expérience animiste au cœur des montagnes du Kamtchatka

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« En ce jour du 25 août 2015, l’événement n’est pas : un ours attaque une anthropologue française quelque part dans les montagnes du Kamtchatka. L’événement est : un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent. » Au cœur des glaciers de la péninsule volcanique de l’Extrême-Orient russe, Nastassja Martin se retrouve nez à nez avec un ours. La collision entraîne l’hybridation de l’identité de l’anthropologue, réfractaire au “concept d’identité univoque” modelée par la modernité, qui fusionne avec celle de la bête blessée par un coup de piolet qu’elle parvient à lui asséner pour se dégager. Jamais le terme attaque n’est employé, plutôt celui de rencontre, de confrontation avec l’altérité. Celle de l’animal qui voit dans les yeux de la femme qui le défit sa propre humanité et cherche à lui arracher. Après de multiples opérations de reconstruction faciale, l’autrice revient dans ce texte autobiographique éblouissant sur ce qu’elle conçoit comme une (re)naissance et un voyage à la lisière d’un temps immémorial où “l’indistinction régnait”. De cette étreinte, la jeune femme de 29 ans ressort enrichie et non diminuée, malgré son visage défiguré. « Il y a eu hybridation et pourtant je suis toujours moi. Quelque chose qui ressemble à moi, les traits du masque animiste en plus : je suis inside out. Moitié femme moitié ours. » Une miedka. Un mélange entre humanité et animalité. Un être sorti des replis du temps, de là où l’homme était encore en phase avec la part sensible du vivant. Et si les pas de Nastassja Martin l’avaient sciemment conduit là-bas, au cœur même du sujet autour duquel elle gravite depuis tant d’années ? Soit l’étude de la cosmologie animiste. Une croyance allant à rebours du sens impulsé par la civilisation, pour qui tout doit être signifiant, entraînant inéluctablement un appauvrissement dans notre manière d’interagir avec le vivant. Fascinant et troublant, le récit de cette métamorphose est une invitation à accueillir l’inattendu, en se tenant à l’écoute de ce qui seul peut s’appréhender par le canal de notre sensibilité, la rationalité mise de côté. Une invitation à renouer avec notre animalité, à croire aux fauves.

J’écris depuis des années autour des confins, de la marge, de la liminarité, de la zone frontière, de l’entre-deux-mondes ; à propos de cet endroit très spécial où il est possible de rencontrer une puissance autre, où l’on prend le risque de s’altérer, d’où il est difficile de revenir.

Je voudrais lui expliquer que je collecte depuis des années des récits sur les présences multiples qui peuvent habiter un même corps pour subvertir ce concept d’identité univoque, uniforme et unidimensionnel.

Je ne me ressemble plus, ma tête est un ballon griffé de cicatrices rouges et enflées, de points de suture. Je ne ressemble plus et pourtant je n’ai jamais été aussi proche de ma complexion animique ; elle s’est imprimée sur mon corps, sa texture reflète à la fois un passage et un retour.

Je veux devenir une ancre. Une ancre très lourde qui plonge jusque dans les profondeurs du temps d’avant le temps, le temps du mythe, de la matrice, de la genèse. Un temps proche de celui où les humains peignent la scène du puits à Lascaux. Un temps où moi et l’ours, mes mains dans ses poils et ses dents sur ma peau, c’est une initiation mutuelle ; une négociation au sujet du monde dans lequel nous allons vivre. Les bateaux flottent et je visualise cette ancre disparaître dans un espace qui me précède et qui me fonde. Je me dis que si j’y arrime mon embarcation, elle ne dérivera plus : elle ondulera sur la surface présente du présent.

Être moi aujourd’hui, c’est refuser le consensus, éviter le concordat sans toutefois recourir au hara-kiri.

