Toutes les Publications De Books'nJoy

La place du diamant, Mercè Rodoreda : domesticité & vertiges de la vie d’une femme au foyer dans l’Espagne franquiste

« J’ai poussé un cri infernal. Un cri que je devais porter en moi depuis des années […] et cette espèce de chose de rien du tout qui avait vécu si longtemps en moi, c’était ma jeunesse qui fuyait en poussant un cri que je ne savais pas interpréter… » Féminisme, répartition de la charge mentale au sein du foyer, domesticité et rapport complexe à la maternité, l’autrice catalane Mercè Rodoreda, dès 1962, dénonce dans ce texte réaliste et engagé d’une grande modernité les ravages psychiques d’une vie privée de liberté. Sous la forme d’un monologue intérieur, dont l’oralité favorise la proximité, La place du diamant nous fait pénétrer dans l’intimité d’une héroïne  modeste au destin sans éclat. Une plongée en apnée dans la psyché d’une femme du peuple confinée dans son rôle de femme au foyer. Un soir de bal dans le quartier barcelonais de Grácia, Natália est invitée à danser par un étranger. Alors qu’elle est déjà engagée, l’homme, sûr de lui, insiste et lui assène que d’ici un an il l’aura épousée. Dès leur rencontre, Quimet impose sa volonté et fait valoir ses droits de propriété. Un mariage et deux grossesses plus tard, Natália est coincée dans un quotidien étriqué. Son mari hypocondriaque et capricieux requiert autant d’attentions que ses enfants, dont le comportement calqué sur celui des parents s’inscrit dans la reproduction d’un schéma patriarcal immémorial. Ce mimétisme agaçant contribuant à renforcer le sentiment d’étouffement. Étrangère chez elle, mais surtout à elle-même, Natália, exténuée par la guerre civile ayant pour corollaire la pénurie et la misère, est assaillie de pensées suicidaires. Si les journées saturées par les taches domestiques, la privent de liberté, les nuits offrent un espace privilégié à son inconscient pour s’exprimer. Mais la frontière entre vie diurne et nocturne est poreuse. Dans la continuité de ces nuits agitées, ses mains, dans un spasme douloureux, empoignent un couteau pour l’instant d’après le relâcher, laissant après coup un arrière-goût nauséeux et le sentiment vertigineux d’être passée tout près de l’acte qui lui aurait permis de se libérer.


Mon évaluation : 3,5/5

Date de parution : 1962. Aux Éditions Gallimard, dans la collection L’Imaginaire, traduit de l’espagnol (catalan) par Bernard Lesfargues, 238 pages.


Idées de lecture…

la-maison-dans-l'impasse-maria-messina
booksnjoy-mrs-dalloway-virginia-woolf-classique
booksnjoy-graciees-kiran-millwood-hargrave-feminisme-sorciere

Partager

Shantaram, Gregory David Roberts : le roman-monde de l’Inde contemporaine, un récit autobiographique et une fresque épique {#BestSeller}

« Il y a un genre de chance qui consiste tout simplement à être au bon endroit au bon moment, […] et ça ne se produit vraiment que lorsqu’on débarrasse son cœur de toute ambition, de toute intention, de tout projet. Quand on s’abandonne complètement à l’instant doré du destin. » Récit autobiographie et fresque épique, Shantaram de Gregory David Roberts est une plongée pleine de fureur, de violence, d’amour et de vengeance dans l’Inde contemporaine à travers le destin d’un homme hors du commun. Après une descente aux enfers : divorce, perte de la garde de sa fille, addiction à l’héroïne l’ayant conduit au vol à main armée suivi d’une incarcération dans un quartier de haute sécurité, puis d’une évasion rocambolesque, Lin débarque avec son faux passeport néo-zélandais sur le tarmac de l’aéroport de Bombay. Tel un vortex, la cité l’aspire, outrepassant son statut de capitale du crime organisé, pour se révéler le refuge idéal d’étrangers en quête d’une nouvelle identité. Guidé par Prabaker, petit homme rond au sourire généreux, Lin est rebaptisé Shantaram : « homme de paix », et entame son chemin sinueux vers une rédemption qui ne cessera de lui glisser entre les doigts. Marionnette entre les mains de Madame Zhou – une maquerelle perverse, ou fils spirituel d’un seigneur de la mafia, il prendra des chemins de traverse. Sa vie devenant un roman-monde. Une quête de spiritualité vécue par un homme acharné à conquérir sa liberté, alors même que sa tête est mise à prix. Un homme tiraillé par la honte et la culpabilité. Ténébreux mais lumineux. Tour à tour médecin dans les bidonvilles, trafiquant de devises, d’armes, de drogue et faussaire, des fumeries d’opium aux champs de bataille afghans, le phénix saura se réinventer, « laissant la roue du destin entraîner sa vie entière avec elle ». Si Shantaram est le grand roman des choix, du hasard qui régit nos vies – à moins qu’elles ne soient le produit de la volonté de fanatiques ayant de l’argent et un plan, il est aussi celui du passé qui ne laisse aucun répit.