Je dois trouver la position d’équilibre qui autorise la cohabitation d’éléments de monde divergents, déposés dans le fond de mon corps sans négociation. Tout a déjà eu lieu : mon corps est devenu un point de convergence. C’est cette vérité iconoclaste qu’il faut intégrer et digérer. Il me faut désamorcer l’animosité des fragments de mondes entre eux et à l’intérieur pour ne considérer ici que leur alchimie future. Et pour parachever cette opération de corps et d’esprit, il faut dès à présent refermer les frontières immunitaires, recoudre les ouvertures, les résorber, c’est-à-dire décider de clore. Il faut cicatriser. Clore, c’est accepter que tout ce qui a été déposé en moi en fait désormais partie, mais que dorénavant ont n’entre plus.


Mon évaluation : 4,5/5

Date de parution : 2019. Grand Format chez Verticales, 160 pages.


Idées de lecture…

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{Poésie Indienne} : Le Jardinier d’amour, Rabindranath Tagore

Sonder le cœur de l’être aimé…avec la poésie lyrique et exaltée de Rabindranath Tagore (Prix Nobel de littérature 1913) ♥️



Votre regard anxieux est triste. Il cherche à connaître ma pensée.
La lune aussi veut pénétrer la mer.
Vous connaissez tout ma vie, je ne vous ai rien caché. Voilà pourquoi vous ignorez tout de moi.
Si ma vie était une gemme, je la briserais en cent morceaux, et de ces parcelles, je vous ferais un collier que je mettrais à votre cou.
Si ma vie n’était qu’une fleur, douce et menue, je la cueillerais de sa tige pour la poser dans vos cheveux.
Mais elle est un cœur, mon aimée. Où sont ses limites ?
Vous ne connaissez pas les bornes de ce royaume et cependant vous en êtes la reine.
Si mon cœur n’était que plaisir, vous le verriez fleurir en un sourire heureux et vous le pénétreriez en un instant.
S’il n’était que souffrance, il fondrait en larmes limpides, reflétant sans un mot son secret.
Mais il est amour, ma bien-aimée.
Son plaisir et sa peine sont illimités, sa vie, sa misère et sa richesse sont éternelles.
Il est aussi près que votre vie même, mais jamais vous ne le connaîtrez tout entier.


PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE 1913

Date de parution : 1935. Collection Poésie Gallimard, Trad. de l’anglais (Inde) par Henriette Mirabaud-Thorens et Mme Sturge Moore, 216 pages.

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{Sélection spéciale} : #PavésLittéraires

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En jetant un œil sur les romans qui m’ont le plus marquée, je constate qu’une majorité de pavés : épopées, sagas familiales, romans-fleuves de plusieurs centaines de pages figurent dans mon panthéon littéraire. Souffle romanesque, construction complexe, aventure au long cours et immersion longue durée dans les destinées de personnages à qui l’on s’attache et quitte à regret…les arguments en faveur des pavés sont nombreux.


Pour piocher quelques idées de lecture, je vous ai glissé une liste non exhaustive de pavés que j’ai aimés et l’incipit prometteur de ma lecture en cours : Shantaram de Gregory David Roberts, qui a de grandes chances de rejoindre la short list.

🇺🇸 À l’Est d’Eden de John Steinbeck
🖼 Le Chardonneret de Donna Tartt
🍫 La huitième vie de Nino Haratischwili
❤️️ Aurélien d’Aragon
🌾 Lilas rouge de Reinhard Kaiser-Mühlecker
🐊 Le Prince des marées de Pat Conroy
⚔️ Les trois mousquetaires d’Alexandre Dumas
🎻 Confiteor de Jaume Cabré
🕯 Le Nom de la rose d’Umberto Eco
💣 La fabrique des salauds de Chris Kraus
🏦 Les frères Lehman de Stefano Massini
🩸 Gagner la guerre de Jean-Philippe Jaworski



⋆ ☾ • Shantaram •𓃰⋆

« Il m’a fallu du temps et presque le tour du monde pour apprendre ce que je sais de l’amour et du destin, et des choix que nous faisons, mais le cœur de tout cela m’a été révélé en un instant, alors que j’étais enchaîné à un mur et torturé. Je me suis rendu compte, d’une certaine façon, à travers les hurlements de mon esprit, qu’en dépit de ma vulnérabilité, de mes blessures et de mes chaînes, j’étais libre : libre de haïr les hommes qui me torturaient, ou de leur pardonner. Ça n’a pas l’air d’être grand-chose, je sais. Mais quand la chaîne se tend et entaille la chair, quand c’est tout ce que vous avez, cette liberté est un univers entier de possibles. Et le choix que vous faites entre la haine et le pardon peut devenir l’histoire de votre vie. »

***

Et vous, préférez-vous les lectures brèves ou s’étirant sur le temps ?