Il m’a fallu du temps et presque le tour du monde pour apprendre ce que je sais de l’amour et du destin, et des choix que nous faisons, mais le cœur de tout cela m’a été révélé en un instant, alors que j’étais enchaîné à un mur et torturé. Je me suis rendu compte, d’une certaine façon, à travers les hurlements de mon esprit, qu’en dépit de ma vulnérabilité, de mes blessures et de mes chaînes, j’étais libre : libre de haïr les hommes qui me torturaient, ou de leur pardonner. Ça n’a pas l’air d’être grand-chose, je sais. Mais quand la chaîne se tend et entaille la chair, quand c’est tout ce que vous avez, cette liberté est un univers entier de possibles. Et le choix que vous faites entre la haine et le pardon peut devenir l’histoire de votre vie.


Mon appréciation : 4/5

Date de parution : 2003. Grand format chez Flammarion, poche chez J’ai Lu, Trad. de l’anglais (Australie) par Pierre Guglielmina, 1 088 pages.


Idées de lecture…

booksnjoy-religion-tim-willocks-guerre-chevaliers
booksnjoy-gagner-la-guerre-jean-philippe-jaworski
booksnjoy-huitieme-vie-nino-haratiscwili-saga-familiale-georgie
booksnjoy-freres-lehman-stefano-massini
booksnjoy-de-la-foret-bibhouti-bhoushan-banerji-le-premier-roman-ecologique-inde

Partager

Croire aux fauves, Nastassja Martin : moitié femme moitié ours, une expérience animiste au cœur des montagnes du Kamtchatka

Publié sur

« En ce jour du 25 août 2015, l’événement n’est pas : un ours attaque une anthropologue française quelque part dans les montagnes du Kamtchatka. L’événement est : un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent. » Au cœur des glaciers de la péninsule volcanique de l’Extrême-Orient russe, Nastassja Martin se retrouve nez à nez avec un ours. La collision entraîne l’hybridation de l’identité de l’anthropologue, réfractaire au “concept d’identité univoque” modelée par la modernité, qui fusionne avec celle de la bête blessée par un coup de piolet qu’elle parvient à lui asséner pour se dégager. Jamais le terme attaque n’est employé, plutôt celui de rencontre, de confrontation avec l’altérité. Celle de l’animal qui voit dans les yeux de la femme qui le défit sa propre humanité et cherche à lui arracher. Après de multiples opérations de reconstruction faciale, l’autrice revient dans ce texte autobiographique éblouissant sur ce qu’elle conçoit comme une (re)naissance et un voyage à la lisière d’un temps immémorial où “l’indistinction régnait”. De cette étreinte, la jeune femme de 29 ans ressort enrichie et non diminuée, malgré son visage défiguré. « Il y a eu hybridation et pourtant je suis toujours moi. Quelque chose qui ressemble à moi, les traits du masque animiste en plus : je suis inside out. Moitié femme moitié ours. » Une miedka. Un mélange entre humanité et animalité. Un être sorti des replis du temps, de là où l’homme était encore en phase avec la part sensible du vivant. Et si les pas de Nastassja Martin l’avaient sciemment conduit là-bas, au cœur même du sujet autour duquel elle gravite depuis tant d’années ? Soit l’étude de la cosmologie animiste. Une croyance allant à rebours du sens impulsé par la civilisation, pour qui tout doit être signifiant, entraînant inéluctablement un appauvrissement dans notre manière d’interagir avec le vivant. Fascinant et troublant, le récit de cette métamorphose est une invitation à accueillir l’inattendu, en se tenant à l’écoute de ce qui seul peut s’appréhender par le canal de notre sensibilité, la rationalité mise de côté. Une invitation à renouer avec notre animalité, à croire aux fauves.

J’écris depuis des années autour des confins, de la marge, de la liminarité, de la zone frontière, de l’entre-deux-mondes ; à propos de cet endroit très spécial où il est possible de rencontrer une puissance autre, où l’on prend le risque de s’altérer, d’où il est difficile de revenir.

Je voudrais lui expliquer que je collecte depuis des années des récits sur les présences multiples qui peuvent habiter un même corps pour subvertir ce concept d’identité univoque, uniforme et unidimensionnel.

Je ne me ressemble plus, ma tête est un ballon griffé de cicatrices rouges et enflées, de points de suture. Je ne ressemble plus et pourtant je n’ai jamais été aussi proche de ma complexion animique ; elle s’est imprimée sur mon corps, sa texture reflète à la fois un passage et un retour.

Je veux devenir une ancre. Une ancre très lourde qui plonge jusque dans les profondeurs du temps d’avant le temps, le temps du mythe, de la matrice, de la genèse. Un temps proche de celui où les humains peignent la scène du puits à Lascaux. Un temps où moi et l’ours, mes mains dans ses poils et ses dents sur ma peau, c’est une initiation mutuelle ; une négociation au sujet du monde dans lequel nous allons vivre. Les bateaux flottent et je visualise cette ancre disparaître dans un espace qui me précède et qui me fonde. Je me dis que si j’y arrime mon embarcation, elle ne dérivera plus : elle ondulera sur la surface présente du présent.

Être moi aujourd’hui, c’est refuser le consensus, éviter le concordat sans toutefois recourir au hara-kiri.