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De la forêt, Bibhouti Bhoushan Banerji : le premier grand roman écologique

Effrayées par la foule, les déesses sylvestres s’enfuiraient et, avec l’arrivée des hommes, l’enchantement de la forêt disparaîtrait, toute beauté perdue.

Loin de l’effervescence de Calcutta, immergé dans la solitude boisée de la jungle de Labatuliya au pied de la montagne de Mahalikharup, un jeune bengali fait l’expérience d’un retour à l’état de nature. Fraîchement diplômé, mais faute de débouchées, Satyacharan est embauché par une famille aisée en tant que régisseur forestier. Envoyé aux confins du Bihar dans le Nord Est de l’Inde, il est chargé de distribuer des terres à des métayers en vue de les cultiver. Alors que les années passent, que le charme enchanteur de cette immensité végétale immaculée l’envoûte – lui procurant un sentiment grisant d’indépendance et de liberté – et que son œil gagne en acuité au contact des habitants originaux et attachants de la forêt, le citadin frileux se dépouille des oripeaux de la civilisation et se plaît à évoluer en marge de la société. La vie au sein de cette végétation luxuriante l’amenant à questionner la notion de progrès, consistant à défricher la forêt à des fins de rentabilité. Considéré comme le premier grand roman écologique, De la forêt est un manifeste de paix. La solidarité, préservée par la précarité rurale, s’étiole dans les villes indiennes surpeuplées – jetant sur la pauvreté une lumière criarde, ou dans les bidonvilles que sont condamnées à devenir les terres défrichées que le jeune homme contribue à distribuer. Sa mission le plaçant dans la position insoutenable d’artisan de la destruction d’un écosystème préservé. Cette prise de conscience se fera, pas à pas, au contact de l’usurier millionnaire Dhaotal Sahu, du descendant d’une ancienne lignée royale, de Raju Panré, un poète philosophe passant ses journées à célébrer le culte des divinités ou encore d’un jardinier « adorateur de la beauté », consacrant sa vie à planter de nouvelles boutures sur les collines vallonnées. Bibhouti Bhoushan Banerji – ayant lui-même fui Calcutta après le décès de son épouse – signe un récit autobiographique savoureux, conçu comme un voyage initiatique et la chronique poétique d’un éveil écologique.


Journal de bord écologique & récit initiatique

J’avais du mal à me faire à cet endroit. J’arrivais tout juste du Bengale, j’avais toujours vécu à Calcutta, et cette solitude boisée pesait comme une pierre sur ma poitrine.

Rédigé à la manière d’un journal de bord découpé en courts chapitres, De la forêt est avant tout un récit autobiographique. L’histoire personnelle de Bibhouti Bhoushan Banerji l’a conduit a tout quitter pour expérimenter cet état en retrait du monde, où le temps est suspendu. À travers les yeux de son héros, l’écrivain bengali – connu pour son chef-d’œuvre La complainte du sentier adapté au cinéma – parvient à nous immerger dans une nature luxuriante, immuable, à nous communiquer la fascination qu’il a dû éprouver face à celle-ci. À son contact, son cœur s’élargit, son esprit atteint une forme de quiétude, tout son être se coule dans une torpeur douce, loin du tumulte des villes surpeuplées dans lesquelles il a été élevé. Avant d’atteindre cet état de sérénité, Satyacharan fait l’apprentissage de la liberté.

Du vertige de la solitude au grisant sentiment de liberté

Plus les jours passaient, plus je tombais sous le charme et la fascination de la forêt. Je serais incapable de décrire cette solitude, ou la forêt de tamaris sauvages rougie par le soleil couchant. J’avais de plus en plus l’impression que je ne pourrais plus retourner au tumulte de Calcutta en laissant derrière moi cette liberté, cette indépendance, le parfum frais de la terre brûlée de soleil et cette immense forêt qui s’étendait jusqu’à l’horizon.