Je dois trouver la position d’équilibre qui autorise la cohabitation d’éléments de monde divergents, déposés dans le fond de mon corps sans négociation. Tout a déjà eu lieu : mon corps est devenu un point de convergence. C’est cette vérité iconoclaste qu’il faut intégrer et digérer. Il me faut désamorcer l’animosité des fragments de mondes entre eux et à l’intérieur pour ne considérer ici que leur alchimie future. Et pour parachever cette opération de corps et d’esprit, il faut dès à présent refermer les frontières immunitaires, recoudre les ouvertures, les résorber, c’est-à-dire décider de clore. Il faut cicatriser. Clore, c’est accepter que tout ce qui a été déposé en moi en fait désormais partie, mais que dorénavant ont n’entre plus.


Mon évaluation : 4,5/5

Date de parution : 2019. Grand Format chez Verticales, 160 pages.


Idées de lecture…

booksnjoy-sauvage-jamey-bradbury-nature-writing
booksnjoy-encabanee-gabrielle-filteau-chiba-nature-writing-feminisme-canada
booksnjoy-la-ou-chantent-les-ecrevisses-dolia-owens
nirliit-juliane-leveille-trudel-grand-nord-canada-premier-roman
booksnjoy-Manuel de survie à l'usage des jeunes filles, Mick Kitson : rentrée littéraire 2018 - nature writing
booksnjoy-Croc-Blanc, Jack London : un chef d'œuvre intemporel
booksnjoy - Les huit montagnes, Paolo Cognetti : Premio Strega 2017 (#RL2017)
booksnjoy-Dans la forêt, Jean Hegland : un récit initiatique émouvant et poétique - dystopie - nature writing - gallmeister

Partager

{Poésie Indienne} : Le Jardinier d’amour, Rabindranath Tagore

Sonder le cœur de l’être aimé…avec la poésie lyrique et exaltée de Rabindranath Tagore (Prix Nobel de littérature 1913) ♥️



Votre regard anxieux est triste. Il cherche à connaître ma pensée.
La lune aussi veut pénétrer la mer.
Vous connaissez tout ma vie, je ne vous ai rien caché. Voilà pourquoi vous ignorez tout de moi.
Si ma vie était une gemme, je la briserais en cent morceaux, et de ces parcelles, je vous ferais un collier que je mettrais à votre cou.
Si ma vie n’était qu’une fleur, douce et menue, je la cueillerais de sa tige pour la poser dans vos cheveux.
Mais elle est un cœur, mon aimée. Où sont ses limites ?
Vous ne connaissez pas les bornes de ce royaume et cependant vous en êtes la reine.
Si mon cœur n’était que plaisir, vous le verriez fleurir en un sourire heureux et vous le pénétreriez en un instant.
S’il n’était que souffrance, il fondrait en larmes limpides, reflétant sans un mot son secret.
Mais il est amour, ma bien-aimée.
Son plaisir et sa peine sont illimités, sa vie, sa misère et sa richesse sont éternelles.
Il est aussi près que votre vie même, mais jamais vous ne le connaîtrez tout entier.


PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE 1913

Date de parution : 1935. Collection Poésie Gallimard, Trad. de l’anglais (Inde) par Henriette Mirabaud-Thorens et Mme Sturge Moore, 216 pages.

Partager

{Sélection spéciale} : #PavésLittéraires

Publié sur

En jetant un œil sur les romans qui m’ont le plus marquée, je constate qu’une majorité de pavés : épopées, sagas familiales, romans-fleuves de plusieurs centaines de pages figurent dans mon panthéon littéraire. Souffle romanesque, construction complexe, aventure au long cours et immersion longue durée dans les destinées de personnages à qui l’on s’attache et quitte à regret…les arguments en faveur des pavés sont nombreux.


Pour piocher quelques idées de lecture, je vous ai glissé une liste non exhaustive de pavés que j’ai aimés et l’incipit prometteur de ma lecture en cours : Shantaram de Gregory David Roberts, qui a de grandes chances de rejoindre la short list.

🇺🇸 À l’Est d’Eden de John Steinbeck
🖼 Le Chardonneret de Donna Tartt
🍫 La huitième vie de Nino Haratischwili
❤️️ Aurélien d’Aragon
🌾 Lilas rouge de Reinhard Kaiser-Mühlecker
🐊 Le Prince des marées de Pat Conroy
⚔️ Les trois mousquetaires d’Alexandre Dumas
🎻 Confiteor de Jaume Cabré
🕯 Le Nom de la rose d’Umberto Eco
💣 La fabrique des salauds de Chris Kraus
🏦 Les frères Lehman de Stefano Massini
🩸 Gagner la guerre de Jean-Philippe Jaworski



⋆ ☾ • Shantaram •𓃰⋆

« Il m’a fallu du temps et presque le tour du monde pour apprendre ce que je sais de l’amour et du destin, et des choix que nous faisons, mais le cœur de tout cela m’a été révélé en un instant, alors que j’étais enchaîné à un mur et torturé. Je me suis rendu compte, d’une certaine façon, à travers les hurlements de mon esprit, qu’en dépit de ma vulnérabilité, de mes blessures et de mes chaînes, j’étais libre : libre de haïr les hommes qui me torturaient, ou de leur pardonner. Ça n’a pas l’air d’être grand-chose, je sais. Mais quand la chaîne se tend et entaille la chair, quand c’est tout ce que vous avez, cette liberté est un univers entier de possibles. Et le choix que vous faites entre la haine et le pardon peut devenir l’histoire de votre vie. »

***

Et vous, préférez-vous les lectures brèves ou s’étirant sur le temps ?

Partager

De la forêt, Bibhouti Bhoushan Banerji : le premier grand roman écologique

« Effrayées par la foule, les déesses sylvestres s’enfuiraient et, avec l’arrivée des hommes, l’enchantement de la forêt disparaîtrait, toute beauté perdue. » Loin de l’effervescence de Calcutta, immergé dans la solitude boisée de la jungle de Labatuliya au pied de la montagne de Mahalikharup, un jeune bengali fait l’expérience d’un retour à l’état de nature. Fraîchement diplômé, mais faute de débouchées, Satyacharan est embauché par une famille aisée en tant que régisseur forestier. Envoyé aux confins du Bihar dans le Nord Est de l’Inde, il est chargé de distribuer des terres à des métayers en vue de les cultiver. Alors que les années passent, que le charme enchanteur de cette immensité végétale immaculée l’envoûte – lui procurant un sentiment grisant d’indépendance et de liberté – et que son œil gagne en acuité au contact des habitants originaux et attachants de la forêt, le citadin frileux se dépouille des oripeaux de la civilisation et se plaît à évoluer en marge de la société. La vie au sein de cette végétation luxuriante l’amenant à questionner la notion de progrès, consistant à défricher la forêt à des fins de rentabilité. Considéré comme le premier grand roman écologique, De la forêt est un manifeste de paix. La solidarité, préservée par la précarité rurale, s’étiole dans les villes indiennes surpeuplées – jetant sur la pauvreté une lumière criarde, ou dans les bidonvilles que sont condamnées à devenir les terres défrichées que le jeune homme contribue à distribuer. Sa mission le plaçant dans la position insoutenable d’artisan de la destruction d’un écosystème préservé. Cette prise de conscience se fera, pas à pas, au contact de l’usurier millionnaire Dhaotal Sahu, du descendant d’une ancienne lignée royale, de Raju Panré, un poète philosophe passant ses journées à célébrer le culte des divinités ou encore d’un jardinier « adorateur de la beauté », consacrant sa vie à planter de nouvelles boutures sur les collines vallonnées. Bibhouti Bhoushan Banerji – ayant lui-même fui Calcutta après le décès de son épouse – signe un récit autobiographique savoureux, conçu comme un voyage initiatique et la chronique poétique d’un éveil écologique.


Journal de bord écologique & récit initiatique

J’avais du mal à me faire à cet endroit. J’arrivais tout juste du Bengale, j’avais toujours vécu à Calcutta, et cette solitude boisée pesait comme une pierre sur ma poitrine.

Rédigé à la manière d’un journal de bord découpé en courts chapitres, De la forêt est avant tout un récit autobiographique. L’histoire personnelle de Bibhouti Bhoushan Banerji l’a conduit a tout quitter pour expérimenter cet état en retrait du monde, où le temps est suspendu. À travers les yeux de son héros, l’écrivain bengali – connu pour son chef-d’œuvre La complainte du sentier adapté au cinéma – parvient à nous immerger dans une nature luxuriante, immuable, à nous communiquer la fascination qu’il a dû éprouver face à celle-ci. À son contact, son cœur s’élargit, son esprit atteint une forme de quiétude, tout son être se coule dans une torpeur douce, loin du tumulte des villes surpeuplées dans lesquelles il a été élevé. Avant d’atteindre cet état de sérénité, Satyacharan fait l’apprentissage de la liberté.

Du vertige de la solitude au grisant sentiment de liberté

Plus les jours passaient, plus je tombais sous le charme et la fascination de la forêt. Je serais incapable de décrire cette solitude, ou la forêt de tamaris sauvages rougie par le soleil couchant. J’avais de plus en plus l’impression que je ne pourrais plus retourner au tumulte de Calcutta en laissant derrière moi cette liberté, cette indépendance, le parfum frais de la terre brûlée de soleil et cette immense forêt qui s’étendait jusqu’à l’horizon.

Jeune citadin, Satyacharan n’a aucune idée des six années qui l’attendent aux confins du Bihar. Le processus qui le conduira à se délester peu à peu de sa peur de la solitude et à apprivoiser les étendues infinies de la forêt prendra du temps. Chaque micro-événement, chaque rencontre avec les habitants peuplant la forêt, contribueront à éduquer son œil. À développer sa sensibilité et à aiguiser ses sens. Les peurs bloquantes éprouvées au début de son voyage reposent essentiellement sur un système fait d’habitudes, non sur la perception rationnelle d’un danger imminent contre lequel il faudrait se protéger. D’où le rôle clé du temps.

Pour être honnête, c’est en venant ici que j’ai appris ce que la vie avait à m’enseigner, appris à réfléchir et à méditer sur les choses. Les idées innombrables qui prennent forme, des souvenirs du passé qui reviennent en mémoire – jamais auparavant je n’avais savouré ainsi les joies de mon propre esprit. Avec le temps, cette joie se transforma en une ivresse qui m’envahit le cœur, malgré les mille et une questions auxquelles je devais faire face.

Quel bien-être de s’en aller contre le courant du temps en traversant les centaines de siècles du passé, tel le flot lent de la Yamuna !