Jeune citadin, Satyacharan n’a aucune idée des six années qui l’attendent aux confins du Bihar. Le processus qui le conduira à se délester peu à peu de sa peur de la solitude et à apprivoiser les étendues infinies de la forêt prendra du temps. Chaque micro-événement, chaque rencontre avec les habitants peuplant la forêt, contribueront à éduquer son œil. À développer sa sensibilité et à aiguiser ses sens. Les peurs bloquantes éprouvées au début de son voyage reposent essentiellement sur un système fait d’habitudes, non sur la perception rationnelle d’un danger imminent contre lequel il faudrait se protéger. D’où le rôle clé du temps.

Pour être honnête, c’est en venant ici que j’ai appris ce que la vie avait à m’enseigner, appris à réfléchir et à méditer sur les choses. Les idées innombrables qui prennent forme, des souvenirs du passé qui reviennent en mémoire – jamais auparavant je n’avais savouré ainsi les joies de mon propre esprit. Avec le temps, cette joie se transforma en une ivresse qui m’envahit le cœur, malgré les mille et une questions auxquelles je devais faire face.

Quel bien-être de s’en aller contre le courant du temps en traversant les centaines de siècles du passé, tel le flot lent de la Yamuna !

Un peu sous l’influence de Jaypal et un peu sous celle de cette nature parfaitement libre, j’étais peu à peu devenu une personne aussi détachée, indifférente et dépourvue de désir que lui. Mes yeux s’ouvraient sur ce que je n’avais jamais vu, et des idées auxquelles je n’avais jamais pensé bourgeonnaient dans mon esprit. J’en étais arrivé à aimer tellement ces grands espaces et ces forêts profondes qu’un voyage de travail à Purnea ou à Monghyr, même pour une seule journée, m’était devenu insupportable et remplissait mon cœur d’angoisse. Je n’avais plus qu’une idée en tête – retourner à ma jungle, me replonger dans sa solitude, dans son merveilleux clair de lune, son coucher de soleil, ses immenses nuages d’orages printaniers et ses nuit d’été remplies d’étoiles.

Tout en chevauchant au clair de lune, je me disais que c’était là une autre vie qui devait tenter ceux qui n’aiment pas rester enfermés entre quatre murs, que la vie de famille n’attire pas et qui ont des fourmis dans les jambes : en un mot, des gens hors du commun. Au début, quand j’arrivai de Calcutta, la terrible solitude et cette vie sauvage m’étaient intolérables ; par la suite, elles me semblèrent préférables à toute autre. La nature rude et barbare m’a initié au mantra de la liberté et de l’indépendance ; serais-je à nouveau capable de me laisser enfermer, comme un oiseau sur son perchoir, dans la cage de la ville ? Je chevauchais librement, rapide comme le vent, sous le ciel éclairé la lune de la forêt de sal et de flamboyants et les rochers de ce espace désert. Je n’aurais voulu échanger cette joie contre aucune richesse de ce monde.

La civilisation : synonyme de destruction

La tension – si tension il y a – réside dans le dilemme qui se pose au héros. D’un côté, chargé de distribuer des terres aux fermiers, ce dernier participe activement à la déforestation d’espaces où la main de l’homme ne s’était encore jamais posée. De l’autre, il est envouté par la beauté sauvage de cette nature intacte et se perd dans la contemplation de l’éclat laiteux de la lune sur les montages escarpées, se détachant sur le bleu profond des nuits étoilées au cœur de la jungle. Satyacharan peut rester des heures immobile, en silence, à observer les jeux de lumières, « l’immensité verte ondoyant sous le vent chargé d’humidité de la mousson », la course d’une antilope nilgai près de l’étang de Sarasvati.

Il y a des chemins dans ce monde que peu de gens empruntent, des chemins où le flot de vies étonnantes se croisent et s’écoulent dans le lit caillouteux de rivières inconnues. Ces chemins, je les ai parcourus, et aujourd’hui encore je ne peux oublier cette rencontre.