Un peu sous l’influence de Jaypal et un peu sous celle de cette nature parfaitement libre, j’étais peu à peu devenu une personne aussi détachée, indifférente et dépourvue de désir que lui. Mes yeux s’ouvraient sur ce que je n’avais jamais vu, et des idées auxquelles je n’avais jamais pensé bourgeonnaient dans mon esprit. J’en étais arrivé à aimer tellement ces grands espaces et ces forêts profondes qu’un voyage de travail à Purnea ou à Monghyr, même pour une seule journée, m’était devenu insupportable et remplissait mon cœur d’angoisse. Je n’avais plus qu’une idée en tête – retourner à ma jungle, me replonger dans sa solitude, dans son merveilleux clair de lune, son coucher de soleil, ses immenses nuages d’orages printaniers et ses nuit d’été remplies d’étoiles.

Tout en chevauchant au clair de lune, je me disais que c’était là une autre vie qui devait tenter ceux qui n’aiment pas rester enfermés entre quatre murs, que la vie de famille n’attire pas et qui ont des fourmis dans les jambes : en un mot, des gens hors du commun. Au début, quand j’arrivai de Calcutta, la terrible solitude et cette vie sauvage m’étaient intolérables ; par la suite, elles me semblèrent préférables à toute autre. La nature rude et barbare m’a initié au mantra de la liberté et de l’indépendance ; serais-je à nouveau capable de me laisser enfermer, comme un oiseau sur son perchoir, dans la cage de la ville ? Je chevauchais librement, rapide comme le vent, sous le ciel éclairé la lune de la forêt de sal et de flamboyants et les rochers de ce espace désert. Je n’aurais voulu échanger cette joie contre aucune richesse de ce monde.

La civilisation : synonyme de destruction

La tension – si tension il y a – réside dans le dilemme qui se pose au héros. D’un côté, chargé de distribuer des terres aux fermiers, ce dernier participe activement à la déforestation d’espaces où la main de l’homme ne s’était encore jamais posée. De l’autre, il est envouté par la beauté sauvage de cette nature intacte et se perd dans la contemplation de l’éclat laiteux de la lune sur les montages escarpées, se détachant sur le bleu profond des nuits étoilées au cœur de la jungle. Satyacharan peut rester des heures immobile, en silence, à observer les jeux de lumières, « l’immensité verte ondoyant sous le vent chargé d’humidité de la mousson », la course d’une antilope nilgai près de l’étang de Sarasvati.

Il y a des chemins dans ce monde que peu de gens empruntent, des chemins où le flot de vies étonnantes se croisent et s’écoulent dans le lit caillouteux de rivières inconnues. Ces chemins, je les ai parcourus, et aujourd’hui encore je ne peux oublier cette rencontre.

Mais ces souvenirs ne sont pas joyeux, ils sont douloureux. C’est de mes mains que cette nature sauvage et libre a été détruite, et je sais que les divinités de la forêt ne me le pardonneront jamais. On dit que le poids du péché est plus léger si le pécheur le confesse.

Tel est l’objet de ce récit.

Progrès, précarité & solidarité

De la forêt est un texte engagé qui met le doigt sur la corrélation entre progrès et effilochement du lien social. Malgré le découpage de la société en castes hermétiquement cloisonnées, la précarité des paysans favorise les élans de solidarité. Mouvement que la vie civilisée, par le biais de la propriété privée, de la vie dans des habitations séparées – les huttes en pailles faites « d’un tressage d’herbes de kans et de feuilles de tamaris sauvages séchées » étant à terme remplacées par « des petites maisons de plain-pied ou à un étage, laides, mal construites, entassées les unes à côté des autres, des bidonvilles serrés, des buissons de ronces au milieu des ordures, des tas de bouse près des étables des vaches et des buffles » – a participé à fragiliser.

Panthéisme & Spiritualité

En se faisant le fossoyeur d’un écosystème préservé avant son arrivée, l’homme se coupe de lui-même. Il perd le lien qui relie à son humanité et au reste du vivant. L’auteur bengali Bibhouti Bhoushan Banerji dépeint une nature exigeante et intransigeante requérant une immersion complète pour s’offrir pleinement.

Le don que fait la nature à ceux qui l’aiment n’est pas de peu de valeur, mais elle ne fait ce don qu’à celui qui l’a servie longtemps. C’est une maîtresse au tempérament jaloux ! Si l’on veut la nature il faut vivre uniquement en son sein ; un simple coup d’œil ailleurs, et telle une jeune fille blessée, elle ne se découvrira plus. Mais immerge-toi en elle, oubliant toute autre chose, et avec générosité elle déversera sur toi joie, beauté et une paix merveilleuse – jusqu’à en perdre la raison. L’enchanteresse reine nature, jour et nuit, te charmera de mille façons ; elle fera naître en toi une autre vision, élargira ton esprit et t’emmènera à la lisière de l’immortalité.

La spiritualité est au cœur de ce texte écologique et philosophique. Au principe de transcendance : l’idée selon laquelle un Dieu unique se positionnerait en surplomb, Bibhouti Bhoushan Banerji oppose le principe d’immanence : la nature est un tout, Dieu partout. En cela, il réévalue la place qu’occupe l’homme dans la chaîne du vivant et réajuste notre périmètre d’action, nous invitant à faire preuve d’humilité et de respect.

Cette divinité dont je rêvais la présence n’était pas que le juge, le maître du bien et du mal, l’omniscient et le clairvoyant l’indestructible et l’immuable, etc. Elle n’était pas cachée sous les habits d’une obscure philosophie. Souvent, en regardant le crépuscule avec ses nuages pourpres tombant sur les plaines de Narha-baihar ou d’Ajmabad, ou bien en contemplant le clair de lune illuminant cette étendue inhabitée allant jusqu’à l’infini, je me disais qu’elle était l’amour et le romanesque, la poésie et la beauté, l’art et l’imagination. Elle aimait en donnant la vie, elle créait avec un art consommé, elle se donnait complétement dans l’amour de ses créatures. Avec la puissance et la vision d’un véritable homme de science, elle créait enfin les constellations, les planètes et la nébuleuse.

Bien des années plus tard, après avoir quitté cette existence libre et m’être installé dans la vie de famille, je suis dans un petit appartement d’une ruelle étroite de Calcutta, au son de la machine à coudre de ma femme. Je pense si souvent à cette nuit merveilleuse, à la forêt mystérieuse au clair de lune, aux fleurs blanches sur les montagnes sombres au moment où la lune se couche à la fin de la nuit, à la senteur fraîche et humide des hautes herbes de kans. Combien de fois n’ai-je pas imaginé que j’étais à nouveau à cheval sur le chemin de Purnea.


Mon évaluation : 4,5/5

Date de parution : années 30. Éditions Zulma, traduit du bengali (Inde) par France Bhattacharya, 304 pages.

Partager

La Mort du roi Tsongor, Laurent Gaudé : la violence des hommes, un conte épique & une tragédie antique en Afrique

Publié sur

« Tu ne trouveras ce que tu cherches, que lorsque tu seras toi-même un Tsongor. Que lorsque tu auras honte de toi. » Puisqu’ « il n’y a pas de gloire à mener les siens au trépas ». En ce jour des présents dans la majestueuse cité de Massaba, alors que les préparatifs se multiplient en vue de la cérémonie nuptiale qui liera Samilia, la fille du roi Tsongor, avec Kouarem, le prince des terres de sel, l’intendant du roi lui glisse à l’oreille que le moment est venu. Katabolonga, issu du clan des rampants, « le dernier ennemi du dernier pays » à avoir été asservi, « l’ombre de ses remords », doit le tuer. Outre ce pacte de sang, un autre serment plongera le royaume dans un conflit sans précédent. Le retour de Sango Kerim, à qui Samilia avait juré fidélité enfant, compromet l’union entre deux clans puissants. Face à ce dilemme, le roi Tsongor suspend son jugement et Samilia se tait, consciente du peu de libre arbitre qui lui est octroyé. La mort prématurée du patriarche scelle leur destin. Les deux prétendants revendiquent « leur dû ». Soumise aux choix des hommes, Samilia est déchirée entre sa fidélité à une promesse « surgissant soudain avec l’autorité du passé » et son désir pour l’homme qu’elle aurait dû épouser. Quant à Souba, le plus jeune fils du roi, il entame une lente chevauchée et vit exilé, chargé de construire sept tombeaux, à l’image des sept visages de l’homme que son père a été. Telles des marionnettes, dont le roi despotique aurait agencé les fils avant de se retirer, laissant les figurines s’entretuer, les personnages de La Mort du roi Tsongor possèdent l’étoffe des héros d’une tragédie antique. Rivalités, désir de possession, hubris, conquête du pouvoir, goût pour la guerre, les passions des hommes sont la matière privilégiée des écrits de Laurent Gaudé qui, encore une fois, en sa qualité de conteur-né, excelle à les sublimer dans un conte épique. Une histoire de vengeance et d’amours impossibles portée par des héros accablés par la fatalité. Envoûtant.

Et il sut que le siège de Massaba était une folie. Au fil des jours, des mois, des années qui viendraient, il ne connaîtrait plus que le rythme alterné des victoires et des deuils. Et chaque victoire, même, aurait un goût profond de blessure car elle serait obtenue sur des hommes et sur une ville qu’il aimait.


Mon évaluation : 4/5

Date de parution : 2002. Grand Format aux Éditions Actes Sud, poche dans la collection Babel, 208 pages.


Idées de lecture…

booksnjoy - le soleil des scorta - laurent gaude
booksnjoy-salina-les-trois-exils-laurent-gaude
booksnjoy-fils-de-homme-jean-baptiste-del-amo-rentree-litteraire-2021
la-porte-du-voyage-dans-retour-david-diop-rentree-litteraire

Partager

Les aventures de China Iron, Gabriela Cabezón Cámara : un western féministe queer subversif et déjanté