Mais ces souvenirs ne sont pas joyeux, ils sont douloureux. C’est de mes mains que cette nature sauvage et libre a été détruite, et je sais que les divinités de la forêt ne me le pardonneront jamais. On dit que le poids du péché est plus léger si le pécheur le confesse.

Tel est l’objet de ce récit.

Progrès, précarité & solidarité

De la forêt est un texte engagé qui met le doigt sur la corrélation entre progrès et effilochement du lien social. Malgré le découpage de la société en castes hermétiquement cloisonnées, la précarité des paysans favorise les élans de solidarité. Mouvement que la vie civilisée, par le biais de la propriété privée, de la vie dans des habitations séparées – les huttes en pailles faites « d’un tressage d’herbes de kans et de feuilles de tamaris sauvages séchées » étant à terme remplacées par « des petites maisons de plain-pied ou à un étage, laides, mal construites, entassées les unes à côté des autres, des bidonvilles serrés, des buissons de ronces au milieu des ordures, des tas de bouse près des étables des vaches et des buffles » – a participé à fragiliser.

Panthéisme & Spiritualité

En se faisant le fossoyeur d’un écosystème préservé avant son arrivée, l’homme se coupe de lui-même. Il perd le lien qui relie à son humanité et au reste du vivant. L’auteur bengali Bibhouti Bhoushan Banerji dépeint une nature exigeante et intransigeante requérant une immersion complète pour s’offrir pleinement.

Le don que fait la nature à ceux qui l’aiment n’est pas de peu de valeur, mais elle ne fait ce don qu’à celui qui l’a servie longtemps. C’est une maîtresse au tempérament jaloux ! Si l’on veut la nature il faut vivre uniquement en son sein ; un simple coup d’œil ailleurs, et telle une jeune fille blessée, elle ne se découvrira plus. Mais immerge-toi en elle, oubliant toute autre chose, et avec générosité elle déversera sur toi joie, beauté et une paix merveilleuse – jusqu’à en perdre la raison. L’enchanteresse reine nature, jour et nuit, te charmera de mille façons ; elle fera naître en toi une autre vision, élargira ton esprit et t’emmènera à la lisière de l’immortalité.

La spiritualité est au cœur de ce texte écologique et philosophique. Au principe de transcendance : l’idée selon laquelle un Dieu unique se positionnerait en surplomb, Bibhouti Bhoushan Banerji oppose le principe d’immanence : la nature est un tout, Dieu partout. En cela, il réévalue la place qu’occupe l’homme dans la chaîne du vivant et réajuste notre périmètre d’action, nous invitant à faire preuve d’humilité et de respect.

Cette divinité dont je rêvais la présence n’était pas que le juge, le maître du bien et du mal, l’omniscient et le clairvoyant l’indestructible et l’immuable, etc. Elle n’était pas cachée sous les habits d’une obscure philosophie. Souvent, en regardant le crépuscule avec ses nuages pourpres tombant sur les plaines de Narha-baihar ou d’Ajmabad, ou bien en contemplant le clair de lune illuminant cette étendue inhabitée allant jusqu’à l’infini, je me disais qu’elle était l’amour et le romanesque, la poésie et la beauté, l’art et l’imagination. Elle aimait en donnant la vie, elle créait avec un art consommé, elle se donnait complétement dans l’amour de ses créatures. Avec la puissance et la vision d’un véritable homme de science, elle créait enfin les constellations, les planètes et la nébuleuse.

Bien des années plus tard, après avoir quitté cette existence libre et m’être installé dans la vie de famille, je suis dans un petit appartement d’une ruelle étroite de Calcutta, au son de la machine à coudre de ma femme. Je pense si souvent à cette nuit merveilleuse, à la forêt mystérieuse au clair de lune, aux fleurs blanches sur les montagnes sombres au moment où la lune se couche à la fin de la nuit, à la senteur fraîche et humide des hautes herbes de kans. Combien de fois n’ai-je pas imaginé que j’étais à nouveau à cheval sur le chemin de Purnea.

Mon appréciation : 4,5/5

Date de parution : années 30. Éditions Zulma, traduit du bengali (Inde) par France Bhattacharya, 304 pages.

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