« Pour pouvoir partir, il faut devenir autre. […] Je devenais autre et laissais les miens derrière moi. » Western feministe queer subversif, hymne à la liberté, Les aventures de China Iron est une bouffée d’air frais. Une fenêtre vers un mode de vie alternatif avec à cœur le respect de l’altérité. La sexualité est fluide, les identités non genrées. Partis pris d’autant plus signifiants que le roman s’inscrit dans un univers romanesque masculin codifié. Cette épopée romanesque déjantée raconte l’histoire d’une orpheline maltraitée, épouse gagnée au jeu par un gaucho et mère de deux enfants avant ses quatorze ans, qui va reconquérir sa liberté. S’affranchir de la place que sa position sociale et son sexe lui ont imposée. Sans véhémence, ni affrontement. Grâce à l’amour de Liz, une femme rousse issue d’une lignée de fermiers écossais partie faire fortune dans la pampa argentine, qui la guidera dans sa quête d’identité. « L’amour nous renforçait face à la perception de notre propre précarité, on se désirait dans nos fragilités. » Cette renaissance passe par un voyage des sens. Un éveil à la sensualité. Texte engagé doublé de considérations philosophiques sur le sens – dans toute son acception : direction et signification, que l’on souhaite donner à sa vie, Les aventures de China Iron est un roman d’apprentissage qui invite à s’ancrer davantage dans le présent, à prendre du plaisir sans se laisser gagner par la nostalgie du passé, ou être dans l’expectative de ce qui pourrait arriver. « C’est peut-être là, dans l’expérience de la finitude du temps, que résident l’éclat et le relief de chaque instant. » En toile de fond, l’Amérique des colons, la victoire de l’homme blanc, la spoliation des peuples autochtones : ces « sauvages » hermétiques au progrès. Ou comment s’écrit l’Histoire à travers les rapports de domination. Gabriela Cabezón Cámara s’affranchit des codes en décalant la focale et par ce léger glissement s’opère une révolution : la redéfinition du modèle de la famille. « Du récit de Liz et des soins que j’avais pour chacune de nos possessions émergeait un lieu. Le nôtre. »


Comment faire pour éviter que la traduction de ce texte ne le réduise à un moment précis de l’histoire argentine, sa colonisation, alors même qu’il nous parle de nous et de notre contemporain, qu’il dessine de nouveaux horizons désirables et propose de nouvelles façons de vivre ensemble, faites d’hybridations des identités et de rupture avec toutes les formes d’exploitation et de domination.

AVERTISSEMENT AUX LECTEUR.RICE.S

Difficile de savoir si l’on se souvient de ce qu’on a vécu ou du récit qu’on a fait, refait et poli comme une gemme au fil des années, je veux dire ce qui resplendit mais est aussi mort qu’une pierre morte.

Ce n’est qu’alors que j’ai senti le coup. Les coups dus à la douleur d’une vie à la merci des éléments, avant d’être abritée par de tels tissus. Ç’a été comme un amour fou pour mes vêtements, pour mon chien, pour mon amie, un amour que je vivais avec autant de bonheur que de peur, la peur qu’ils se cassent, de les perdre ; un amour comme une expansion, qui me faisait rire jusqu’à en perdre haleine et me serrait également le cœur et devenait une sollicitude extrême envers ce chiot et cette femme et ces vêtements, l’amour de qui veille avec un fusil. Un amour aussi heureux que malheureux et ça, c’était davantage que tout ce que j’avais pu sentir jusqu’alors.

Du récit de Liz et des soins que j’avais pour chacune de nos possessions émergeait un lieu. Le nôtre, cette charrette qui avançait sans pentes ni montées, cette plaine vide qui commençait à devenir aussi plate qu’elle paraît l’être aux yeux de ceux qui ont vu montagnes et collines.

[…] la terre était comme baignée de cuivre et une coquille grandissait autour de nous, qui nous tenait tous les trois au chaud, grâce aux mots de Liz, à la langue rose d’Estreya et à mon ravissement d’être là, tranquille comme un animal repu au soleil.

Toute ma vie jusqu’alors avait été pareille à une absence.

J’ai pensé aux miens, à mes petits, mais à peine ; à cette époque, je ne pouvais pas m’arrêter , ni pleurer, ni permettre que quoi que ce soit me ramène à cette vie dans la cahute : j’étais en train de devenir moi-même.

[…] j’avais pleinement conscience que tout voyage a une fin ; c’est peut-être là, dans l’éclat et le relief de chaque instant que l’on vit […] aujourd’hui je crois possible qu’il en soit toujours ainsi, que l’on sente le monde en relation avec les autres, à travers le lien avec les autres. Je me sentais vivante et féroce […].

[…] l’amour nous renforçait face à la perception de notre propre précarité, on se désirait dans nos fragilités […]


Mon évaluation 3,5/5

Date de parution : 2017. Poche chez 1018, traduit de l’espagnol (Argentine) par Guillaume Contré, 216 pages.


Idées de lecture…

booksnjoy-au-nord-du-monde-marcel-theroux-western-dystopie
booksnjoy-Des nouvelles du monde, Paulette Jiles - roman de l'été - western
booksnjoy-lonesome-dove-larry-mcmurtry-western-livre-ete
booksnjoy-sauvage-jamey-bradbury-nature-writing
booksnjoy-encabanee-gabrielle-filteau-chiba-nature-writing-feminisme-canada
booksnjoy-les-cavaliers-des-canyons-zane-grey-western
booksnjoy-au-loin-hernan-diaz-western-ouest americain
booksnjoy-les-pionniers-ernest-haycox-western
booksnjoy-des-jours-sans-fin-sebastian-barry-western
booksnjoy-la-ou-chantent-les-ecrevisses-dolia-owens

Partager

Les Boucanières, Edith Wharton : cinq célibataires américaines à la conquête de l’Angleterre ou la chasse aux lords anglais par-delà les mers {#Classique}

Publié sur

« Il avait souhaité pour femme une toute jeune fille dont le pied (grâce aux soins vigilants du mari) s’adapterait en grandissant au port de la pantoufle de verre. » Fine observatrice des mutations de la haute bourgeoisie de la fin du 19e, Edith Wharton – première femme à recevoir le prix Pulitzer pour Le Temps de l’innocence – puisa dans son échec marital la matière d’une œuvre romanesque exposant sans fard des héroïnes dont la vulnérabilité n’a d’égale que leur habileté à manœuvrer dans un monde d’hommes codifié. Des romans de mœurs impitoyables, dont le dernier resté inachevé – Les Boucanières, est une chronique mondaine pétillante et désillusionnée retraçant le destin de cinq riches américaines célibataires lancées dans une chasse aux lords anglais par delà les mers. De Saratoga à Londres, en passant par New York – « pépinière de jeunes beautés » – jusqu’aux manoirs croulants de Cornouailles, les jeunes intrigantes à l’esprit affûté, s’apprêtent, jupons retroussés et dents aiguisées, à dépoussiérer la bonne société corsetée, éclipsant les autres prétendantes par leur vitalité. D’une plume acide et savoureuse, l’autrice américaine à l’instar de Jane Austen, son homologue anglaise, peint avec une finesse similaire l’éclosion d’une conscience féminine et la fin d’une ère, tout en s’affranchissant des épilogues optimistes de cette dernière. Si le mariage chez Jane Austen est l’aboutissement naturel d’une chasse au mari où tous les coups son permis, Wharton lève le voile sur l’après. Que reste-t-il de l’état d’excitation fébrile précédant la vie à deux lorsque le mariage est consommé et que le quotidien s’est installé atténuant l’effet de nouveauté ? À travers les illusions perdues de la duchesse de Tintagel prisonnière retenue dans une cage dorée après avoir épousé un des pairs d’Angleterre les plus convoités, Edith Wharton signe un anti-conte de fées d’une grande modernité, où le couple se révèle un facteur de dilution de l’identité. L’être social éclipsant l’être intime. L’émancipation féminine est résolument son sujet et si, depuis ses écrits, certains verrous ont sauté, les artifices utilisés pour convoler ont quant à eux seulement évolué.

Boucanier, déf. : pirate écumant, au xviiesiècle, les mers de l’Amérique et des Antilles

Mais jamais aucune invasion n’avait égalé celle-ci, cette… Il se rappelait avoir lu un article décrivant : « l’invasion de l’Angleterre par les femmes d’Amérique et ceux qui tiraient les ficelles, les taciturnes hommes américains. »


Mon évaluation : 4,5/5

Date de parution : 1938. Poche aux Éditions Points, collection Signatures, traduit de l’anglais (États-Unis) par Gabrielle Rolin, 528 pages.


Idées de lecture…

booksnjoy-chez-les-heureux-du-monde-edith-wharton-classique
booksnjoy-ethan-frome-edith-wharton
booksnjoy-miss-mackenzie-anthony-trollope-classique-anglais
booksnjoy-les-forestiers-thomas-hardy
booknsjoy-persuasion-jane-austen-classique-anglais
booksnjoy-le-fil-du-rasoir-william-somerset-maugham

Partager

Job, roman d’un homme simple, Joseph Roth : une lumière d’espoir dans le noir

« La souffrance le rendra sage, la laideur le rendra bon, l’amertume le rendra doux et la maladie le rendra fort. » Dans une province reculée du Yiddishland russe, le petit village de Zuchnow abrite une famille juive ashkénaze ployant sous les épreuves. La première de ces plaies est la naissance d’un enfant différent, Menuchim, le dernier-né du maître d’école Mendel Singer : un homme juste, pieux, « qui craignait Dieu et n’avait rien d’exceptionnel, un juif tout à fait ordinaire ». À l’infirmité de Menuchim, s’ajoutent le besoin de reconnaissance de l’aîné qui s’engage dans l’armée, le désir d’évasion du cadet et les appétits sensuels de la flamboyante Mirjam. Face au déshonneur que la liaison de la jeune fille avec un cosaque fait peser sur la famille, Mendel Singer prend la décision d’émigrer aux États-Unis. Terre d’accueil et de miracles où la famille pourra se réinventer. À l’orée de la Première Guerre mondiale, à quoi succédera la révolution bolchevique, la traversée offre à la famille Mendel une ultime porte de sortie. Mais la condition de cette expatriation est sans équivoque, Menuchim est condamné par sa maladie à rester en Russie. Écrasée par le poids de la culpabilité, Deborah sait qu’en abandonnant son fils à des étrangers elle rompt l’engagement contracté avec le rabbin de Kluczysk. Pris dans la tourmente et démunis face à la douleur des siens, la pauvreté, la guerre, la folie, la perte de ses repères en terre étrangère, Mendel Singer fait l’expérience d’une crise spirituelle sans précédent, que seul le souvenir de son fils oublié au pays rattache à la vie. Sa foi est ébranlée, son Dieu, témoin passif des épreuves endurées, l’a abandonné. Mendel avance dans la nuit jusqu’au jour où le miracle se produit et l’impensable survient. Avec ce style précis, simple et puissant des grands romanciers juifs-allemands, Joseph Roth propose une variation du mythe biblique de Job : comment la foi résiste-t-elle à la souffrance des homme ? Une cohabitation complexe magnifiquement incarnée dans cette parabole lumineuse gorgée d’espoir et d’humanité.


Mon évaluation : 4/5

Date de parution : 1930. Éditions Points, collection Grands romans, traduit de l’allemand par Stéphane Pesnel, 288 pages.

Partager